Pétrole des multinationales, États-Unis et Nigéria : un contraste à l’état brut

Alex Free

, par Pambazuka

 

Ce texte, publié originellement en anglais par Pambazuka, a été traduit par Isabelle Breton, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Suite à la catastrophe écologique provoquée par l’explosion de la plate-forme de forage Deepwater Horizon de BP, la multinationale pétrolière a été immédiatement sommée par le gouvernement états-unien de procéder à un dédommagement approprié. On ne peut pas dire que le peuple nigérian bénéficie d’un traitement identique face à une autre multinationale, Shell, dans le delta du Niger, écrit Alex Free.

L’explosion, le 20 avril 2010, de la plateforme de forage pétrolier de BP Deepwater Horizon a déclenché une épouvantable catastrophe écologique, aux conséquences désastreuses pour la faune et la flore, les écosystèmes et la survie au quotidien des populations de la majeure partie du Golfe du Mexique. Cette explosion a coûté la vie à onze employés, et dans les semaines qui ont suivi, on estimait à environ 760 000 litres par jour le pétrole qui s’échappait du forage endommagé, malgré les efforts déployés par BP pour endiguer la catastrophe écologique [1].

L’administration Obama s’efforçant de paraître réagir promptement à la catastrophe, BP doit également faire face à des opérations de « nettoyage » de son image de marque politique, ce pourquoi l’entreprise, pour essayer de limiter les dégâts, n’a pas tardé à proposer d’« indemniser toute réclamation fondée concernant les dommages aux biens ou aux personnes ainsi que les pertes commerciales » [2]. Cette région a l’amère expérience d’événements naturels dévastateurs tant sur le plan social qu’écologique : le souvenir du tremblement de terre d’Haïti et celui de l’ouragan Katrina sont toujours présents dans les esprits. C’est quelque chose qu’un gouvernement démocrate ne pouvait pas laisser passer, lui qui a le souci de ne pas reproduire les atermoiements discutables de l’administration Bush après Katrina. Effectivement, le président Obama a souligné sans détour l’obligation pour BP de prendre à sa charge tous les frais découlant de la marée noire, affirmant : « C’est BP qui est responsable de cette fuite ; c’est BP qui paiera la facture. »

Régler la facture

Alors qu’il est évident que tout le monde a droit à ce que ses moyens de subsistance soient efficacement protégés où que l’on vive sur cette terre, la réaction musclée de l’administration Obama vis-à-vis de BP et Deepwater Horizon est absolument à l’opposé de l’absence de protection officielle, au Nigeria, des habitants du delta du Niger confrontés à un autre géant du pétrole, Shell. D’un côté, on a le chef d’une super-puissance (lui-même pleinement conscient des attentes du public états-unien) qui, sous le feu des projecteurs des médias du monde entier, souligne avec vigueur les responsabilités de la multinationale, et de l’autre on a une région absolument dépourvue de la moindre volonté politique de protéger sa propre population.

Alors que le gouvernement états-unien peut faire beaucoup de bruit par le biais de ses institutions politiques, et se montrer ferme vis-à-vis de BP, les manifestants non-violents du delta du Niger – dont les doléances sont parfaitement légitimes – se voient traités avec mépris ou même assassinés par une police militaire qui, au service de Shell et des élites du Nigeria, se montre empressée à défendre une exploitation pétrolière lucrative. Alors que les médias mondiaux s’attardent à décrire les effets de la marée noire de BP sur le secteur de la pêche commerciale en Louisiane et sur ses zones humides menacées, les habitants du delta du Niger sont confrontés chaque année à des marées noires de l’ordre de 14 000 tonnes [3], avec la conscience permanente des sommes colossales puisées dans leur sous-sol et dont ils ne tirent le moindre bénéfice en termes de logement, d’équipements médicaux ou d’infrastructures routières correctes, malgré un revenu de quelque 700 milliards de dollars US [4]. Cas tristement célèbre, sans doute : Shell a été accusé en 1995, dans un procès aux États-Unis, d’implication dans l’assassinat du militant écologiste Ken Saro-Wiwa et des « Neuf d’Ogoni » sous le régime militaire d’Abacha [5]. Ce procès a débouché sur un règlement à l’amiable de 15,5 millions de dollars US, mais sans que la compagnie pétrolière n’admette sa responsabilité [6]. Comparez cela à ce que vient de vivre le Sud des États-Unis et au commentaire du Directeur général de BP, Tony Hayward : « Nous paierons en totalité les opérations de nettoyage. C’est absolument évident. C’est à nous de le faire, nous l’assumons pleinement. » [7] Dans le même ordre d’idées, la catastrophe de Deepwater Horizon a poussé les Sénateurs américains à demander que les compagnies pétrolières soient, à l’occasion de toute marée noire, responsables des réparations jusqu’à un montant de 10 milliards de dollars US [8].

