On aurait tort de réduire la question du conspirationnisme à quelques individus farfelus et surexcités, ou d’expliquer le phénomène dans des termes psychopathologiques liés à la paranoïa. Aujourd’hui, on sait que ces théories sont répandues dans tout type de milieu social et chez des personnes très différentes : « l’adhésion à ce type d’explication ne résulte pas d’une rationalité pathologique, mais plutôt d’une série de raisonnements relativement ordinaires, opérés sur la base des données disponibles et du contexte social. » Il faut donc se pencher sur les conditions structurelles de l’adhésion à ces théories.
Les socio-psychologues qui s’intéressent à la question soulignent que le point commun entre les promoteur·rices des théories conspirationnistes est le sentiment d’impuissance, de vulnérabilité, d’exposition à une menace plus ou moins clairement identifiée, ou encore la sensation de perte de contrôle d’une situation. C’est, en d’autres termes, un ou des besoins psychologiques (sécurité, sûreté, contrôle) qui ne sont pas satisfaits par le contexte. Les personnes qui adhèrent à des récits conspirationnistes y trouvent une « grille interprétative du monde qui confère un sens à leur situation et désigne une cause unique aux injustices dont ils pensent – à tort ou à raison – être victimes. » Ainsi, les recherches montrent que les théories du complot ont tendance à se développer dans des moments de crise dans la société – face à des attaques terroristes, des changements sociaux ou politiques accélérés… ou à une crise sanitaire. En effet, ces formes d’interprétation du monde offrent des réponses, bien que simplistes et souvent fallacieuses, à de véritables problèmes de société, en donnant l’illusion de pouvoir agir pour parer au danger.
De plus, elles aident à donner du sens, à expliquer un monde de plus en plus complexe, chaotique et incertain : les « récits conspirationnistes consistent toujours en une simplification à outrance des logiques régissant le fonctionnement de nos sociétés et l’enchaînement des faits historiques », offrant une sorte de réponse manichéenne et mono-causale à ce qui nous affecte négativement. Comme le souligne le philosophe des sciences Philippe Huneman : « On préfère volontiers croire quelque chose qui a du sens, quitte à ce que ce soit faux. Un monde binaire, avec des gentils et des méchants, c’est reposant cognitivement. On a besoin de mettre un agent intentionnel derrière ce qui nous arrive de désagréable. » En un sens également, « les théories du complot [rempliraient] des fonctions similaires à celles de la religion, en fournissant à la fois une explication du fonctionnement du monde et un sentiment d’identité personnelle et de finalité. » Elles permettent d’expliquer ce qu’on ne voit pas, qu’on ne comprend pas, mais qu’on perçoit comme menaçant. Ainsi la technologie numérique, cette boîte noire omniprésente qui implique un contrôle diffus de la société et au service des puissants est donc, sans surprise, un élément de cristallisation des théories conspirationnistes.
En outre, les thèses complotistes sont souvent mobilisées en opposition aux discours politiques, perçus comme majoritaires, et à « l’élite » qui influence ces discours. En cela, elles témoignent d’un déficit de confiance chronique vis-à-vis des responsables politiques, des médias, des acteur·rices économiques puissant·es, etc. La perte de crédibilité de la démocratie représentative ou la « langue de bois » des représentant·es politiques sont des ferments actifs pour les théories conspirationnistes. Il en va de même pour l’opacité ou le caractère impopulaire – réels - de choix économiques, technologiques, politiques, qui sont invoqués pour justifier l’existence de complot. Par exemple, les grands laboratoires pharmaceutiques n’ont eu aucun scrupule à chercher comment tirer profit d’une crise sanitaire comme celle du Covid, même si les intentions et les moyens d’action que les conspirationnistes leur prêtent (implanter des micro-puces dans le vaccin et rendre celui-ci obligatoire, par exemple) sont absurdes. D’ailleurs, l’enrichissement des grandes entreprises en temps de covid et le manque de rigueur dans l’attribution des aides publiques est un terrain fertile pour les logiques complotistes. D’une certaine manière, ces théories canalisent plusieurs formes de mécontentement et de critiques (qui peuvent être légitimes), alors que la logique qui les sous-tend est incohérente et que la cible n’est pas toujours la bonne. La crise de légitimité des institutions et du fonctionnement de la société est donc tout autant une cause qu’une conséquence du fleurissement des théories du complot.
Ces théories fonctionnent également par l’exploitation d’un « large éventail de biais cognitifs humains ». On retrouve d’abord, le « biais de proportionnalité », qui incite à voir une intention derrière chaque événement qui paraît trop important pour être le fruit du hasard. Comme le rappelle cet article de Wikimonde, il est associé à ce qu’on appelle le biais d’intentionnalité, ou encore détection d’agentivité : c’est la « tendance à voir l’intentionnalité d’une chose là où il n’en existe pas systématiquement » (le fameux « comme par hasard ! » des complotistes – alors que oui, effectivement, c’est parfois un hasard). Cette association de biais implique une distorsion de raisonnement, par exemple en cherchant « à qui profite le crime » : il s’agit d’imputer la responsabilité d’un événement à celui ou celle qui apparaît immédiatement comme ayant un intérêt à cela, alors que ledit événement peut aussi bien être fortuit ou résultat d’une combinaison de différents facteurs. La perception de configuration illusoire, par ailleurs, implique que « globalement, l’être humain a tendance à assimiler les informations en percevant un lien de causalité et des relations entre des stimuli indépendants ». C’est le fait de considérer qu’il y a forcément un lien entre deux choses qui arrivent en même temps – alors qu’il ne sont pas forcément et automatique reliés. Un effet psychologique majeur est également le sentiment de supériorité qu’il provoque chez ses promoteur·rices : le fait d’avoir « compris ce qu’il se passe réellement » procure une sensation d’être « rebel·le » face à un ordre social qui aurait manipulé et endormi les autres, et donc d’être moralement supérieur·e. Les différents biais cognitifs qu’elles exploitent donnent un certain pouvoir de persuasion (l’adhésion par l’affect) aux théories conspirationnistes, sans que la conviction (l’adhésion par la preuve) n’entre en jeu.
Enfin, il faut rappeler que l’incroyable capacité technologique actuelle permet de modifier les contenus de telle façon que tout peut paraître vrai ou vraisemblable. Cette expérimentation avec un faux document officiel, maquillé à l’aide d’un logiciel de retouche photo et relatif à un supposé reconfinement prévu pour mars 2021, montre à quel point il est facile de créer des faux et de les faire circuler. Avec les deepfakes, ces contenus vidéos « créés avec la technologie d’apprentissage profond (deep learning), qui applique la simulation de réseaux neuronaux à des ensembles de données massives », on peut monter de fausses vidéos de toute pièce. Ainsi, ce qui apparaît comme une preuve peut être entièrement créée. La vérification des faits (fact check) n’en est rendue que plus difficile. De fait s’instille alors la sensation qu’on « ne peut plus croire en rien ni personne », une sorte de fatalisme qui fait s’effondrer les exigences de rigueur et de vérité dans un monde où on a la sensation que tout contrôle sur l’information nous échappe.
Les théories conspirationnistes et les individus qui y adhèrent ne sont pas une masse uniforme. Au contraire, il existe différents profils de personnes et différents types de théories, allant de croyances très ponctuelles jusqu’à la réécriture du récit du monde la plus totale. Néanmoins, ces personnes ont en commun le fait qu’adhérer à une théorie du complot les rend susceptibles d’adhérer à d’autres, selon la logique où toute critique contre le statu quo social serait automatiquement une source fiable.