Parlons du nouvel an andin ("Pachamama day") plutôt que de la situation politique déprimante

Ces derniers jours, je me demandais bien de quoi j’allais pouvoir vous parler. L’ambiance (politique) est vraiment très morose à Cusco. Hier, le parquet a condamné à 7 ans de prison à quatre jeunes gens, membres de la communauté paysanne de Cuyo Grande (district de Pisaq), pour "perturbation de l’ordre public". Ils avaient été arrêtés arbitrairement en janvier 2023, devant les caméras d’une chaîne de télé locale, alors qu’ils témoignaient des raisons pour lesquelles ils manifestaient contre Dina Boluarte. Tout le monde avait été témoin qu’ils n’étaient pas arrêtés en flagrant délit, unique raison pour laquelle la police est censée arrêter quelqu’un sans mandat du juge. Cela fait un an et demi qu’ils sont en prison provisoire. Et le juge vient de les condamner à 7 ans de prison en plus. Un jugement hautement politique.

Autre jugement politique : la condamnation à 9 ans de prison des onze dirigeant·es paysan·nes pour les révoltes contre l’entreprise minière Las Bambas en 2015, qui avait mené à trois morts aux mains de la police. Après neuf ans d’aller retour juridique (une technique pour fatiguer les dirigeant·es qu’on sait inocent·es et dissuader d’autres d’assumer des postes de responsabilité dans les organisations sociales et paysannes), la sentence est tombée juste au moment où l’entreprise minière de capitaux chinois est en train de renégocier son Étude d’Impact Environnementale (pour laquelle elle a besoin de l’approbation des habitant·es). La police réprime régulièrement, et l’état d’urgence vient d’être déclaré pour 30 jours dans tout le Corredor minier (là où je fais ma thèse). Ça sent la violence d’État comme stratégie d’imposition des intérêts privés du capital transnational dans un contexte de "négociation" tendue.

Et puis dans les milieux militants cusquéniens, c’est vraiment la déprime. Tout est complètement désarticulé. Des camarades de feu mon collectif féministe ont perdu leur emploi pour s’être ouvertement prononcé contre la "présidente"-dictatrice. Des personnes qui avaient intégré la "première ligne" et des brigades médicales se sont dispersées, sont rentrées chez elles en campagne, sont parties loin dans la campagne pour travailler, et fuir les villes où elles ont souffert le gros de la répression. Les trotskystes se sont encore sous-divisés, les collectifs féministes et LGBT ont été absorbés par la logique des ONGs et on ne les voit plus dans les rues, des militant·es anarchistes ont fait le choix de l’autogestion stricte qui implique tellement de temps et de vivre si loin qu’on ne les voit plus non plus. Un groupe à moitié révolutionnaire de l’université nationale font maintenant campagne pour le recteur de l’université Uni, de centre droit mais qui avait tenu bon face à la pression de la présidence au moment des mobilisations de 2022/2023. Des gens sont devenus parents. D’autres ont renoncé au militantisme. Les syndicats sont toujours aussi corrompus, la Fédération Agraire de Cusco (FARTAC) est prise depuis 5 mois dans une dispute quant aux résultats des élections internes, et on a donc deux représentants officiels de ce groupe parmi les plus emblématiques de la région. Bref - tout est très désarticulé, et c’est bien la déprime en terme politique.

Pendant ce temps, il faut bien vivre. Les jours passent, et aujourd’hui, c’est le premier août, nouvel an andin, "le jour de la Pachamama". Comme tout le monde, je suis allée payer mes respects à celle qui nous nourrit trois fois par jour, qui nous réchauffe et nous donne un endroit où vivre. Et je me suis dit que peut être, je vous parlerais plutôt de ça, que de la situation politique déprimante au Pérou.

Le début du mois d’août est important dans la région andine de Cusco. D’abord, parce que c’est le début des "cabañuelas", les douze jours qui doivent prédire les pluies dans les douze mois à venir, et donc la prospérité dans les champs. Et puis, c’est le début du mois d’août, mois au cours duquel la Terre a faim : il faut la nourrir, lui dire merci, la soigner, sinon elle peut rafler des vies. Tout le monde déconseille de prendre la route le 1e août en particulier, mais tout le mois d’août en général, parce que la Pacha prend des vies, ce qui se manifeste souvent en accidents de la route. Quoique l’année dernière, à Chumbivilcas, c’est les mois de septembre et octobre qui ont été meurtriers, et cette année un ami médecin me dit qu’en juillet il y a vraiment eu beaucoup d’accidents. Bon, moi le 10 août je dois aller à Lima, les vols sont trop chers alors j’irai en bus... Mais j’ai pris un billet avec une compagnie de bus chère, où je sais qu’il y a plusieurs chauffeurs qui se relaient, parce que... sait-on jamais.