Un vécu sans commune mesure

Comparé aux réparations immédiates que vont toucher les États-Unis suite à la marée noire de BP, l’exemple nigérian semble faire la preuve de ce qu’on attribue davantage de valeur à la vie et à la condition humaine dans les pays riches. Les rapports de pouvoir asymétriques sous-jacents à la façon dont sont finalement traitées les populations locales sont une illustration flagrante de contextes politiques opposés : l’un, dans lequel une multinationale se fait sermonner sans ambages afin qu’elle se secoue, et l’autre où une compagnie serait, dit-on, de mèche avec les forces fédérales pour activement réduire au silence les voix qui se font entendre localement. Essentiellement, alors qu’aux USA il est presque politiquement correct de s’en prendre à l’industrie pétrolière, au Nigeria, c’est plutôt l’industrie pétrolière qui s’en prend à vous. Cela illustre également l’importance pour les compagnies pétrolières de s’assurer que leurs équipements de sécurité sont sans faille quand leurs exploitations jouxtent les zones les plus riches et les plus puissantes du monde, là où les conséquences d’une marée noire, tant financières qu’en termes d’image, pèsent bien davantage dans la mesure où elles risquent également d’induire une baisse d’attractivité commerciale dans ces régions.

Mais. derrière tout ça, le comble de l’ironie est que, plutôt que d’illustrer une fois de plus la précarité dans laquelle se trouve l’humanité du fait de sa dépendance abusive à l’exploitation des combustibles fossiles, les conséquences de la marée noire américaine risquent simplement de se traduire par une pression accrue sur les parties du monde les plus pauvres, mais détentrices de pétrole, qui manquent de protection adéquate aussi bien pour leur population que pour leur environnement – aussi bien en termes d’institutions que d’organisation. Aux États-Unis, du fait d’un fort courant anti-pétrole, des personnalités politiques de premier plan s’empressent de réagir à la catastrophe en se mettant en phase avec l’opinion publique, comme le gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger, qui a pris la décision de faire volte-face sur les nouveaux forages dans son État : « On allume la télé et on voit une catastrophe épouvantable ; alors on se demande pourquoi on voudrait prendre de tels risques ! » [9]

Sécuriser l’approvisionnement énergétique

Il n’est pas difficile d’envisager certaines des conséquences potentielles de cette aversion croissante des États-uniens à la production de pétrole sur leur propre territoire. Étant le plus grand consommateur mondial de combustibles fossiles par habitant, il faut bien que les États-Unis se procurent leur pétrole quelque part, et du fait que ni le gouvernement ni le secteur des affaires ne tiennent pas trop à dépendre outre mesure d’un Moyen-Orient « instable », l’attention se porte de plus en plus vers le continent africain pour faire face à cette demande. En dépit des rapports selon lesquels les bénéfices de Shell au Nigeria sont relativement maigres [10], la liste des producteurs de pétrole émergents comprend l’Angola, le Gabon, le Nigeria et la Guinée équatoriale (et potentiellement le Ghana et l’Ouganda), qui jouent tous un rôle de plus en plus important dans le secteur pétrolier mondial, et dont les sociétés se caractérisent par le fait que la manne du pétrole reste l’apanage d’une élite restreinte. Outre la constitution très différente du secteur pétrolier dans chacun de ces pays, l’absence de mécanismes protecteurs appropriés et de séparation effective des pouvoirs – ainsi que de dispositifs de redistribution des gains financiers issus du pétrole – ne fait qu’accroître le risque de nouvelles catastrophes écologiques, d’injustice sociale et de déni des droits, de protestations et de manifestations.

