Où est le Tahrir Square indien ?

Saroj Giri

, par OpenDemocracy

 

Ce texte, publié originellement en anglais par OpenDemocracy.net, a été traduit par Laura Francesca Barbieri Maillet, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

C’est une question qui pourrait bien être aussi intéressante pour les Égyptiens que pour les Indiens. La réponse a aussi des implications pour les militants des tant vantées démocraties occidentales.

Où est l’Égypte de l’Inde, le Tahrir Square Indien ? En Inde, on est en train de se poser cette question, aussi bien publiquement, par les leaders et les militants, que silencieusement, dans des conversations personnelles. L’éminent militant social Swami Agnivesh a déclaré aux médias le 6 février 2011 qu’« il serait temps que les gens descendent dans la rue pour protester contre la corruption. Si la corruption continue à ce niveau, ce qui s’est passé en Égypte pourrait se répéter ici. » (Indian Express, 6 février 2011). La campagne d’Agnivesh a organisé une grande manifestation le 30 janvier 2011, pour commémorer le jour de l’assassinat de Gandhi en 1948. Les organisateurs espéraient que « des centaines de gens descendraient dans les rues pour demander des lois anti-corruption efficaces ».

Évidemment, la démocratie constitutionnelle de l’Inde diffère de l’Égypte, car elle présente une pluralité de partis politiques, de groupes d’intérêt et d’élites en concurrence, sans un seul dictateur au sommet. Cela signifie que l’Inde est « la terre de plusieurs Mubarak, une terre où les arnaqueurs comme A. Raja et Satyam Raju peuvent s’affirmer et prospérer » (Mahima Sharma, Time for an Egypt in India ?). Aujourd’hui en Inde, l’accusation de « se comporter comme Mubarak » est lancée d’un politicien à l’autre. En exhortant les gens réunis à la conférence de son parti, le politicien Mulayam Singh Yadav a appelé à une émeute « tel que (le Premier ministre) Mayawati serait forcé de se retirer comme le président égyptien Hosni Mubarak ». Cet exemple extérieur a aussi favorisé une référence à l’histoire de protestations propre au pays : ainsi Agnivesh lance un appel à la jeunesse indienne afin de réanimer l’esprit du mouvement JP des années 1970.

Mais ce qui s’est produit en Égypte est-il possible en Inde ? Où est le Tahrir Square indien ? Prenons donc en considération deux réponses à ces questions, toutes deux donnant une réponse négative, mais en empruntant deux approches différentes. La première approche prend en considération l’énorme partie pauvre de la population, alors que la seconde se concentre sur la haute bourgeoisie. La première réponse est donnée par un fameux sociologue indien dans un article de journal (Dipankar Gupta, ‘The Tenacity of Hope’, The Times of India, 7 février 2011). Gupta trouve deux arguments pour expliquer pourquoi un soulèvement de style égyptien ne serait pas possible en Inde. Le premier argument est évidemment la démocratie. Nous ne sommes pas une république bananière. Il y a une pluralité de partis politiques qui peuvent organiser la population et exprimer leurs demandes : « Nos élites politiques sont partagées entre plusieurs partis et entre différents États, ils expriment aussi des points des points de vue différents. »

Gupta soutient que bien que 40-50% de la population indienne vive en dessous du seuil de la pauvreté, tout effet déstabilisant au niveau politique est atténué par la mobilité sociale. La croissance pourrait ne pas avoir garanti une mobilité verticale, mais il y a une mobilité horizontale engendrée par la présence d’un énorme secteur informel de l’économie qui absorbe les pauvres et leur rage : « Par rapport aux Égyptiens, une bien plus grande partie des Indiens est en train de chercher un travail ou de construire un maison là où leurs parents n’auraient jamais songé le faire. » Il y a un mouvement horizontal important de population activement engagé dans la recherche de nouvelles opportunités et de nouveaux moyens de subsistance, passant constamment du travail agricole au travail non-agricole, des villages aux villes et métropoles. « Des nouvelles ambitions et attentes sont créées et, dans ce processus, la frustration engendrée par l’état de privation actuelle ne parait pas si mauvaise. »

En Inde, le travail indépendant a augmenté et l’emploi privé non agricole s’est énormément accru, à la différence de l’Égypte où l’économie informelle n’a pas vraiment été à la hauteur de la situation. De plus, la féminisation dans le marché du travail est un autre phénomène distinctif important en Inde, puisqu’elle a donné de l’espoir à beaucoup de familles pauvres d’ici. En Inde, ainsi qu’au Bangladesh et au Sri Lanka, il y a une grande quantité de femmes qui travaillent dans des usines destinées à la production de vêtements et d’autres produits de consommation courante.

