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Organiser les salariés du secteur de la sous-traitance (BPO) en Inde

, par Intercultural Resources , KANTI BOSE Tarun

Cet article a été traduit de l’anglais vers le français par Véronique Rousseau, traductrice bénévole pour Ritimo. L’article original est en ligne sur ce site Organising Business Process Outsourcing (BPO) Employees in India

En Inde, le BPO pour ses sigles en anglais (Business Process Outsourcing), c’est à dire la sous-traitance d’une partie de l’activité d’une entreprise, est souvent cité comme exemple de la réussite d’un pays laissant libre cours à l’économie de marché. Les call-centers situés en Inde bénéficient des avantages comparatifs offerts par le pays, notamment une main-d’œuvre bon marché, et anglophone de surcroît. Un autre point positif mis en avant est que le secteur de la sous-traitance fournit du travail aux deux millions de personnes qu’il emploie. Toutefois, il faut relativiser ce point de vue. Si beaucoup d’employés sont satisfaits de leur travail, un coup de projecteur derrière la surface lisse de la sous-traitance met en évidence la précarité et l’exploitation de la main d’œuvre.

L’Inde est devenue l’un des viviers majeurs de la sous-traitance du monde développé, qui y trouve un large éventail de services de soutien et de back-office pour ses industries. Ce nouveau secteur remplit des fonctions comme par exemple, le service après-vente, la saisie de données, la transcription médicale, le marketing et les ventes. Les pays développés clients sont par exemple les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Ce secteur a été présenté comme le fournisseur d’« emplois de la nouvelle génération » de niveau international pour la jeunesse indienne anglophone éduquée.

Cependant, dans son étude sur les pays ayant recours au BPO, le VV Giri National Labour Institute souligne que « les conditions de travail dans la sous-traitance en Inde sont similaires aux prisons du 19e siècle ou aux galères romaines ». Praful Bidwai, un chroniqueur politique, ainsi que Chetan Bhagat qui a écrit abondamment sur les call-centers, ont tous deux accusé les industries ayant recours à cs pratiques d’exploiter les travailleurs indiens et de les faire travailler comme des « cyber-forçats ».

En dépit de cela, la machine gouvernementale, de même que les industriels, les think-tanks et la presse, ont toujours fait campagne contre le besoin de syndicats au sein du secteur de la sous-traitance au motif que :
 les employés jouissent de conditions de travail idylliques en comparaison du reste des salariés
 une syndicalisation du secteur conduirait à la fin des avantages compétitifs de l’Inde et signifierait une désolidarisation du pays puisque ces industries sont précisément celles qui font tourner l’économie indienne. Beaucoup de gouvernements d’états ont déjà défini les BPOs de services administratifs (ITes) comme étant des services d’utilité publique selon la loi « Industrial Disputes Act ». De ce fait, les grèves légales s’avèrent pratiquement impossibles et entravent le processus de syndicalisation.

Après 2000, lorsque le marché de l’emploi a connu une croissance rapide, des syndicats ont commencé à s’organiser parmi les employés, mais ces amorces n’ont permis aucune percée significative. Cet article repose sur les échanges entre les employés sous-traitants et les syndicalistes qui ont rassemblé leurs efforts pour syndicaliser les travailleurs dans le National Capital Region (NCR) qui englobe Delhi et les zones environnantes.

Les défis de l’organisation des travailleurs de la sous-traitance

Chakravarthi Suchindran, un ancien journaliste devenu directeur technique de Genescis BPO pense que la syndicalisation des employés sous-traitants par des « éléments extérieurs » n’a pas fonctionné parce que ces initiateurs n’étaient pas en phase avec les réalités du monde industriel. « En interne » les syndicats ne se sont pas formés non plus, parce que les dits employés ne sont pas des travailleurs au sens ouvrier du terme. Il s’agit plutôt d’une armée de cols blancs dotés d’une vision du monde et d’un raisonnement différents. Cette jeunesse citadine hautement éduquée et financièrement aisée est souvent très bien payée par le secteur.