Et peut être que c’est cette attitude qui caractérise le mieux le sentiment de la population cusquénienne face aux habitudes et rituels du mois d’août : on va le faire, "sait-on jamais". Alors ce matin, je suis montée dans les hauteurs de Cusco, dans le bois d’eucalyptus de Qenqo, pour remercier la Pacha, lui raconter mes tristesses, et lui demander de réaliser mes vœux les plus chers. J’ai apporté de la chicha (quoique souvent les gens lui donne du vin sucré - la Pacha aime ce qui est sucré, les bonbons, les biscuits, etc), des feuilles de coca présenté en kintu, c’est-à-dire par trois ou quatre feuilles (coca que j’ai mâchée aussi tout du long aussi ), des fleurs jaunes (le jaune, ça porte chance dans les Andes) et un alcool à la forte odeur de fleur (agua de florida), histoire de faire mon petit rituel à moi. Selon l’anthropologue péruvien Guillermo Salas, dans les Andes, on "fait communauté" en mangeant et en buvant la même chose. On n’est pas de la même famille parce qu’on naît du même sang, on est de la même famille parce qu’on partage la même nourriture. Et ce partage de nourriture, qui est le fondement du lien social et d’appartenance à la communauté, ne se construit pas seulement entre humain·es, mais aussi avec les animaux et les êtres animés qui habitent le territoire dans lequel on vit : la rivière, la terre, les montagnes. J’en ai fait l’expérience aussi : en arrivant dans la communauté de Ccollana en 2022 une femme m’avait dit "tu vas bien parler le quechua quand tu auras mangé plein de patate avec nous". Ça colle. Donc aujourd’hui, je suis montée dans le bois d’eucalyptus pour partager de la chicha et de la coca avec la Pacha. Ça ne mange pas de pain (pun unintended) d’exprimer sa gratitude.

Mais il y a des gens bien plus sérieux que moi quand il s’agit de partager de la nourriture avec la Pacha pour qu’elle se sente partie de notre communauté, qu’elle ne nous oublie pas, qu’elle continue à nous alimenter et à nous protéger. Quand je suis redescendue de mon bois, avant de redescendre vers le centre ville, je me suis approchée du grand rassemblement qu’il y avait dans la pampa à côté - il y avait beaucoup de monde et ça m’intriguait. Et en m’approchant je me suis rendue compte que c’était un "pago" collectif et à ciel ouvert. Un énorme trou avait été creusé et tout le monde avait apporté des fruits, des grands pains ronds (pain "chuta"), des épis de maïs, des morceaux de viande grillée, et on y versait du vin.

Mais ce qui m’a interpellée le plus, c’est que partout autour de moi, des gens faisait leur "pago" pour ensuite aller le brûler sur l’énorme tas fumant au centre de la pampa. Le "pago" (paiement, littéralement, mais qu’il faudrait plutôt traduire par "offrande") est assez ritualisé et comporte des éléments distinctifs, qui représentent tous les miniatures de ce qu’on demande à la Pacha : des feuilles de coca bien sûr, mais aussi des petites feuilles dorées et argentées qui représentent l’or et l’argent (donc l’abondance), des œillets blancs (pour la santé) et rouges (pour l’amour), des graines de maïs et de céréales pour qu’on n’ait jamais faim, des faux billets pour qu’on ne se retrouve jamais les poches vides, des biscuits en forme de lamas ou de moutons pour que le bétail ne fasse pas défaut... et le tout dans de l’encens qu’on brûle, différentes plantes odorantes séchées, arrosé de vin sucré, pour ensuite être plié dans un grand morceau de papier qui va être déposé dans le brasier pour que la fumée de nos prières les emporte et qu’elles soient entendues.

Personnellement, j’adore observer le dynamisme social dans ces rituels. Rien, dans aucune société ni aucune culture, n’est statique, figé, éternel. Et dans ces rituels très traditionnels des Andes, on voit apparaître des éléments comme l’Inka cola ou la Coca cola au lieu du vin sucré. On voit apparaître aussi des désirs nouveaux dans les miniatures qui sont intégrées dans les "pagos" : un titre universitaire, des biscuits en forme de maison ou de voiture, des mini machines de construction en plomb... Les flûtes traditionnelles, les "quenas", ne sont plus en bois mais en tube de plastique - logique, ça dure plus longtemps et c’est plus résistant... et finalement les gens font avec ce qu’ils ont sous la main, défiant au passage le regard romantique et exotisant des urbains-métis-occidentaux qui seraient à la recherche de "l’authenticité andine" dans toute sa performance.

Il faut dire que cette exotisation de la culture andine est très forte, tant de la part des anthropologues à la recherche de l’alterité absolue qui satisfasse leur curiosité intellectuelle, que de la part des touristes en manque de couleurs, de saveurs, de sensations fortes, de l’altérité absolue qui satisfasse leur curiosité touristique. Depuis longtemps, le tourisme de masse à Cusco me fait l’effet d’une forme de prostitution culturelle, qui déforme les us et coutumes pour les rendre plus accessibles et plus agréables aux touristes... et donc plus monétisables. (Voir le numéro d’Alternatives Sud à ce sujet, "la domination touristique"). Mais il n’y a pas que le tourisme de masse qui monétise les rituels ; l’expansion urbaine et le blanchiment/l’occidentalisation des classes moyennes cusquéniennes donnent lieu à la marchandisation des "pagos" pour le jour de la Pachamama. Je pensais que tout le monde avait "amené son chaman" pour faire le "pago" aujourd’hui, mais en voyant des "étals" vides, attendant un·e client·e, je me suis rendue compte que des gens (des hommes) venus des zones rurales étaient venus pour vendre leurs services de "pagu", de prêtre andin.

