Violences, guerres, conflits armés : évolutions et résistances

Sommaire du dossier

Notes sur l’actualité du théâtre d’opérations psycho-politiques en Amérique latine 

Défis programmatiques par temps de siège pour une gauche révolutionnaire à venir

, par Instituto Plebeyo , ACEVEDO Carolina, CASTRO Carlos Alberto, PAZ FRISIA Agustina, RODRIGUEZ VARELA Gabriel, ZINK Florence (trad.)

Vous, les inconscients de ce monde encore assoiffés de révolte, vous qui vous sentez abattus, au bord du gouffre, de l’explosion, de la déprime, sans force pour poursuivre la lutte, unissez-vous !

0. Arrière-garde psycho-politique

Les notes partagées ci-après présentent quelques-unes des considérations élaborées durant le processus de recherche militante que nous avons développé au sein de l’Observatoire « Sylvia Bermann » de psycho-politique et santé mentale populaire. À savoir, un espace militant de gauche à l’œuvre depuis 2023 dans le cadre de l’Institut Plebeyo, rejoint par des camarades venu·es d’Argentine, d’Uruguay, du Pérou et du Chili, afin de participer et d’intervenir de façon organique et/ou inorganique dans différentes expériences organisationnelles et politiques de la classe ouvrière.

L’Observatoire a pour ambition d’être un refuge de contre-hégémonie existentielle et affective, une arrière-garde psycho-politique stratégique pour tou·tes celleux qui en font partie. Notre intention est de contribuer au développement d’une plateforme expérimentale d’action psycho-politique au sein même des forces populaires de gauche, qui soit en mesure d’offrir une écoute ainsi que des réponses à la hauteur des défis que pose l’actuelle conjoncture émotionnelle et affective de la lutte des classes, qui impacte nos propres vies ainsi que les territoires d’existence où nous habitons.

Pour nous, la nécessité d’élaborer collectivement cette réponse surgit dans le cadre de notre recherche militante. C’est le résultat de l’analyse de cette conjoncture que l’on pourrait présenter dans les termes suivants :

a) Elle nous affecte au quotidien, et nos camarades, ami·es, collègues en souffrent également : ces inconscients que nous sommes et qui essayons encore de nous révolter, nous nous sentons psycho-politiquement brisé·es, au bord de l’explosion ou du naufrage, et il nous semble avoir de moins en moins de force pour poursuivre la lutte.

b) Notre travail de recherche nous montre que cette tendance à la décomposition psycho-politique de nos forces ne cessera de se développer parallèlement aux avancées des extrêmes droites ainsi qu’à l’offensive des forces du capital sur nos vies et nos territoires d’existence.

c) Parmi les forces populaires de gauche dans lesquelles nous sommes engagé·es, nous ne disposons pas de plateforme psycho-politique qui puisse encourager le développement de lignes d’action prêtes à intervenir dans les dimensions émotionnelles et affectives de la lutte sociale et politique.

d) L’absence de ce programme laisse donc une totale « liberté d’action » aux mécanismes de subjectivation des dispositifs de pouvoir des extrêmes droites du capital. Ce qui non seulement nous condamne à la défaite, mais également nous empêche d’accéder au théâtre d’opérations psycho-politiques [1] pour pouvoir mener la bataille sur ce terrain.

e) Nous considérons qu’il n’est actuellement pas possible de modifier le rapport de force psycho-politique (lesquelles ne sont pas non plus objectives) ; c’est-à-dire qu’il nous apparaît impossible de briser ce siège émotionnel et affectif mis en place par l’ennemi sans une réponse programmatique. Il s’agirait donc d’une création nécessairement collective à laquelle, vous, lecteur·rices du monde entier qui vous sentez brisé·es et défait·es, êtes également invité·es à participer.

1- Jamais ils ne sont partis.

L’efficacité émotionnelle et affective de l’offensive des extrêmes droites sur les territoires populaires d’existence, les asphyxies et les sièges quotidiens que nous subissons dans nos propres vies s’avèrent incompréhensibles sans l’instauration de la terreur comme revers psycho-politique du terrorisme d’État, qui est le propre des dictatures civico-militaires déployées sur notre continent dans le cadre de la Doctrine de Sécurité Nationale de l’impérialisme yanqui. Nos maîtres du soupçon psycho-politique Sylvia Bermann, León Rozitchner et Marie Langer nous l’avaient déjà enseigné… la lutte des classes s’élabore également à travers les dimensions inconscientes du théâtre d’opérations psycho-politiques. Et l’avenir de l’offensive en cours de l’extrême droite impérialiste n’est pas l’exception.