Cependant, « il règne au sein du secteur une conception fausse du statut de « travailleur ». En général, ils sont désignés par le terme agent. » C’est ce que déclare Pratyush Chandra, un syndicaliste, éditeur du Radical Notes, qui a œuvré pour le rassemblement des employés de la sous-traitance au sein du NCR (National Capital Region, désignant la ville de Delhi et les zones urbaines avoisinantes). Il ajoute : « Les patrons des BPO tentent par tous les moyens de dissimuler le statut de « travailleur » en inculquant à leurs employés qu’ils sont des managers ou des cadres faisant partie intégrante du management. Ils héritent de titres tels que « group leader » et « team manager », mais en vérité ils sont dépourvus de réel pouvoir. Un employé BPO qui suit ou possède un master n’a pas le sentiment d’être un travailleur."

Les syndicats de secteur n’ont pas réussi à faire tomber les barrières. Ils n’ont pas intégré la nouvelle culture du travail engendrée par l’économie libérale. Ils doivent s’adapter à l’environnement dans lequel opère le secteur de la sous-traitance, et intégrer les droits d’une classe de travailleurs structurée. »

Les employés sont relativement gênés par une surveillance constante. Même s’ils travaillent dur, ils continuent d’être contrôlés à tout point de vue. C’est lorsque la situation leur devient insupportable qu’ils veulent rompre la mainmise qui règne sur eux. « Alors que j’essayais de structurer les employés de la sous-traitance à Gurgaon et NOIDA (deux régions à développement rapide au sein de la NCR), j’ai constaté que des travailleurs irrités exprimaient leur mécontentement en extrayant des fichiers du serveur pour les corrompre. Ce n’était pas un acte individuel, mais plutôt une protestation organisée. En effet, la direction avait les moyens d’épingler des actes individuels, mais pas de cerner une démarche organisée » souligna Chandra.

Le New Trade Union Initiative (NTUI), un syndicat politiquement indépendant, a ardemment prôné la formation de syndicats d’employés dans le secteur. Mais bien qu’ils aient préparé le terrain, les syndicats nationaux alliés aux partis politiques majeurs, tels que Centre of Indian Trade Unions (CITU), the All India Trade Union Congress (AITUC) and the Indian National Trade Union Congress (INTUC), n’ont pas trouvé la méthode pour syndicaliser les travailleurs sous-traitants.

Soutenu par INTUC, le syndicat UNITES Professionals a toutefois remporté quelques succès dans le secteur. Quant à CITU, il a pu former un petit syndicat de travailleurs du secteur à Kolkata et le syndicat travaille maintenant à rassembler les employés sous-traitants de l’industrie informatique de Bangalore, Chennai et Hyderabad.

Malgré cette avancée, nombre de travailleurs ne sont pas convaincus de la pertinence des syndicats. Selon Vijayalakshmi Tyagrajan, une employée de Horizon BPO à NOIDA, âgée de 37 ans, les syndicats n’ont besoin d’intervenir que si les employés sont floués par la direction. Dans le secteur de la sous-traitance, les employés sont très au fait de la culture d’entreprise (heures supplémentaires et autres aspects) et sont prêts à y faire face. « Moi, je suis tout à fait libre d’exprimer mes opinions, donc je pense que le syndicalisme est superflu » dit-elle à propos du centre de sous-traitance dans lequel elle travaille.

Chakravarthi Suchindran qui partage ce point de vue, ajoute « des secteurs bien organisés de la BPO et des services administratifs, offrent de meilleures possibilités d’adaptation et de conciliation que les syndicats n’en ont jamais offert dans le passé ni ne sont en mesure d’en proposer. C’est souvent un milieu fiable, et il existe une dynamique de flux de travail guidée par des considérations de performance de l’équipe plutôt que par le courage individuel. De ce fait le collectivisme est aussi présent dans les esprits. Une équipe prend soin de ses membres et ensemble ils partagent les fruits de leur « travail intellectuel ». Je ne dirais pas que c’est de l’indifférence ou de l’empathie, mais plutôt de la désillusion vis-à-vis du concept même de syndicalisme. Le rôle des syndicats nationaux CITU et AITUC et son effet viral sur les organisations, auxquelles ils se sont attachés, ont été portés sur le devant de la scène par les médias. »

