Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs, hacktivistes s’engagent

Sommaire du dossier

Pour une écologie de réseaux

Le débat sur les protocoles libres et le succès de la monoculture sur Internet

, par KONOPACKI Marco Antonio, TORINELLI Michele

Cet article a été publié en 2014 dans le numéro 11 la collection Passerelle "Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs et hacktivistes s’engagent".

Le terme « réseau » est de plus en plus courant dans le vocabulaire contemporain. De simple objet, il désigne dorénavant des dynamiques politiques et communicatives. Tout comme les mouvements sociaux s’organisent en réseau et défient les structures politiques consolidées au long du XXe siècle, le réseau numérique favorise la rupture de la frontière émetteur-récepteur, l’échange d’informations, le mélange de formats et le [re]mix de contenus.

Ces deux aspects du mot « réseau » sont mêlés en divers mouvements de masse qui ont envahi les rues dans différentes parties de la planète ces dernières années. Mais, après tout, que peuvent avoir en commun des mouvements qui ont lieu dans des endroits aussi différents que la Tunisie, le Maroc, l’Egypte, l’Espagne, le Portugal, les États-Unis, le Mexique, le Chili et le Brésil, entre autres ? Parmi leurs caractéristiques les plus évidentes, nous trouvons l’émergence d’un activisme politique aux caractéristiques horizontales dirigé par des jeunes qui occupent les espaces publics et utilisent les technologies numériques pour s’organiser en réseaux, de façon à augmenter l’attention qu’on leur porte dans les rues et à interpeller la structure politique institutionnelle en place. Leur dynamique dans les réseaux numériques est étroitement liée à l’action dans les rues – sans qu’il y ait un rapport de cause à effet dans lequel l’une prendrait le pas sur l’autre : l’environnement numérique et le matériel ne sont pas séparés, mais ils s’organisent entre eux et forment une même réalité.

Le Caire, février 2011 @Ahmad Hammoud

Les révoltes qui ont eu lieu en Afrique du Nord à compter de l’année 2010 ont souvent été appelées « Révolution Twitter » ou « Révolution Facebook ». Même si celles-ci font partie intégrante de ces processus politiques, l’interaction dans des plateformes numériques n’est pas ce qui les définit – et encore moins ce qui définit les réseaux sociaux numériques spécifiques. Comme le signale Martín-Barbero dans son ouvrage classique, Des médias aux médiations, (pp.18-19)« confondre la communication avec les techniques, les médias, est aussi dévastateur que de penser qu’ils sont extérieurs et accessoires à (la vérité de) la communication ». Confondre la dynamique des mouvements populaires avec les outils de communication utilisés est encore plus dévastateur – mais il convient de prendre en considération le fait que ces plateformes numériques se démarquent dans ces processus, y compris lorsque l’objectif est de surmonter leur hégémonie.

Le paradoxe d’une communication anti-hégémonique sur des plateformes hégémoniques

Même si les plateformes comme Twitter et Facebook fournissent aux utilisateurs une sensation de liberté et d’autonomie, il s’agit d’entreprises de nature privée, qui visent le profit – et sans une législation qui protège nos droits sur la toile, nous sommes exposés à des abus. Comme il est très souvent dit, « lorsque le service est gratuit, soyez vigilant : le produit, c’est vous ». Dans ce cas, ce sont les informations nous concernant qui sont en jeu. Elles sont vendues par des entreprises qui planifient leur publicité par rapport aux inclinaisons dont les consommateurs font preuve sur Internet, depuis une publication sur Facebook, jusqu’à l’envoi d’un mail ou une recherche sur Google. Dans des cas extrêmes, une telle vulnérabilité peut mettre en péril la souveraineté de nations entières – comme le dénonce Edward Snowden, ex-agent de l’Agence nationale de sécurité des États-Unis (NSA) qui a révélé un schéma d’espionnage global mis en œuvre par le gouvernement de son pays avec la complicité de ces corporations.

Berlin @Tony Webster

L’autre difficulté à laquelle nous faisons face lorsque nous utilisons les réseaux propriétaires, c’est que notre liberté est restreinte – elle s’arrête quand les entreprises, les corporations et même les certains citoyens se sentent dérangés. Les cas de censure de contenu par les utilisateurs de Facebook sont fréquents, ces derniers peuvent même se voir empêcher d’utiliser leurs comptes pendant un certain temps. Pour éviter d’être tenue pour responsable de l’envoi de certains contenus, l’entreprise punit ses utilisateurs sans vérifier la légalité de l’accusation. Une censure est alors instaurée dans laquelle l’initiative privée exerce un rôle judiciaire. Et nombreux sont les cas où des activistes ont vu leurs contenus être retirés des réseaux propriétaires de manière arbitraire.