Bien que les conditions de vie soient plus dures qu’en Egypte, la démocratie et l’économie informelle font que les pauvres peuvent investir dans le statu quo. Mais qu’en est-il de la jeunesse et de la fleurissante bourgeoisie indienne des villes ? Sont-ils en train de paver leur chemin vers Tahrir Square via Facebook ?

Absolument pas. Telle est la conclusion de la dernière enquête concernant les attitudes des jeunes (18-25 ans) en Inde (Sagarika, Ghose, “Still Old at Heart”, Hindustan Times, New Delhi, 8 février 2011). Qu’a-t-on découvert de nouveau sur les jeunes Indiens pendant que leurs homonymes égyptiens étaient en train d’amener un bouleversement sans précédent ? Selon Ghose, l’enquête montre que « dans l’Inde du 21e siècle, la génération des jeunes entre 18 et 25 ans ne veut pas de révolution. Loin de là. En effet, les jeunes paraissent ennemis des risques, plus orientés à droite que jamais, extrêmement conservateurs du point de vue social et pas du tout portés à la rébellion. Une telle aversion aux risques ne signifie pas seulement leur totale incapacité à concevoir quelque chose comme une révolte gauchiste ou progressiste, mais aussi que, même en tant qu’entrepreneurs et capitalistes, ils seraient du genre le plus ennuyeux et conservateur. Selon Ghose, le problème est qu’« avec une génération si terriblement conservatrice, comment aura-t-on des libres penseurs et des aventuriers, d’où viendront les nouveaux Mark Zuckerberg et Bill Gates ? » À leur place, « les riches parents sont en train d’élever une génération de marmots gâtés et choyés qui embrassent les pieds de leurs parents en exhibant un respect dérisoire mais qui n’hésiteront pas à contrevenir la loi en conduisant ivres, sûrs que Maman et Papa les tireront de tout problème face à la loi ». De plus, elle explique que Facebook et Twitter peuvent avoir généré les émeutes de Tahrir Square en Egypte, mais qu’en Inde Facebook et Twitter sont principalement contrôlés par des jeunes qui méprisent ouvertement les minorités de « pseudo-libéraux laïques » et les prétendus « antinationalistes ».

En effet, il n’est pas rare d’entendre ce genre de personnes déclarer que « l’Inde a besoin d’un dictateur » pour résoudre tous ses problèmes sociaux. Ce sentiment se traduit souvent par une chasse aux pauvres, comme pour nettoyer ce qui fait tache. Cela a été particulièrement évident pendant les Jeux du Commonwealth à Delhi en octobre 2010, quand les « implantations non autorisées » ont été démolies, les pauvres repoussés loin des regards dans les zones les plus inhospitalières hors de la ville et les mendiants éloignés et abandonnés dans des périphéries désertiques.

Une foi aveugle dans les principes néolibéraux de l’entreprise privée, un conservatisme social profondément ancré et souvent mêlé à une culture populaire moderne, à une ligne dure contre les minorités et les pauvres, ainsi qu’au patriotisme envers un pays fort de sa puissance nucléaire, sont les caractéristiques de base de cette jeunesse dorée urbaine de l’Inde.

Prenons donc ces explications apparemment disjointes – l’une prenant en considération les pauvres et l’autre concernant au contraire la haute bourgeoisie – et mettons-les ensemble. La démocratie indienne paraît alors en train de garantir l’ordre social qui nourrit cette même bourgeoisie en gardant les pauvres enfermés dans un cercle vicieux de « mouvements horizontaux ». Peut-être « démocratie » serait-il le nom de cette relation fort inéquitable que la bourgeoisie – ainsi que la classe capitaliste à plus large échelle - maintient avec les pauvres ? L’Inde possède évidemment l’une des classes capitalistes les plus rapaces du monde – quand un comité gouvernemental a récemment osé hasarder que les compagnies minières devraient partager 26% de leurs profits avec les populations qu’elles avaient déplacé, ces compagnies furent outrées. Néanmoins, ce genre de partage est à l’ordre du jour dans nombre d’autres pays.

À la différence d’une dictature où des mesures de coercition directe sont utilisées à la place de toute autre forme de médiation, les relations d’exploitation et de subordination en Inde sont voilées et négociées grâce à la démocratie et au marché (le secteur informel de l’économie). Au contraire de l’état d’urgence en vigueur en Égypte, du contrôle d’un seul homme sur le pays et de la répression des droits de l’homme, l’Inde maintient ce que l’on appelle une « démocratie fonctionnelle » – et cela signifie – comme dans de nombreuses autres démocraties – que les exceptions sont toujours permises, comme par exemple l’emploi de la force draconienne comme avec l’‘Armed Forces Special Powers Act’ dans le Kashmir et dans d’autres régions du Nord-Est ainsi que les assassinats non-judiciaires, comme avec l’Opération ‘Green Hunt’ contre les rebelles maoïstes.

