Niger : la société civile contre la démocratie ?

, par CETRI , ABDOUL AZIZOU Garba

Au Niger, la société civile fait généralement référence aux associations à but non lucratif, reconnues légalement comme telles par l’État. Celles-ci poursuivent des intérêts divers sous la direction de personnes physiques qualifiées d’« acteurs de la société civile ». À ceux-là s’ajoutent de nouveaux « acteurs » qui animent un espace public virtuel à travers internet et les réseaux sociaux. Ils se définissent comme des lanceurs d’alertes, des activistes, des blogueurs ou des influenceurs. Ils sont suivis par des dizaines de milliers de personnes et fournissent des informations parfois fiables qui peuvent effectivement alerter l’opinion publique nationale comme internationale. Dans le cadre de la gouvernance ou de la défense des droits humains, il arrive que la société civile s’oppose à certaines décisions politiques au point de mettre le gouvernement en mauvaise posture, faisant ainsi office de véritable contre-pouvoir.

Mais, depuis le coup d’État du 26 juillet 2023 qui a déchu le président Mohamed Bazoum, on découvre une société civile qui soutient inconditionnellement la junte militaire. Certains de ses acteurs, connus pour leur engagement en faveur de la démocratie, ont paradoxalement décidé de lui apporter leur soutien en dépit du démantèlement des institutions. A travers une alliance circonstancielle, la société civile et la junte essayent de justifier le coup d’État en dénonçant la présence des bases militaires étrangères, et en pointant la mauvaise gouvernance politique des régimes précédents et leurs difficultés à résoudre les problèmes d’insécurité [1]. Ils font référence à la présidence de Mahamadou Issoufou et à celle de Mohamed Bazoum. Ce dernier est surtout mis en cause par les militaires, tandis que les acteurs de la société civile incriminent beaucoup plus la présidence de Mahamadou Issoufou.

Au Burkina Faso et au Mali également, les régimes démocratiquement élus ont connu le même sort. Le coup d’État au Niger laisse penser à un effet de contagion que le président Bazoum n’a pas su éviter malgré les signaux alarmants. Ainsi, la crise sécuritaire au Sahel a entraîné l’effondrement collectif des démocraties dans les trois pays les plus affectés par l’activisme des groupes djihadistes, à savoir le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Au-delà de cette crise qui a mis en avant les juntes militaires pour justifier les coups d’Etat, ce sont surtout les dénonciations, les contestations et les manifestations de la société civile qui ont beaucoup contribué à fragiliser les régimes dans ces pays.

Le retour des coups d’État militaires dans l’espace sahélien a été l’occasion pour certains activistes et intellectuels africains de monter au créneau pour incriminer la démocratie libérale qu’ils jugent inadaptée aux États africains. Dans le cas du Niger, un tel discours est la conséquence de l’échec du multipartisme qui a porté une élite politique au pouvoir, sans que cette dernière ne puisent parvenir à relever les défis du développement et de la sécurité. Beaucoup de Nigériens pensent que la démocratie libérale a favorisé l’émergence d’une classe politique qui n’a pas conscience de ses responsabilités et qui s’est révélée corrompue. Comme l’avançait le politologue Rahmane Idrissa : « dans la démocratie à la nigérienne, les leaders de partis compétissent pour obtenir des électeurs l’exercice du pouvoir d’État en vue d’autre chose que le développement du pays » [2]. La plupart s’enrichissent abusivement aux dépens de l’État. C’est pourquoi, chaque fois qu’un changement brutal de régime se produit, les populations fondent l’espoir de voir une nouvelle classe politique émerger avec une nouvelle façon de gouverner.

Dans ce contexte, l’enthousiasme de la société civile à soutenir la junte militaire est compréhensible car elle fonde le même type d’espoir en se projetant comme l’alternative à une classe politique corrompue et rejetée par les populations. Ainsi assiste-t-on à la fois à un retour des coups d’État militaires et à une évolution majeure du rôle de la société civile vers la sphère politique.

Jadis, la société civile a contribué à l’avènement de la démocratie au Niger, mais elle s’accommode aujourd’hui d’une junte militaire avec qui elle compte diriger l’État. Comment expliquer cela ?

