Le complotisme, les théories conspirationnistes et le confusionnisme (et ce que le Covid nous aide à comprendre à leur sujet)

Pourquoi le glissement vers les théories complotistes est-il dangereux ?

, par Rédaction, WEILL Caroline

Si toutes les théories du complot ne sont pas aussi dangereuses que dans le cas d’une pandémie (certaines sont même inoffensives), l’adhésion à ce type de raisonnement peut conduire à la violence.

Le complotisme prospère sur l’angoisse et le sentiment de vulnérabilité, particulièrement généralisés en période de crise sociale et sanitaire. Or, paradoxalement, au lieu de les apaiser, ce genre de récits alimente l’angoisse encore davantage, en donnant l’impression qu’« on nous cache des choses » ou qu’on « ne voit pas encore l’ampleur de la chose ». Au lieu d’appeler au calme, ces interprétations du monde agitent l’instabilité psychique et affective de notre monde.

Ces théories, qui s’alimentent de la défiance croissante envers les « élites » (représentant·es politiques, médias dominants, propriétaires de grands groupes économiques) voire du « dégagisme », accélèrent également cette perte de confiance, ce qui peut mener à un réel désengagement politique. Par exemple, les personnes qui croient que le changement climatique est une invention des élites pour faire accepter de nouvelles taxes (carbone, sur l’essence, etc.) renoncent, de fait, à lutter pour enrayer la crise climatique en cours. (De façon paradoxale, ce discours contre les élites « adeptes de l’écologie punitive, idéalistes ou irréalistes » est fortement influencé et relayé par les industriels des énergies fossiles pour contrer les initiatives de transition énergétique). Mais c’est aussi la sensation que rien ne sert de lutter car les élites contrôlent tout de façon si brutale qu’il n’y a pas d’autre façon d’agir qu’en essayant de « savoir la vérité ».

Par ailleurs, les milieux conspirationnistes ont souvent des liens de proximité avec l’extrême droite. Le mythe du grand remplacement qui inspire, influence et parfois fracture les milieux d’extrême droite (du Rassemblement National en France jusqu’au meurtrier de Christchurch – quoique cette notion progresse peu à peu vers la droite et le « centre »), repose sur les mécanismes complotistes. À la peur du déclassement et la perte de repères identitaires, on apporte une réponse toute faite : les élites mondialistes organisent le remplacement des indos-européens « de souche » par des populations musulmanes issue du continent africain. Et puisque les faits contredisent ce fantasme, l’explication est toute trouvée : les médias et les élites nous en servent une version falsifiée. Pour en revenir à la pandémie de Covid, Mediapart rappelle notamment les accointances entre le film Hold Up et l’extrême-droite. D’abord, sa sortie a été largement saluée par la fachosphère, tout comme des médias proches de la droite de la droite, CNews, Sud Radio ou France-Soir. Et pour cause, de nombreux interventant·es-« expert·es » présenté·es par le film, comme Valérie Bugault, sont proches de ces milieux d’extrême droite, notamment celle issue des États-Unis. (Rappelons qu’ironiquement, c’est sur une rhétorique anti-élite que Donald Trump s’est fait élire). Aujourd’hui, ses soutiens diffusent largement la théorie Qanon qui « dénonce » une bataille qui ferait rage entre « l’État profond » états-unien et Donald Trump au sujet d’un réseau pédophile de célébrités et de politiciens. (Ces théories venues des États-Unis sont depuis largement relayées dans le monde entier et se mélangent aux conspirationnismes locaux, passant par un glissement des inquiétudes liées à la crise sanitaire d’abord, vers des considérations politiques pro-Trump.) « Le complotisme apparaît alors autant comme une ressource cognitive que comme un moyen de politisation » : le but déclaré de plus en plus de théoriciens conspirationnistes est d’influencer les agendas politiques nationaux. La rhétorique de « l’élite contre le peuple » est typique des populismes et alimente les extrémismes politiques : « les gens ont tendance à interpréter les théories conspirationnistes en fonction de ce qui s’aligne avec leurs valeurs et intérêts politiques, ce qui alimente la fragmentation politique ».

Le cas de la Guinée offre un excellent exemple des implications que peut avoir l’influence des théories conspirationnistes dans les débats politiques. En 2008, une série d’événements (le décès du président, le massacre de manifestant·es, la tentative d’assassinat d’un chef de la junte militaire) met le feu aux poudres. Dans les années qui suivent, l’origine de ces événements est attribuée à l’un ou l’autre des compétiteurs politiques en fonction de la théorie conspirationniste dominante à un moment donné. Les récits qui entourent ces événements majeurs sont fluctuants et relèvent du complot et du contre-complot : quelle est la place pour le débat démocratique dans ce contexte et quelles orientations politiques concrètes peuvent en émerger ?