Il ajouta : « les heures de travail sont assez bien rationalisées dans la sous-traitance, le secteur informatique et les services administratifs ; et le salaire reste globalement bien au-dessus de ceux des autres secteurs. Généralement, la plupart des débutants rêvent d’un salaire à 6 chiffres, mais refusent de faire tout effort pour y aboutir. Désolé, mais tout se mérite. »

Ces points de vue font abstraction de la dure réalité à laquelle ces employés doivent faire face. Ces difficultés sont mises de côté par la logique de la machine étatique et industrielle, qui clame la non-nécessité des efforts syndicalistes. Mais quelques employés voient les choses autrement. Pour exemple, Nianghauching Manlun, 24 ans, de Manipur dans le nord-est de l’Inde, travaille avec la société de outsourcing PMG, un organisme de sous-traitance de NOIDA. Elle déclare : « D’une manière générales, des facteurs externes ont freiner les efforts des syndicalistes du secteur de la sous-traitance en Inde. Cependant, le point décisif sont les facteurs internes. Par conséquent, nous devrions nous focaliser sur les facteurs qui impactent la collectivité directement sur le lieu de travail. Je viens du Nord-Est de l’Inde, et 99 % des employés qui travaillent de nuit viennent de cette partie du pays. Dans les petits centres de sous-traitance, ils travaillent sans relâche pendant un mois, mais le dernier jour de ce même mois, le centre s’écroule et le propriétaire s’évanouit dans la nature. Nos amis ont perdu de l’argent, ce qui s’est ajouté à leur malheur. L’insatisfaction et le désespoir croissants deviennent problématiques. Dans ce climat, les syndicats deviennent indispensables à la structuration des travailleurs sous-traitants » La majorité des centre de sous-traitance pratiquent l’exploitation, donc les employés ont besoin d’être syndicalisés et responsabilisés.

Les efforts pour la syndicalisation dans le secteur de la sous-traitance

La dernière partie de cet article décrit quelques efforts majeurs de structuration des travailleurs du secteur :

  • le syndicat des professionnels de l’informatique et des services associés ( UNITES )
    UNITES Professionals a été créé en 2004. Il est affilié à INTUC, qui est lui-même soutenu par le Congress Party, un des partis politiques les plus influents en Inde. Selon Karthik Shekhar, le secrétaire général de UNITES, le patronage politique donne du mordant aux 8000 membres de ce syndicat fort. Il ajoute que la base du mouvement est restreinte et que sans soutien politique, elle n’aurait pas survécu en tant que syndicat indépendant. Mais il est important de signaler que les liens politiques n’influent pas obligatoirement les décisions des conseils d’administration des fédérations du BPO et des services administratifs.

Suomen Ammattiliittojen Solidaarisuuskeskus (SASK, un comité de solidarité des syndicats finnois) a soutenu UNITES Professionals, à travers plusieurs de ces actions telles que des campagnes, des ateliers, et des programmes de formation en Inde. Le but de ces coopérations est d’augmenter la compétence à mettre en place des actions qui servent les intérêts des professionnels du secteur informatique et des services administratifs en Inde.

UNITES coopère avec SASK dans le domaine du partage de la recherche et de l’information. SASK travaille également avec UNITES sur les problèmes d’intérêts communs sur des plate-formes internationales.

  • West Bengal Information Technology Services Association ( WBITSA )
    En 2006, CITU, un syndicat soutenu par le parti communiste indien (marxiste), lança une branche syndicale pour l’industrie informatique : the West Bengal Information Technology Services Association (WBITSA). « Il est temps que cette industrie, qui contribue à plus de 4,5 % aux ressources économiques nationales, ait des syndicats pour protéger le droit des travailleurs » estime Shyamal Chakravarty, conseiller au WBITSA et président du syndicat CITU’s West Bengal. Selon lui, il y a deux catégories d’employeurs dans le secteur informatique : Ceux qui obéissent aux lois (du travail) et ceux qui les bafouent. WBITSA a promis de prendre la défense des employés qui ont été privés de leurs droits. Pendant le lancement du syndicat WBITSA le 14 novembre 2006, il critiquait les employés du secteur informatique qui faisaient peu de cas des droits fondamentaux du travail. Il souligna l’absence de lettres d’embauche, et le non-accès pour les travailleurs aux fonds de prévoyance et à l’assurance sociale des salariés. Les travailleurs perdaient ainsi leur emploi sans motif ni préavis. L’association a promis une liste d’irrégularités aux sociétés qui ne respectaient pas les lois du travail.
  • Centre for BPO Professionals (CBPOP)
    Le projet CBPOP (Centre for BPO Professionals) a été lancé en juillet 2004 lors de la création de deux centres de service : l’un a Hyderabad et l’autre à Bangalore. Ces centres sont dirigés par J.S.R. Prasad et N.R. Hedge, deux syndicalistes expérimentés qui ont travaillé 25 ans dans les secteurs des télécommunications en Inde. Pour le CBPOP, la stratégie de base du projet réside dans les points suivants :
     contacter et convaincre : attirer l’attention sur le syndicalisme et le faire apprécier.
     tisser des liens : mettre à disposition des employés des réseaux
     consolider : fusionner ces réseaux avec les syndicats en entreprise au niveau régional et national.