Donc, lorsque nous parlons d’une communication socialement engagée, qui vise à contribuer à la radicalisation de la démocratie, il est contradictoire de s’adapter aux plateformes propriétaires. Alors pour quelle raison autant d’activistes continuent de les utiliser ? Parmi les raisons possibles, il y a : la certitude de devoir, même en construisant des alternatives libres, dialoguer avec la grande quantité de personnes qui utilisent les réseaux propriétaires pour rompre les cercles militants ; la méconnaissance d’initiatives libres sur Internet et même de la contradiction qu’implique l’utilisation des plateformes propriétaires ; l’absence de couverture ou la difficulté d’utilisation des outils libres.

De fait, il existe déjà divers réseaux libres (tels que Noosfero, Cirandas, Rede Livre, Rede Mocambos,, Ciranda Internacional de Comunicação Compartilhada, Soylocoporti, CulturaDigital.br, N-1 et Diaspora, ce dernier étant celui qui se rapproche le plus du format Facebook), mais comment peuvent-ils contribuer de manière plus percutante au développement d’une communication émancipatrice sur Internet ? Peuvent-ils effectivement faire face aux plateformes propriétaires ? Comment peut-on étendre ce débat et rassembler plus d’adhérents pour les négociations, parmi les propres mouvements sociaux et au-delà d’eux ?

Protocoles libres : de la monoculture numérique à l’écologie de savoirs

Tout dialogue entre les personnes, mesuré ou non par les machines, dépend d’un langage commun entre émetteur et récepteur, par lequel le message sera transporté. Pour que les différents messages puissent transiter par les réseaux de communication, les machines chargées de l’échange d’informations doivent posséder des protocoles communs qui permettent qu’un message envoyé soit reçu par la personne le recevant. L’Internet tel que nous le connaissons aujourd’hui fonctionne comme un oignon : un protocole supporte un autre protocole qui supporte un autre protocole et qui peut supporter bien d’autres protocoles.

La versatilité du réseau permet à celui-ci de s’étendre à partir de son infrastructure existante, en créant bien d’autres structures. Le protocole principal qui régit l’infrastructure de l’Internet est aujourd’hui un protocole IP (Internet Protocol). Sa création a permis la création d’une série d’autres protocoles pour établir des modèles d’échange d’informations, comme le HTTP (Hypertext Transfer Protocol), qui établit la façon dont les contenus hypertexte (qui constituent les pages Internet) sont échangés, et le RSS (Rich Site Summary), qui permet de reproduire instantanément un contenu publié sur un site sur un autre site à partir d’un accord de partage de contenu entre les deux sites. C’est-à-dire que l’accord (ou protocole) se résume simplement à adopter le même langage. Avec l’accroissement des réseaux sociaux comme une forme quotidienne de communication, de nouveaux protocoles d’échange de messages et de publications sur des pages personnelles ont vu le jour sur les réseaux sociaux. Le problème majeur c’est que bon nombre de ces protocoles ont été créés (et sont gérés) par des entreprises qui exploitent les rapports sociaux de leurs utilisateurs pour les monétiser et en tirer un certain bénéfice, en les transformant en de véritables produits.

D’autre part, les hackers activistes et les mouvements associés au logiciel libre développent des protocoles et des applications pour offrir des alternatives dans ce scénario de plus en plus dominé par les grandes corporations. Grâce à cette résistance, plusieurs alternatives sont créées et utilisées par des groupes qui luttent pour la souveraineté, la vie privée et la liberté. Toutefois, la pluralité favorise également la fragmentation, ce qui fait que certains de ces outils s’isolent entre eux – et, parfois, la technologie de mon voisin n’est pas compatible avec la mienne. De ce fait, en consacrant des efforts pour renverser ces barrières, à travers l’intégration et la concertation pour des protocoles communs, les relations entre ces mouvements diminuent et dans le même temps, le pouvoir des instruments d’harmonisation se fragilise.