Cette terreur opère comme soubassement psycho-politique de la consolidation du régime de domination sociale néolibérale (Cavero) au cours des années 1990 dans la région. Elle renvoie à ce qui rend possible, émotionnellement et affectivement, l’efficacité de l’ennemi jusqu’à aujourd’hui.

2- La terreur n’est pas la peur

Dans la lignée de certains enseignements de nos maîtres du soupçon psycho-politique, nous pouvons affirmer qu’il ne faut pas confondre la terreur et la peur. Par exemple, on peut avoir peur de la prédisposition à tuer des forces répressives de l’État contre le soulèvement populaire. La terreur psycho-politique à laquelle nous nous référons opère dans un registre pré-personnel et para-subjectif, c’est-à-dire, réellement inconscient. Pour paraphraser librement les termes de la psychanalyste brésilienne Suely Rolnik dans son Anthropophagie Zombie, la terreur intervient au niveau de la (re)production des territoires d’existence, renforçant ainsi la consistance subjective d’un certain régime de domination sociale et les conditions sensibles pour l’adhésion personnelle et collective aux formes de vie que promet et encourage un certain projet sociétal et politique. Cette terreur fait exister autant les sujets de l’action/ passion que les objets du monde, tout en modulant et encadrant les limites et possibilités des relations qui s’établissent entre les deux dans un territoire déterminé. La terreur psycho-politique n’est pas la terreur de quelque chose, mais le point de suture qui forme la matrice affective pour le champ de l’expérimentable, du sensible, du désirable, du pensable et de l’imaginable implanté dans le corps social comme produit inconscient du terrorisme d’État.

C’est dans les limites de la terreur que naît et s’élabore également le développement d’une guerre psycho-politique souterraine, de longue haleine.

3- Démocraties de la défaite

La fin des gouvernements civico-militaires des dictatures de Sécurité Nationale n’a pas été une conquête des masses populaires latino-américaines. Nous n’avons pas reconquis la démocratie. Nous sommes arrivé·es à autre chose : les classes dominantes nous ont légué « une démocratie de la défaite » (Rozitchner). C’est-à-dire, des régimes politiques formellement démocratiques, érigés sur le rapport de forces objectives, psycho-politiques et existentielles nées de la défaite de nos tentatives révolutionnaires pendant les années 1960 et 1970. La terreur actualise et garantie la reproduction élargie des aspects psycho-politiques de ce rapport de forces, opérant comme une réassurance subjective de l’hégémonie moléculaire [2] des classes dominantes, et limitant la possibilité d’une alternative révolutionnaire et post-capitaliste pour la transformation sociale.

4- Voix de la terreur

Si la terreur psycho-politique vociférait, elle résonnerait comme un cauchemar. C’est alors que retentirait à l’unisson le supplice de tou·tes et de chacun·e de nos mort·es face à la torture et à la cruauté criminelle et impassible de l’ennemi. Les voix de la terreur viennent renforcer les soubassements des démocraties de la défaite. Seule nous parvient l’existence d’une menace, proférée à l’encontre de celleux qui osent défier leurs limites. « Tiens-toi tranquille ! Tu sais bien que tu ne peux même pas imaginer la douleur que je pourrais t’infliger à toi et aux tien·nes ! »

5- Généalogie psycho-politque

Il est possible d’établir une généalogie psycho-politique qui relie la terreur implantée par les dictatures civico-militaires grâce à l’efficacité subjectivante des extrêmes droites actuelles, à l’adhésion des masses suscitée par les promesses de modes d’existence de vie en commun. Il s’agit là d’une trame historico-matérielle qui nous concerne également, nous, les gens de gauche, les inconscient·es qui par nécessité de survie et / ou par désir, essayons encore de nous soulever. Nous, les gens de gauche, nous portons également et nous sommes porté·es par les marques de la terreur incrustée par le feu et par le sang dans le corps social. Nous sommes, nous aussi, en partie, nos propres ennemis.