Décidément, la logique de l’économie monétaire et marchande s’insinue partout. Tant mieux pour ces hommes venus des communautés, qui ont accès à un peu d’argent si durement gagné par ailleurs. Mais je me demande où cette marchandisation des corps et des cultures s’arrêtera. Ainsi, ces traditions évoluent et se transforment avec le temps, les logiques de ces pratiques s’adaptent au capitalisme. A Cusco, les offrandes à la Pacha s’appuient sur des services qu’on offre et qu’on achète, intègrent des nouveaux rêves et désirs urbains qu’on soumet à la Pacha, avec des pratiques collectives qui s’adaptent à la ville - des centaines de personnes qui font la queue pour offrir de la nourriture dans un même trou béant dans la terre, et un brasier de deux mètres de haut pour brûler les "pagos".

Pour les classes moyennes et populaires de Cusco, aller faire un "pago" le premier août est un geste habituel, rituel, familier, comme préparer certaines plats particuliers pour Noël, s’embrasser aux douze coups de minuit le 1e janvier, ou manger du chocolat à Pâques. C’est un moment festif, où on se retrouve en famille pour passer une journée au soleil, manger une glace ou partager une bière, faire voler des cerfs-volant (parce que le mois d’août est le mois du vent à Cusco, et le 1e août inaugure la saison préféré des enfants qui aiment jouer aux cerfs-volants).

C’est aussi la journée préférée des ONGs qui se déclarent les défenseuses des communautés andines : proche du monde des anthropologues, ces ONGs promeuvent le développement rural, l’interculturalité, le renforcement des capacités et des droits des peuples autochtones, une société plus juste et plus durable. Les travailleur·ses (et a fortiori directeur·rices) de ces ONGs sont souvent des urbain·es-métis·ses qui ne proviennent pas des communautés rurales, et qui projettent des conceptions et des visions romantiques, les concevant comme des êtres purs (forcément, ils sont pauvres et opprimés, donc ils sont purs), en communion harmonieuse avec la Nature (oui oui, tout le monde, partout, tout le temps), héritiers de traditions ancestrales millénaires (comprendre : éternelles et rigides, insensibles au changement et à l’évolution). Par exemple j’ai reçu dans un groupe WhatsApp cette photo, qui représente quatre hommes d’une communauté de Quispicanchis (à en juger par leurs habits), de la part du directeur d’une ONG de Cusco.

Je vous avoue que ça m’a assez crispée. Depuis les mouvements sociaux de 2022/2023, on a vu très (très) clairement les brèches sociales et politiques entre les ONGs et les catégories de populations pour lesquelles elles disent travailler, ou défendre. Alors que les ONGs critiquaient ouvertement l’ex président Pedro Castillo, car corrompu, car inutile, car incompétent, car imprésentable - les gens en campagne se sentaient représentés par lui, justement à cause de sa façon de parler, de s’habiller, etc. Quand Castillo a été démis de ses fonctions par le Parlement, et que les gens des campagnes ont pris les rues contre le coup d’État parlementaire en cours, les ONGs ont été tièdes et lentes à la réaction. L’ONG dont le directeur a partagé la photo aujourd’hui, par exemple, disait à ses équipes de ne pas respecter la grève à laquelle appelait la population rurale, affirmant que l’armée allait faire respecter la liberté de transit dans la région (oui oui, dans le fond, la direction de cette ONG était ravi que l’armée soit déployée pour empêcher les gens de bloquer les routes, même si à ce stade il y avait déjà eu des morts). Sans parler des revendications divergentes, les ONGs appelant à de nouvelles élections, et les gens des campagnes appelant à la restitution du président Castillo. Après tout ce qui s’est passé en 2022/2023, que les ONGs continuent à parler "au nom" des populations rurales, qu’elles les mettent en scène pour revendiquer une "andinité", une autochtonie pure, mais centrée sur la question culturelle et évacuant toute dimension politique... Ça me crispe.

Vous voyez, je ne peux pas vous parler des festivités comme le "Pachamama Day" sans vous parler politique. Peut être parce que tout est politique, tout est traversé par le capitalisme et le classisme, et que quand on fait de l’anthropologie et qu’on bosse à ritimo, on peut difficilement ne pas le voir. Mais peut être aussi parce que le spectre des mobilisations de 2022/2023 plane partout. La moindre conversation peut prendre un tournant sinistre à n’importe quel moment en évoquant les évènements. Cela fait maintenant un an et demi, mais la blessure est terriblement ouverte, et la douleur de ce que ces mobilisations sociales ont représenté est encore extrêmement présente. Tout est prétexte à évoquer le rejet populaire pour Dina Boluarte, et à commémorer les martyrs de ces révoltes. La répression a été cruelle, mais la rage a vocation a ressortir, tout ou tard.