Les tentatives de réinvention de la société civile

Toute réflexion sur la notion de « société civile » renvoie à l’ambivalence de sa définition et à l’ambiguïté de son opérabilité. Pour la philosophie politique (Hegel, Tocqueville, Habermas…), la société civile est une forme de communauté politique qui se distingue à la fois de la famille et de l’État et qui favorise l’émergence d’un espace au sein duquel les libertés individuelles et collectives sont garanties [3]. Elle est tout ce qui n’est pas pouvoirs publics, pouvoirs militaires ou partis politiques, mais elle est organisée de façon à permettre une participation du citoyen au système de décision collective au même titre que les acteurs publics [4]. Comme beaucoup de penseurs (Hobbes, Locke, Hegel, Karl Marx) l’ont affirmé, la société civile et l’État sont deux réalités distinctes [5]. En théorie, la société civile n’a pas à se mêler de la politique partisane, bien que dans la réalité il arrive qu’elle joue le rôle de contrepoids à la puissance de l’État [6]. De plus, elle ne saurait prétendre se substituer aux organes politiques qui bénéficient de la légitimité de l’élection, pas plus que le gouvernement ne saurait empiéter sur le rôle de la société civile. Dans les faits, la frontière entre la classe politique et la société civile est perméable. Le rôle de l’État et celui de la société civile sont peut-être distincts, mais ils se complètent dans certaines mesures. Autrement dit : la société civile et la classe politique sont deux facettes d’une même pièce. La première n’a pas de rôle permanent, elle en invente en fonction des enjeux politiques ; la seconde a pour mission de répondre aux demandes des populations à travers des actions et des décisions.

Le Niger offre un bel exemple d’interférence de la société civile dans la sphère publique. Les organisations de la société civile y ont pris beaucoup d’importance ces vingt dernières années, au point de vouloir gérer le pouvoir politique directement comme ce fut le cas lors de la transition militaire de 2010. Avant cet épisode, l’on se souvient de la mise en place de la Coordination des forces pour la démocratie et la République (CFDR), une coalition de partis politiques et d’OSC qui s’est opposée à la violation de la Constitution par le président Mamadou Tandja en 2009. À l’époque, l’une des figures emblématiques de la société civile, Marou Amadou, président du Front uni pour la sauvegarde des acquis démocratiques (FUSAD) et porte-parole du Front pour la défense de la démocratie (FDD), était considéré comme l’opposant le plus radical au régime de Tandja. La junte militaire qui a renversé ce dernier en février 2010, a décidé de collaborer avec la société civile en nommant Marou Amadou comme président du Conseil consultatif national (CCN), le deuxième organe le plus important de la transition militaire, faisant office de parlement. Lorsqu’il a pris le pouvoir en 2011 à l’issue de l’élection présidentielle, Mahamadou Issoufou a lui aussi décidé de composer avec la société civile, notamment en nommant le même Marou Amadou ministre de la Justice. Cette carrière politique fulgurante est un exemple de réussite personnelle, mais aussi de la place prise par la société civile.

Un engagement à géométrie variable

La société civile a joué un rôle déterminant dans l’avènement de la démocratie et l’ouverture d’un espace public au Niger. Elle a aussi connu des moments de gloire comme en 2005 dans la lutte contre la vie chère [7]. Globalement, on lui reconnaît un rôle important dans la défense des droits de l’homme, la résolution des conflits sociaux et politiques, ainsi que le contrôle de la transparence des ressources de l’État. Beaucoup d’organisations de la société civile ont fait de la lutte contre la corruption leur cheval de bataille.

Le régime du président Mahamadou Issoufou a ainsi subi les assauts des OSC dénonçant la corruption liée à la mise en œuvre des politiques publiques, y compris sécuritaires. Très critique, la société civile s’est illustrée en véritable opposition politique. Le président Issoufou a alors opté pour la répression des dirigeants des OSC qui sont passés par la case la prison. A l’époque, il les a même qualifiés de putschistes qui ont toujours combattu les régimes démocratique [8]. Et lorsque le M62 et d’autres OSC dénonçaient la présence des bases militaires étrangères au Niger, Issoufou trouvait paradoxal qu’ils ne dénoncent pas le terrorisme [9]. Pour lui, ceux qui demandent le départ des forces étrangères sont des alliés des terroristes [10]. Au moins une vingtaine d’activistes ont été emprisonné pour avoir manifesté contre la loi des finances de 2018 [11].

Cependant, cette répression a discrédité sa présidence au profit de la société civile qui a élargi son audience auprès des populations et même au sein de l’armée. Cette montée en puissance de la société civile a été par ailleurs rendue possible par l’affaiblissement de l’opposition politique traditionnelle, et notamment du principal opposant, Hama Amadou, condamné par la justice et contraint à l’exil. Sur un autre plan, les scandales de corruption sous la présidence Issoufou ont considérablement fragilisé la démocratie nigérienne. Après son élection en 2021, le président Mohamed Bazoum a hérité d’un État rejeté par les populations, d’une armée faible et d’une société civile très politisée. Dans ce contexte, le coup d’État était prévisible et le soutien de certaines OSC à la junte est le résultat de la répression durant les années Issoufou. Des OSC comme « Tournons la page-Niger » et le M62 ont été parmi les premières à soutenir la junte et à mobiliser les populations de Niamey pour manifester contre la France et les forces de l’opération Barkhane.