Dans les moments de désespoir, où l’on ne sait plus que faire d’autre, c’est-à-dire, dans nos moments de plus grande lucidité, nous en arrivons à considérer que notre inefficacité n’en est pas moins un indice des répercussions actuelles de la terreur des dictatures de Sécurité Nationale. Dans quelle mesure cette terreur nous attache-t-elle aux existenciaires [3] et aux imaginaires réformistes et institutionnalistes propres à la « démocratie de la défaite » ? Dans quelle mesure les limites imposées par la terreur dictatoriale nous contraignent-elles à nous accrocher bec et ongles aux mêmes moyens, aux mêmes stratégies et aux mêmes armes psycho-politiques (et de lutte en général) auxquels on s’est habitué·e malgré leur ostensible inefficacité ? Dans quelle mesure cette terreur nous enchaîne-t-elle de manière inconditionnelle et nostalgique au répertoire psycho-politique consacré par la tradition des luttes émancipatrices, et sans égard pour ses apports actuels ? Dans quelle mesure les échos de cette terreur nous condamne-t-ils à la défaite ? Qu’y a-t-il dans cette terreur qui nous empêche d’imaginer, d’essayer, d’expérimenter de nouvelles réponses psycho-politiques afin de ne pas retomber dans le même recours impassible à « la force de volonté révolutionnaire » et/ou à un consciencialisme impuissant pour ce qui est de nos pratiques émancipatrices et organisationnelles ? Dans quelle mesure cette terreur nous empêche-t-elle, sous prétexte de cultiver le défaitisme, d’assumer l’état de décomposition psycho-politique de nos forces et des thèses institutionnalistes d’une gauche éloignée des classes ouvrières et de ses souffrances ?

6- Critique des armes psycho-politiques

L’efficacité psycho-politique des extrêmes droites dans la région, l’adhésion de vastes secteurs de la classe ouvrière et populaire aux promesses de leurs aventures politiques (et plus seulement à un niveau micro-politique), ont remis sur le devant de la scène le camarade Wilheim Reich. Dans les groupes militants, lors des réunions de partis et mouvements de gauche, au cours des débats entre intellectuels critiques, etc. À toute heure et en tout lieu, aujourd’hui encore on peut entendre les thèses de Reich remises au goût du jour : « Les masses ne sont pas dupées, pas plus qu’elles le furent autrefois, elles réclament les formes de vie qui ont été promises et encouragées par les extrêmes droites ».

L’intensification post-pandémique de la détérioration des conditions matérielles d’existence de la classe ouvrière n’entraîne pas un courant idéologique et/ou psycho-politique des masses vers la gauche. Bien au contraire. Le processus historique a voulu qu’à nouveau, le peuple manque à l’appel de la révolution pour adhérer plutôt aux solutions existentielles et politiques des extrêmes droites. Une fois encore… les masses ne se sont pas comportées selon les analyses qui, en fin de compte, réduisent leur positionnement idéologique à une pure rationalité utilitaire centrée sur un intérêt de classe homogène et prédéterminé. Il apparaît évident que même dans les pays de la région dans lesquels le vote populaire a fait triompher des orientations politiques qui se revendiquent de gauche, les désirs de nos peuples et les rapports de forces objectifs donnent de moins en moins de marge de manœuvre pour promouvoir des formes de vie ouvertement contre-hégémoniques.

Malgré les découvertes de la première génération freudo-marxiste (conquêtes théorico-pratiques du mouvement révolutionnaire), nous, forces de gauche, sommes toujours empêchées de proposer et de développer des lignes d’action capables d’intervenir dans les dimensions inconscientes des processus de subjectivation. Nous continuons de croire que l’efficacité de l’ennemi réside uniquement dans ses mensonges et sa démagogie, au lieu de faire face aux véritables défis psycho-politiques que doit affronter n’importe quel projet politique révolutionnaire affichant des ambitions de transformation radicale. Nous n’avons pas mis en action les conquêtes théorico-pratiques léguées par les camarades de ladite génération freudo-marxiste. À savoir : les motifs qui renforcent l’adhésion à toute forme de vie, projet sociétal et/ou politique ; de la même façon que les choix existentiels qui s’assument en tant que tels s’élaborent et se débattent en partie à travers des dimensions réellement inconscientes de la subjectivation, c’est-à-dire, en dernier ressort, impossible à (re)connaître totalement.