Depuis sa formation, le CBPOP a dû faire face à de nombreux conflits et a mené de nombreuses recherches et études. En organisant des activités éducatives et en parlant aux salariés de la nécessité des syndicats, une certaine solidarité s’est instaurée. Avec l’expansion de ses activités progressivement à d’autres centres, le CBPOP arrive au final à toucher plus de 5 000 employés de plusieurs villes. En conséquence, ce mouvement entame maintenant la phase d’enregistrement de syndicats dans divers états, afin d’organiser et représenter les employés. Comme ce fut le cas pour les salariés affiliés à de grandes institutions financières telles que HSBC, le CBPOP aide à organiser les salariés en syndicats au niveau même de l’entreprise, lorsque les salariés d’une société en particulier en expriment le souhait. Le projet initial était d’enregistrer un syndicat national afin de faciliter le recrutement et la représentation. Mais depuis la création du CBPOP en juin 2005, la réglementation sur la formation des syndicats a changé. Elle n’autorise plus que l’inscription de tels syndicats au niveau des états. Les représentants du CBPOP perçoivent ce véto national des syndicats de centre de sous-traitance et de call-centers comme la volonté du gouvernement et des employeurs d’empêcher la présence de syndicats dans ces secteurs importants.

  • New Trade Union Initiative ( NTUI ) dans le secteur BPO.

Le NTUI s’est engagé massivement dans la problématique de croissance du travail contractuel en Inde, et de son impact sur les normes fondamentales du travail et sur le droit des travailleurs à s’associer. Ses priorités sont d’organiser la main d’œuvre contractuelle, et de lutter pour une législation juste et une régulation des relations du travail. Le NTUI a tenté de s’intéresser au travail sous-traité dans l’industrie des call-centers, comme un cas particulier au sein des paramètres du travail contractuel en Inde. Il s’est donc préoccupé de l’état des relations professionnelles et des conditions de travail au sein de l’industrie des call-centers.

« Les employés du secteur sont satisfaits de leur emploi au niveau salaire, mais en raison de la pression excessive, d’un besoin de socialisation, et d’une forte intensité de travail, ils souhaitent s’unifier et former des associations pour pouvoir réclamer leurs droits et des normes de travail équitables », déclare Ashim Roy, secrétaire général du NTUI.

  • All India Central Council of Trade Unions (AICCTU) dans le secteur BPO
    AICCTU, un syndicat soutenu par le parti communiste de la libération indienne (marxiste-léniniste), a commencé à travailler parmi les employés sous-traitant à Gurgaon et NOIDA en 2000. Parmi leurs revendications, leurs efforts incluaient entre autres des campagnes pour réglementer la durée de travail et les indemnisations. Ils ont particulièrement mis en évidence la situation des travailleurs dans leur première année d’emploi parce qu’ils sont en général les plus exploités. Les membres de l’AICCTU essaient d’organiser les salariés pour faciliter la réparation des injustices, ce qui les aidera à résoudre les questions en suspens et redéfinir le rôle des négociations collectives. Jusqu’ici il n’y a pas eu de percées majeures dans le secteur.

Tandis que certains de ces efforts ont permis des résultats prometteurs, il reste beaucoup de travail à faire, afin d’augmenter l’intérêt des employés du secteur de la sous-traitance, et pour mettre un terme à l’exploitation dans ce secteur, qui représente une industrie de pointe en Inde.