Mais, personne n’avait imaginé que la société civile allait se garder de réclamer une transition courte devant aboutir à l’élection d’un régime civil. Les actions et décisions de la junte (créations de l’AES, retrait de la CEDEAO, création des Fonds de Solidarité, création de la Commission de Lutte contre la Délinquance Economique, Financière et Fiscale (COLDEF) sont soutenues par une société civile de moins en moins soucieuse de la démocratie. Celle-ci s’est ainsi inventé un nouveau rôle dans la refondation de l’État. Même lorsque la junte emprunte une mauvaise trajectoire en matière de lutte contre la corruption et de gestion des fonds publics, la société civile peine à faire entendre une voix critique. Par exemple, la société civile n’a pas réagi aux violations des droits humains par la COLDEF, alors que dans une déclaration, le syndicat autonome des magistrats du Niger (SAMAN) les a dénoncées, tout en demandant à ses membres de se retirer immédiatement de cette commission administrative [12]. La société civile a aussi gardé le silence sur un cas présumé de trafic de plus 1500 kg d’or qui auraient quitté nuitamment l’aéroport de Niamey pour Dubaï via Addis-Abeba. Sur sa page Facebook, l’ancien directeur de cabinet Adjoint de Bazoum a laissé entendre que le chef de la junte sait à qui appartient tout cet or, pour qui il est destiné et qui profite de la transaction [13]. Ce genre de dénonciations sur les réseaux sociaux ont poussé le ministre de la Justice du gouvernement de la junte à s’expliquer. Selon ce dernier, les investigations de la police permettront de faire la lumière sur cette affaire [14].

Par ailleurs, le M62, qui accusait l’armée d’avoir commis une bavure en octobre 2022, s’est abstenu de dénoncer le bombardement par l’armée du village de Tyawa (région de Tillaberi), qui aurait fait près de 50 victimes [15]. Par rapport à l’adoption par la junte d’une ordonnance qui déroge à la législation relative aux marchés publics, la société civile a lapidairement réagi à travers quelques-uns de ses acteurs [16]. Pourtant cette ordonnance ouvre les portes de la corruption d’autant plus qu’à son article 1er il est dit ceci : « les dépenses ayant pour objet l’acquisition d’équipement ou matériel ou de toute autre fourniture, la réalisation de travaux ou de services destinés aux forces de défense et de sécurité et à la prise en charge des citoyens victimes de déplacement forcé lié à l’insécurité sont exclues du champ d’application de la législation [...]. Les dispositions du 1er aliéna s’appliquent également aux acquisitions, travaux et de toute autre prestation au profit du palais et des résidences officielles ».

La réaction timide des OSC qui prétendent lutter contre la corruption illustre le caractère variable de leurs engagements. Certaines OSC, très vindicatives à l’égard des régimes civils, ont donc fait le choix de se taire, bien que d’autres ont timidement réagi. Ce n’est pas sans amertume et déception que certains bailleurs de fonds constatent la variation des engagements de la société civile nigérienne. Pour se dédouaner, quelques activistes connus ont réagi sur les réseaux sociaux. Maikoul Zodi a réagi sur sa page Facebook : « cette ordonnance est contraire à la refondation. On aspire à une gestion transparente et vertueuse de nos ressources. Le peuple du Niger ne mérite pas ça ». Bana Ibrahim a estimé de son côté « qu’il n’y a pas de raison objective de prendre une telle ordonnance qui n’est ni plus ni moins qu’un déni de justice ». Et Ali Idrissa a demandé l’abrogation de l’ordonnance. Ces figures importantes de la société civile sans doute très gênés ont choisi les réseaux sociaux pour s’exprimer alors qu’ils ont d’autres moyens plus dissuasifs (manifestions par exemple) de se faire entendre. Les réactions via les réseaux sociaux restent des opinions personnelles qui ne diffèrent pas de celle d’un citoyen lambda. On voit bien que ces acteurs qui ont pactisé avec la junte manquent de détermination et semblent hésitants lorsqu’il s’agit de critiquer ouvertement les mauvaises décisions. Ce comportement révèle par ailleurs les limites de certaines OSC peu autonomes et très politisées.