Si les États-Unis, pas plus que le reste du monde occidental, n’ont aucune envie d’accueillir chez eux les exploitations à risque, cela signifie que la pression s’accroîtra sur des zones où des multinationales et des structures gouvernementales peu responsables sont capables de s’accaparer les ressources naturelles, de marginaliser les habitants de ces régions, ce qui provoquera, partout où les garanties institutionnelles sont absentes, de nouvelles injustices comme celle que l’on connaît dans le delta du Niger. Certes, la composition du secteur pétrolier dans l’ensemble du continent africain est fort complexe, mais qu’il s’agisse de compagnies nationales, comme Sonangol en Angola, ou de multinationales étrangères, on retrouve en germe les mêmes risques d’exploitation sociale et d’inégalités.

Pour en venir aux tentatives des États-Unis d’assurer leur approvisionnement en pétrole africain, il suffit de considérer l’initiative de militarisation AFRICOM (African Command). Il s’agit d’une force de maintien de l’ordre qui agit, ainsi que l’admettent volontiers les fonctionnaires états-uniens, en soutien direct aux visées de leur pays sur les ressources énergétiques africaines. C’est du reste ce qu’indique le représentant au Congrès Ed Royce : « Il va de soi qu’il est de notre intérêt national de diversifier nos sources d’énergie, particulièrement du fait du climat politique instable qui règne dans d’importantes parties du monde en ce moment. L’expansion de la production d’énergie en Afrique correspond bien à cela… » [11]. Participant d’un effort plus général d’assurer la « sécurité » dans un contexte mondial de « guerre contre le terrorisme », le budget du programme AFRICOM est passé de 50 millions de dollars US pour l’année fiscale 2007 à 310 millions de dollars US en 2009. Alors que le chef de l’AFRICOM, le général E. Ward, souligne le soutien au « développement » de l’Afrique apporté par ce programme sécuritaire, Ba Karang réplique qu’il ne s’agit que d’une initiative destinée à favoriser l’armée des États-Unis et l’approvisionnement énergétique, sous couvert d’une menace islamique fondamentaliste [12].

Le coût réel de la marée noire

La réaction à la marée noire de Deepwater Horizon dans le Golfe du Mexique a attiré l’attention sur les différences notoires de protection et de droits pour les populations et leur environnement quand elles se trouvent à proximité immédiate d’installations de production de pétrole, selon la partie du globe qu’elles habitent. Tandis que toute la force de frappe du gouvernement de la super-puissance de la planète s’est mobilisée pour faire ployer BP sous les projecteurs des médias mondiaux, les Nigériens du delta du Niger continuent de pâtir d’une dégradation de leur environnement, de ne retirer absolument aucun bénéfice de l’extraction du pétrole et d’être soumis à une répression violente dans un cadre totalement dépourvu de mécanismes de protection efficaces.

Suite à une catastrophe écologique majeure aux États-Unis et face à leur réticence croissante à dépendre du pétrole du Moyen-Orient, plutôt que de souligner la raréfaction du pétrole sur notre Terre et l’indispensable solidarité qui découlerait d’une régulation efficace au niveau mondial, il est fort possible que Deepwater Horizon accentue en fait la pression pour extraire du pétrole dans les pays africains dont le gouvernement n’aurait pas la volonté politique de défendre sa population ou même d’oeuvrer dans l’intérêt bien compris de ses habitants. Tandis que les États-Unis ont pu chercher immédiatement une compensation aux effets d’une marée noire d’importance, la dynamique qui s’est fait jour contre l’exploitation du pétrole dans leur propre pays témoigne de leur forte consommation de combustibles fossiles. Il faudra bien que ce pétrole vienne de quelque part, et avec le regard concupiscent que portent tant les États-Unis, que les multinationales et les compagnies nationales africaines sur les réserves généreuses du continent africain, l’absence de protection des populations locales de base risque bien d’engendrer de nouveaux exemples d’injustice, apparemment chronique, comme celle du delta du Niger.