7- Des déceptions qui aveuglent

Il ne s’agit de savoir quoi faire face au fait que les masses puissent supposément souhaiter l’émergence des extrêmes droites. Après tout, cette absence de savoir nous plongerait probablement dans l’invention de nouvelles réponses. Le défi est plutôt de comprendre comment esquiver les automatismes et les inerties, ainsi que le concert de réponses psycho-politiques attendues, vraisemblablement inefficaces dans la conjoncture actuelle, mais auxquelles nous continuons, semble-t-il, de nous raccrocher. Ni la démagogie, ni les mensonges toujours énoncés depuis ce prétendu lieu exceptionnel de la déception, ni les « erreurs dans la communication » au sein de nos forces, ni les jeux de mots, ni le trop plein de signifiants vides, ni la faible ou trop grande conscience de classe n’expliquent et ne rendent possible le fait de détourner une action psycho-politique révolutionnaire efficace. Une action qui soit capable d’intervenir dans les dimensions inconscientes à travers lesquelles aussi on puisse débattre et élaborer l’adhésion des masses à certaines formes de vie.

Il nous faut récupérer notre capacité à agir et à innover afin d’ouvrir des voies d’accès aux militant·es capables d’intervenir dans le théâtre des opérations inconscientes de la lutte des classes.

8- Pessimisme sensible, optimisme de survie.

Dans la conjoncture psycho-politique actuelle, toute tentative d’intervention efficace dans les dimensions émotionnelles et affectives de la lutte sociale et politique implique le développement de lignes d’action sur au moins deux fronts. Sur le front interne : en orientant notre intervention vers les rangs des inconscients qui, tout comme nous, souhaitent encore se révolter tout en cherchant à fertiliser la recomposition psycho-politique de nos propres forces. Et ce, même si nous savons qu’il n’y existe aucune possibilité de construire un corps politique collectif disposant de forces capables de repousser l’offensive ennemie et de lancer notre contre-offensive sans un revers émotionnel et affectif pour mener à bien cette tâche. Sur le front externe : en cherchant à générer une intelligence pratique (un savoir-faire) capable d’interférer dans la reproduction élargie de l’adhésion aux formes de vie que promises et encouragées par les extrêmes droites. Pour ce faire, il est nécessaire avant tout d’enrayer la répétition automatique et a-critique des savoirs psycho-politiques consacrés par la tradition des luttes émancipatrices.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’abandonner tout le répertoire d’instruments de critique, d’organisation et de lutte développé par la tradition des gauches révolutionnaires d’Amérique latine, mais de diversifier ses possibles. Nous avons besoin de dépasser une fois pour toutes l’usage exclusif de systèmes consciencialistes, volontaristes et/ou psycho-techniques au moment d’intervenir dans les dimensions psycho-politiques (émotionnelles et affectives) de la conjoncture actuelle. Il nous faut une fois pour toutes élaborer des réponses concertées et appropriées à partir d’une rationalité politico-militante émancipatrice. En bref : de prendre les choses en mains politiquement parlant.

Notes

[1La notion de théâtre d’opération psycho-politique, employée dans ce texte, est le produit de nos propres réflexions dans le cadre de la recherche menée par l’Observatoire « Sylvia Bermann ». Il s’agit de lier, au sein d’un même concept, les dimensions que, selon nous, recouvre la lutte émotionnelle et affective. Outre l’incorporation de vecteurs réellement inconscients de la subjectivation, ce concept est mis en débat sur le plan idéologique et des représentations (le théâtre) sous-tendu dans des opérations qui interviennent sur le plan affectif.

[2L’hégémonie moléculaire des classes dominantes mêle des éléments de la réflexion gramscienne et guattarienne. Elle considère comme ‘moléculaire’ le registre qui se rapporte aux formes de vie. Pour paraphraser librement Marx, il s’agit d’identifier et de problématiser le fait que les formes de vie des classes dominantes, ou des éléments fondamentaux de celles-ci, opèrent en tant que formes de vie dominantes d’une époque donnée.

[3On entend par « existenciaire » le répertoire des formes de vie et des modalités d’existence encouragé par certaines forces sociales et politiques à un moment historique donné de la lutte des classes.

Commentaires

La rédaction de ce texte a été élaborée par des membres de l’Observatoire « Sylvia Bermann » » de psychopolitique et santé mentale populaire de l’Institut Plebeyo.
https://institutoplebeyo.com.ar/

L’Observatoire "Sylvia Bermann" de psychopolitique et santé mentale de l’Instituto Plebeyo, vise à contribuer à la construction collective d’une plateforme psychopolitique et un programme de gauche qui étaye le développement de lignes d’action spécifiques pour l’intervention dans les dimensions psychiques et affectives de la lutte des classes.