En revanche, celles qui sont plus autonomes, moins politisées et qui n’ont jamais pactisé avec la junte ont ouvertement dénoncé l’ordonnance controversée. À travers une déclaration publique, une lettre ouverte à l’attention du chef de la junte et un communiqué, l’ONG Initiative pour le Co-développement avec le Niger (ICON-Niger stop corruption) et la branche locale de l’ONG Transparency International, ont vigoureusement dénoncé cette ordonnance de la junte 17. D’ailleurs, force est de constater que ces deux principales associations sont constants dans leur position. Sans jeter des fleurs à la junte, elles essayer de jouer leur rôle qui consiste à lutter contre la corruption.

La découverte de deux ou plusieurs catégories de société civile, corrobore la perception de Issoufou qui distingue deux types au Niger : une société civile pro-démocratique et une société civile putschiste18.

L’impossible institutionnalisation de la société civile

Contrairement à son prédécesseur qui avait choisi la répression ou le clientélisme pour neutraliser la société civile, le président Bazoum a opté pour une approche participative et inclusive. Il a misé sur l’institutionnalisation et l’inclusion de la société civile plutôt que son instrumentalisation ou sa répression. Dès son arrivée au pouvoir, Bazoum a voulu un échange franc avec la société civile, sur ce que doit être le rapport entre elle et l’État. Il était convaincu que la société civile pouvait l’aider à atteindre les objectifs clés de son programme, notamment la scolarisation de la jeunesse, la lutte contre l’immigration irrégulière, la lutte contre la corruption et la question démographique. Il estimait qu’un rapport institutionnel aurait l’avantage de rapprocher le citoyen de l’État et surtout de réduire la corruption étatique. Mais, cette démarche s’est très vite heurtée aux réalités politiques du pays. D’une part, toute forme d’institutionnalisation effective de la société civile est perçue comme une menace par la classe politique qui pense avoir l’exclusivité de l’exercice du pouvoir. D’autre part, il n’est pas simple pour la société civile de participer ouvertement à la gouvernance d’un régime qui est perçu comme une continuité du précédant. Bazoum n’a pas su concrétiser la rupture tant voulue par la majorité des Nigériens. Le spectre de Issoufou apparait partout dans la gestion de l’Etat et cela n’a pas rassuré les OSC qui ont beaucoup souffert sous son régime.

Une autre vision sur la société civile est-elle possible ?

Aujourd’hui, la société civile est utile à la junte dans le cadre de la légitimation du coup d’Etat, mais cette dernière a tout de même peu de considération pour elle. Par exemple, agacé par les doléances des OSC, un membre de la junte militaire a tenu le propos suivant : « les acteurs de la société civile sont là que pour l’argent, chaque fois, ils demandent de l’argent, mais sur le terrain on ne voit pas le travail qu’ils font ». Même dans son mariage blanc avec la junte, la société civile ne dispose que d’une influence limitée. L’une des raisons est que les OSC qui soutiennent la junte sont divisées. Une partie est regroupée dans un Front Patriotique pour la Souveraineté (FPS), une autre au sein d’une Dynamique Citoyenne pour une Transition Réussie (DCTR). La première considère la deuxième comme une création de l’ancien président Issoufou. Cette rivalité prouve que la société civile est banalisée, instrumentalisée et discréditée au point que les citoyens commencent à s’en méfier. Elle ne dispose pas non plus d’expertise qui peut concrètement aider la junte dans l’administration de l’Etat. Koffi Annan a dit un jour : « Une société civile forte favorise la responsabilité citoyenne et permet l’existence d’un régime démocratique… Une société civile faible encourage l’autoritarisme, lequel maintient la société dans sa faiblesse ». La société civile nigérienne répond à tous les critères de faiblesse structurelle qui l’expose à l’instrumentalisation de la junte. Cette dernière, qui l’avait sollicitée pour consolider le coup d’Etat, s’en méfie désormais et commence à l’éloigner du centre des décisions. Le forum national qui devrait se tenir n’a pas eu lieu, le Conseil Consultatif National n’a pas été mis en place non plus. La société civile n’est représentée que dans la COLDEF et suivant une certaine affinité, dans le gouvernement. Dans l’attente de postes politiques ou pas, certains de ses acteurs continuent de soutenir la junte même dans l’incertitude actuelle qu’on observe. Perdue entre son allégeance prématurée à la junte, sa prédilection à la politique (le pouvoir) et son rejet de la démocratie libérale, la société civile nigérienne s’accroche désormais à des concepts tels que la souveraineté, le patriotisme, la refondation de l’Etat pour essayer d’exister.

Voir l’article original sur le site du CETRI