Ce que soulève la plupart de celles et ceux qui se sont penché·es sur la dimension politique anti-conformiste et contestataire des théories conspirationnistes, c’est que la raison de la méfiance populaire et le sentiment d’impuissance ne sont pas infondés. Cependant, la lecture ultra simpliste et la mauvaise identification des causes des problèmes structurels sont en soi problématiques, car en rendant « aveugles à la réelle complexité du monde », elles empêchent qu’émergent des actions efficaces, démocratiques et socialement équitables pour résoudre les situations qui causent l’angoisse et la colère des personnes. Julien Salingue, de l’observatoire des médias Acrimed et docteur en Science politique, explique qu’un discours comme celui du film Hold Up « désarme davantage qu’il n’arme », pour plusieurs raisons. D’abord, car il ne permet pas d’identifier et de nommer les forces sociales, au-delà des individus, qui nous ont mené·es là où nous sommes. D’autre part, en ne mentionnant jamais les forces de résistances et les luttes déjà à l’œuvre contre les différentes formes d’exploitations, le film laisse un sentiment d’impuissance généralisé. Et enfin, l’unique perspective pour lutter contre « des complots, par définition cachés, contre leurs auteurs, par définition insaisissables, et contre des réseaux occultes, qui s’organisent par définition secrètement » parait être, pour les réalisateurs d’Hold-Up, de s’informer « autrement ».

Par ailleurs, face à ces récits, il est facile pour les décideurs économiques et politiques de délégitimer toute critique en les assimilant à des théories conspirationnistes sans fondement. Pour Philippe Huneman, philosophe, un constat sur la réalité vécue posé d’une mauvaise manière est « improductif d’un point de vue politique, car les dirigeant·es vont dire "Tous ces gens sont des fous furieux" alors que leur colère est exacte et justifiée. » Et de rappeler qu’après le phénomène Hold Up, le plus probable est que rien ne change, hormis l’augmentation du taux d’abstention électorale. De son côté, l’excellent dossier de Médiacritiques de juin 2014 appelle à regarder de manière critique la façon dont beaucoup de médias dénoncent LA théorie du complot, car cela relève bien souvent d’un « amalgame des assertions ou des élucubrations de natures très différentes et mélange des faits qui ne relèvent pas de logiques identiques ». De plus, la dénonciation de raisonnements effectivement fantaisistes est souvent utilisée pour délégitimer, « à peu de frais », les tentatives d’explications de causes bien réelles. Il s’agit donc de pouvoir expliquer, plutôt que de caricaturer et ridiculiser, « des représentations sociales que l’on se plaît en général à dénoncer en bloc ».

Une difficulté importante liée aux théories conspirationnistes est la polarisation de la discussion et la binarité des positions. Virginie Militon, qui a observé les débats sur Internet et fait part à Mediapart de ses recherches, explique : pour les complotistes, « critiquer le film [Hold Up] reviendrait pour beaucoup à « avaler les mensonges du gouvernement » ». Mais pour de nombreux médias « mainstream », « toute voix divergente est assimilée à du complotisme », ce qui a pour effet de délégitimer toute remise en cause de décisions consensuelles. Militon revendique la possibilité d’une « troisième voie », qui interroge les dimensions économiques, sociales, politiques de certaines décisions gouvernementales tout en restant vigilant vis-à-vis des dérives complotistes.

Enfin, les théories conspirationnistes alimentent les préjugés contre les minorités ; elles ont tendance à identifier les juif·ves, ou encore les migrant·es et/ou les musulman·nes comme des groupes dont les actes sont mal intentionnés vis-à-vis du reste de l’humanité. Soupçonné·es de prendre le pouvoir au détriment de la « majorité », ces minorités (souvent déjà stigmatisées par ailleurs) sont alors encore plus susceptibles d’être victimes de crimes haineux, comme l’ont rappelé les attaques racistes contre les personnes asiatiques identifiées comme chinoises au début de l’épidémie, ou l’assassinat à caractère antisémite de Mireille Knoll en 2018.

Les événements du 6 janvier 2021 à Washington D.C. sont peut-être la meilleure illustration du potentiel de violence dont sont capables les mouvements conspirationnistes et de leur positionnement à l’extrême droite de l’échiquier politique. Au cœur de l’attaque du Capitole, pendant le décompte des voix des grands électeurs pour l’élection présidentielle états-unienne, on trouve des militant·es de la communauté QAnnon, qui affirme lutter contre un réseau de pédocriminalité satanique infiltrée dans l’État profond des États-Unis, et contre lequel Trump serait en lutte ouverte. La violence de cette attaque, qui s’est soldée par plusieurs morts, reflète l’exaltation de ces militant·es pro-Trump adeptes du conspirationnisme.