Afin de garantir des avantages compétitifs et des barrières à l’entrée de nouveaux concurrents, les grandes entreprises d’information persuadent des milliers de personnes d’utiliser leurs protocoles, en présentant la gratuité de leur technologie comme un avantage énorme d’utilisation. D’une part, ce chemin facilite l’intégration technologique de larges secteurs de la société ; d’autre part, il établit une monoculture du savoir, qui reste concentré sur l’entreprise qui recherche et développe la technologie. Monsanto utilise également cette technique : il offre des semences stériles pour l’achat de fertilisants chimiques à très bas prix – un processus qui produit de grandes plantations de monoculture, implique une dégradation du sol et de l’eau et entraîne une dépendance de l’utilisateur, car tout processus inverse, l’abandon de cette technologie facile d’utilisation, se révèle être cher et difficile. Rester sur l’idée de créer un unique protocole, même avec d’autres valeurs sociales, reviendrait à imposer un chemin exclusif pour intégrer les réseaux, ce qui viendrait à refuser des formes alternatives pour cette intégration. À partir d’une logique de monoculture numérique, l’alternative activiste serait de créer une plateforme libre qui se disputerait un public avec une plateforme hégémonique. Cependant, outre le fait qu’il soit difficile de convaincre tous les collectifs et mouvements d’utiliser une unique plateforme, cette querelle aurait lieu dans un rapport inégal de pouvoirs. Ainsi, il convient de faire en sorte que les efforts d’intégration des réseaux d’information anti-hégémonique reprennent l’esprit proposé par Internet – décentralisation et diversité. Le principe de l’écologie est assez intéressant pour rendre cette discussion utilisable.

Dans une écologie, on reconnaît l’éternelle incomplétude de chacune des parties et le besoin d’échange entre les acteurs pour que ceux-ci puissent se compléter. En d’autres termes, aucune partie ne sera jamais capable de devenir complète d’elle-même, mais elle devra pour cela partager son existence avec d’autres parties. De là apparaît le concept de protocoles libres (protocoles qui se complètent dans une écologie), qui se rapproche de la proposition des réseaux P2P (Peer to Peer / Point à Point), qui établit une écologie de données dans laquelle chaque point du nœud possède une partie de ces données. Pour que cette discussion devienne efficace, il existe deux chemins complémentaires et indissolubles : la discussion technique sur les façons de permettre une écologie de protocoles et la discussion politique de persuasion des mouvements de l’importance du thème, ainsi que le besoin d’intégration pour l’affrontement des hégémonies de l’information dans le monde.

Internet comme champ stratégique de lutte politique

La construction d’une écologie de protocoles qui puisse être autosuffisante et grandir à partir du moment où les conditions minimales sont apportées ne pourra avoir lieu que lorsque les mouvements prendront conscience du fait que le combat pour la souveraineté numérique est imbriqué dans d’autres combats quotidiens, lequel est indissociable et stratégique. Dans ce sens, l’implication active des différents mouvements sociaux pour le développement de technologies numériques propres et la construction d’un environnement permettant le dialogue entre elles s’avère être d’une grande importance. Les collectifs et politiques publiques de culture numérique ont un rôle fondamental en tant qu’alliés dans l’implication d’autres mouvements dans cette action d’affrontement de l’harmonisation et de construction de la souveraineté.

Le défi technique est moins important que le défi politique d’intégrer les réseaux et de provoquer les organisations pour rompre les amarres avec les instruments numériques de la monoculture.

Références

  • Article relatif à la discussion sur les protocoles libres lors du 3e FMML, qui a eu lieu en janvier 2012. www.ciranda.net/article6075.html
  • Article relatif aux protocoles libres à partir du 2e Forum mondial des médias libres, en juin 2012 :
    http://blog.soylocoporti.org.br/2012/07/04/soberania-digital-e-o-debate-dos-ecoprotocolos/
  • Proposition initiale de la Charte sur les médias libres.
  • 2e Forum des médias libres, 2009 – UFES – Vitória, Espiríto Santo, Brésil.
  • Séminaire international du droit à la communication – Forum social mondial 2011 – Dakar, Sénégal.
  • 3e Forum des Médias Libres 2012 – Porto Alegre, Rio Grande do Sul, Brésil.
  • 2e Forum mondial des médias libres 2012 – Rio de Janeiro, Brésil.
  • 3e Forum mondial des médias libres 2013 – Tunis, Tunisie
  • Séminaire international des médias libres – FST 2014 – Porto Alegre, Rio Grande do Sul, Brésil.

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Marco Antonio Konopacki est diplômé en sciences politiques de l’Université Fédérale du Paraná. Hacktiviste depuis 16 ans, il participe à des initiatives liées aux logiciels libres. Il est fondateur du Collectif Soylocoporti qui, depuis 2007, porte des projets pour la défense du droit à la culture et à la communication numérique.

Michele Torinelli est journaliste, photographe, et membre du Collectif Soylocoporti. Elle participe aux activités de Ciranda international de la communication partagée.