Ce qui est intéressant dans l’analyse de Gupta, c’est que, par rapport à l’Égypte, l’Inde présente un plus haut niveau d’inégalités sociales et un standard de vie bien plus bas pour la plupart des gens. Autrement dit, l’exploitation des pauvres est bien plus développée en Inde et, malgré cela, aucune possibilité de mise en question de la classe dirigeante n’est envisageable, aucun Tahrir Square ! La démocratie, enfin, permet que les pires conditions de vie pour les pauvres puissent tranquillement coexister avec les fastes des élites urbaines, et cela tant que « l’ordre civil constitutionnel » n’est pas mis en question. Les inégalités croissantes, l’exploitation effrénée et la pauvreté vive et tranchante ne peuvent pas mener à des conséquences politiques déstabilisantes comme celle que l’Égypte a connues, tant que la démocratie est continuellement au travail pour prévenir une émeute de masse. Donc, la démocratie, est elle bonne ou mauvaise ?

À ce point, il faut réintroduire certaines des formes d’autolégitimiation avancées par la démocratie indienne depuis le temps de Nehru. Sa légitimation morale et éthique procède à deux niveaux. Le premier est son rôle dans l’arrêt de l’avancée de mouvements hindouistes de droite à grande échelle. Cela est en rapport avec la défense de la laïcité et la protection des minorités, et particulièrement musulmanes. L’autre bon côté de la démocratie indienne, c’est le grand nombre de droits et bénéfices que les pauvres ont acquis, y compris la participation des basses et moyennes castes aux élections politiques. Tout jugement définitif sur la démocratie indienne doit prendre en compte les mécanismes stratifiés et souvent complexes qui opèrent ici, ainsi que les différentes médiations à travers lesquelles la démocratie coexiste avec un ordre social souvent injuste et une classe dirigeante ouvertement réactionnaire.

Mais y a-t-il aussi une leçon que l’Inde peut apprendre aux Égyptiens ? Simplement le fait que combattre pour une démocratie multipartite et pour l’ordre constitutionnel comme objectif ultime parait chose assez inadaptée au vu de l’image de l’Inde qui se présente à nos yeux, particulièrement quand le ferment radical de la société égyptienne aujourd’hui semble pointer vers des résultats plus positifs. Du moins si Hillary Clinton n’obtient pas ce qu’elle veut. Peut-être à la différence de la démocratie indienne, qui fait tout ce qu’elle peut pour s’identifier aux politiques belliqueuses des États-Unis et d’Israël, de sorte que, par exemple, c’est aujourd’hui une alliée clef mais stratégiquement silencieuse des États-Unis en Afghanistan -, la nouvelle démocratie égyptienne aurait besoin de ne pas être otage de l’axe israélo-américain. Mais on a déjà été informé que Hillary Clinton veut que l’Inde « aide » tout particulièrement l’Égypte dans sa transition démocratique car « Washington et New Delhi étaient presque à l’unisson dans leur demande d’une transition pacifique » (‘US seeks India role in Egypt’, Times of India, 14 février 2011).

En fait, il s’agit d’une leçon que l’Égypte pourrait apprendre non pas seulement de la démocratie indienne, mais d’autres démocraties aussi, comme la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis, où le mécontentement envers ces soi-disant démocraties bouillonne. Un soulèvement comme celui qui a eu lieu en Egypte ne peut pas être exclu au sein de ces démocraties « anciennes, matures » - en effet, il pourrait même être chaudement recommandé. La manière dont les gens ont manifesté et fait la grève en France l’année passée, en paralysant le pays pendant plusieurs jours ; l’énorme manifestation des étudiants à Londres au cours de laquelle le Prince Charles a affronté directement la rage des protestants pendant un moment particulièrement anarchique ; les récentes manifestations en Grèce, pour ne par parler des grèves françaises de 1995 ou des émeutes dans les banlieues parisiennes de 2005, ainsi que des manifestations anglaises contre la guerre en Irak – peut-être là aussi s’agit-il d’une séquence d’événements, une séquence qui ne porte toujours pas de nom ni de couleur.

Cette série d’événements ne doit pas être confondue avec le « mouvement pro-démocratie », ce nom qui a été donné à la suite d’événements que certains croient avoir commencé avec la chute du mur de Berlin en 1989 et dont on pourrait identifier les traces jusqu’aux émeutes égyptiennes