Durant la présidence de « AMLO » (Andrés Manuel López Obrador) de 2018 à 2024, la majorité des Mexicain·es ont vu leurs conditions économiques s’améliorer, le salaire minimum a doublé et 9 millions d’entre elleux sont sorti·es de la pauvreté. Mais les inégalités restent marquées, notamment en terme régional, les États du sud restant très pauvres par rapport aux États frontaliers des États-Unis, et surtout à la capitale Mexico ; et le développement économique s’accompagne de multiples bouleversements sociaux et environnementaux.
L’entrée en vigueur de l’ALENA [1], en 1994, avait eu des effets importants et contrastés : ce traité de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique a entraîné un essor considérable des exportations mexicaines. La délocalisation au Mexique d’industries états-uniennes pour bénéficier d’une main-d’œuvre moins chère et de normes moins contraignantes a créé de nombreux emplois, généralement peu qualifiés, notamment dans l’industrie automobile : les pièces détachées étant importées pour être assemblées au Mexique, dans des « maquiladoras » qui emploient souvent dans des conditions précaires des migrant·es en attente d’un hypothétique visa pour les États-Unis [2].

Accusé par le président Trump d’être responsable de destruction d’emplois industriels aux États-Unis, l’ALENA a été remplacé par un nouvel accord signé en 2018 « Accord États-Unis Mexique Canada » (AEUMC en français, USMCA en anglais) qui avait entre autres pour but de protéger les emplois industriels aux États-Unis en exigeant un renforcement de la législation du travail au Mexique.
Depuis peu, le Mexique est devenu le 1er fournisseur des États-Unis devant la Chine. Le pays bénéficie de la rivalité entre la Chine et les États-Unis, et de la volonté des trois pays de l’ALENA de relocaliser leur production industrielle. En accueillant de nombreux investissements chinois, le Mexique devient en fait un pays « connecteur », offrant à la production chinoise un chemin détourné vers le marché nord-américain, en évitant les sanctions douanières américaines et la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement. De nombreuses entreprises internationales se sont également installées, principalement dans les régions frontalières des États-Unis, afin de bénéficier à la fois des salaires moins élevés du Mexique et de la proximité du marché états-unien.
Des écosystèmes et une agriculture bouleversés
La libéralisation totale des échanges agricoles, entrée en vigueur en 2008 dans le cadre de l’ALENA, a eu surtout des effets dévastateurs pour l’agriculture du Mexique, inondé de maïs cultivé de manière intensive et largement subventionné aux États-Unis. Malgré un décret du gouvernement mexicain de 2020 visant à interdire les importations de maïs OGM au 31 janvier 2024, le pays continue d’en importer massivement des États-Unis.
L’ALENA a également permis une mainmise d’entreprises états-uniennes sur le pays, et les cultures d’exportation (avocats, agave, baies et raisin destinés aux supermarchés des États-Unis et du Canada) ont pris la place de cultures traditionnelles et des modes collectifs de gestion des terres. De plus, l’importation massive de produits alimentaires industriels remplaçant l’alimentation traditionnelle a eu des impacts désastreux en termes de santé publique (obésité et diabète notamment).
Déforestation, accaparement des terres et de l’eau ont entraîné la ruine de nombreuses familles paysannes, des problèmes de malnutrition, un exode rural massif et un accroissement des migrations vers les États-Unis. Des conflits se multiplient entre les populations locales et les industriels comme Danone, Nestlé ou Coca-Cola dont les usines surexploitent les ressources en eau. Plusieurs années de sécheresse menacent également l’approvisionnement en eau de la capitale, mégalopole de 23 millions d’habitant·es qui doivent se tourner vers l’eau en bouteille (dont les Mexicain·es sont les premiers consommateur·rices au monde).
Ayant perdu les marchés locaux où ils écoulaient les surplus de leurs cultures vivrières, les paysan·nes ont été encouragé·es par le gouvernement à passer à la production sous contrat de pommes de terre en monoculture pour les entreprises de restauration rapide, entraînant endettement, utilisation de produits chimiques et affaiblissement du contrôle collectif des populations sur les territoires [3].
En 2018, le gouvernement avait lancé le programme « sembrando vida » (semer la vie) avec l’objectif de lutter contre la pauvreté et la déforestation grâce à une vaste campagne de reboisement financée par l’État. Mais entre corruption et clientélisme, le programme n’a pas eu les résultats escomptés, et a même parfois accentué la déforestation, l’absence de contrôle ayant permis à certain·es de tout déboiser avant de replanter pour toucher les subventions.
Les populations amérindiennes, entre marginalisation et mobilisations
Alors que la valorisation des vestiges mayas est au cœur de la politique touristique du pays, les populations amérindiennes, souvent rurales et marginalisées depuis des siècles, sont les premières victimes des bouleversements liés à l’accaparement des terres.
De multiples mouvements locaux s’organisent pour dénoncer ces pratiques : par exemple, les Peuples Unis ont obtenu en 2021 la fermeture pendant une année de l’usine d’embouteillage d’eau Bonafont, de la multinationale française Danone, accusée de surexploiter les ressources en eau de la région de Puebla. D’autres groupes luttent contre l’implantation d’une porcherie géante qui polluerait les nombreuses cénotes de la région (gouffres remplis d’eau douce qui ont une importance culturelle pour les Mayas). Le Réseau de femmes de la côte en rébellion (Red de Mujeres de La Costa en Rebeldia) se mobilise contre le développement des plantations de palmiers à huile, principale cause de déforestation [4].
Outre la mainmise sur les terres les plus fertiles pour les cultures d’exportation, le sud du pays, où vivent majoritairement des populations amérindiennes, fait l’objet de deux mégaprojets emblématiques : le « Tren maya », voie ferrée de 1 500 km, qui doit relier les ruines mayas entre elles et transporter, outre les touristes, des produits énergétiques du Guatemala vers les États-Unis, et le corridor interocéanique pour le fret de marchandises, qui doit s’accompagner de la création de vastes zones industrielles. Selon le discours officiel, ces projets doivent favoriser le développement et créer de nombreux emplois. Mais ses opposant·es dénoncent une menace pour le patrimoine à la fois archéologique et écologique. Une consultation a été organisée auprès des populations en décembre 2019, mais les observateur·rices de l’ONU en ont souligné les limites : faible participation (notamment des femmes), manque d’information sur les impacts négatifs du projet, brièveté des délais…
Au printemps 2023, une caravane de militant·es « El Sur resiste » (le Sud Résiste) a traversé sept États du pays pour alerter sur les dégâts causés par ces chantiers, mais les « programmes de bien-être » du gouvernement et l’omniprésence de l’armée, à qui le gouvernement a confié l’administration du chantier, contribuent à dissuader la majorité de la population de s’opposer à ces projets.
La caravane était organisée par l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). Créé dans les années 1970, ce mouvement est apparu dans l’actualité le 1er janvier 1994, date de l’entrée en vigueur de l’ALENA, en assiégeant plusieurs villes pour faire entendre la voix des autochtones, leurs revendications territoriales et le respect de leur dignité. Les Zapatistes avec leur annonce « Hoy decimos basta ! » (« Aujourd’hui, nous disons ça suffit ! ») se considèrent comme « une arrière-garde pour faire pression sur la société ».
Depuis 30 ans, le mouvement zapatiste, né de l’imbrication des luttes de libération nationale et des communautés autochtones, a inspiré de nombreux mouvements dans le monde et a pris successivement diverses formes, qui ont été résumées par la formule « contre, avec, sans » : lutte armée, puis négociations avec le gouvernement (accords de San Andrés en 1996), puis organisation de collectivités autonomes (la loi sur les « droits indigènes » votée en 2001 ne respectant pas le contenu des accords de San Andrés).
En 2023, l’EZLN a annoncé des changements importants dans son organisation, suite à une autocritique, qui a conclu à la nécessité de rompre le fonctionnement « pyramidal » qui s’était mis en place. Les 12 conseils de bon gouvernement et la trentaine de municipalités autonomes ont été remplacés par des milliers de structures de base, des gouvernements autonomes zapatistes (CGAZ) et des gouvernements autonomes locaux (GAL). Plus largement, ces décisions, dans la continuité du principe « changer le monde sans prendre le pouvoir », s’inscrivent dans une vision à long terme, avec la volonté de « semer des graines » pour un monde nouveau, afin de faire face à l’effondrement systémique et environnemental [5].