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Le principe de neutralité d’Internet a été popularisé en 2003 par Tim Wu dans un article intitulé « Network Neutrality, Broadcast Discrimination » (Wu, 2003). Cet article soutenait l’importance pour le régulateur d’établir des principes empêchant la discrimination sur les réseaux de télécommunication, notamment sur Internet. Bien que le concept soit assez récent, on peut affirmer qu’il a été à la base de la conception d’Internet dès ses débuts. D’une part, l’architecture d’Internet est élaborée sur le principe du bout-à-bout qui stipule que l’intelligence du réseau doit se situer dans les bouts du réseau, sur les ordinateurs de travail ou les serveurs, alors que son cœur, constitué de routeurs, doit être « stupide » et se limiter à l’acheminement des données sans considération de leur contenu, de leur source ou de leur destination. D’autre part, le principe de la neutralité s’enracine dans le principe plus ancien de « common carrier » – ou "transporteur commun" en français – qui fait référence à une personne, une compagnie ou un réseau de transport ou de télécommunication qui « transporte » des biens ou des personnes, sans discrimination et dans un objectif d’intérêt public. Les compagnies d’aviation, de taxi ou de train sont des exemples des transporteurs communs puisqu’ils ne peuvent discriminer leurs passagers (biens ou personnes) sur une base arbitraire. La notion de transporteur commun est ainsi opposée à celle de transporteur privé, qui peut refuser un transport pour des raisons discrétionnaires.
Si le fonctionnement d’Internet respectait jusqu’à présent implicitement le principe de neutralité, des développements récents tendent à le remettre en question, d’où la nécessité pour certains de l’inscrire dans la législation. Certains opérateurs de télécommunication cherchent aujourd’hui à prioriser certaines formes de communication sur Internet, en fonction du contenu, de la source ou de la destination. Voici quelque exemples d’atteintes récentes à la neutralité d’Internet :
- Les initiatives de censure sont les cas les plus évidents et grossiers d’atteinte à la neutralité d’Internet. On peut penser à des pays comme la Chine ou Cuba qui bloquent l’accès à plusieurs sites Internet, ou encore la Turquie qui a récemment bloqué Twitter [1]. Au Canada, en 2005, l’opérateur Telus a bloqué à ses clients l’accès au site d’un syndicat lors d’un conflit de travail (OpenNet Initiative, 2005).
- Des offres de services différenciées permettant l’accès ou non à certains sites ou services Internet. C’est en particulier le cas de l’accès à Internet par la téléphonie mobile. Ainsi, en France, en 2010, l’opérateur virtuel M6 Mobile annonçait une offre à 1 € par mois ne donnant accès qu’aux pages web des réseaux sociaux Facebook et Twitter. Également en France, Orange a mis en place en 2010 une offre offrant un accès illimité au service de musique en streaming Deezer mais limité dans le cas des autres services Internet. D’autres opérateurs de téléphonie mobile bloquent également la téléphonie sur IP Skype.
Pour ou contre la neutralité d’Internet
Deux principaux arguments sont mis de l’avant pour défendre la neutralité d’Internet. Tout d’abord, la démocratie. Pour ses défenseurs, le principe de neutralité permet qu’Internet reste libre et ouvert, et qu’il soit au service de la démocratie et de la liberté d’expression. Plusieurs militant(e)s soutiennent en effet qu’Internet, tel qu’il est conçu présentement, permet d’élaborer des médias alternatifs accessibles à faible coût alors que ces médias pourraient être moins accessibles par un Internet non neutre, dont l’accès serait alors contrôlé par les opérateurs de télécommunication. Le deuxième argument est que le principe de neutralité favorise davantage l’innovation en permettant aux petits joueurs de développer des services qui seraient également accessibles. Plus précisément, le principe de neutralité d’Internet permettrait de sauvegarder son architecture bout-à-bout.
Le principal argument en défaveur de la neutralité d’Internet est que le principe de neutralité ne permet pas de garantir la qualité du service, en particulier en période de congestion pour les services de communication en temps réel. Il est en effet très difficile pour un opérateur dans le contexte d’un Internet « neutre » d’offrir des services haut de gamme, car il ne peut légalement prioriser certains types de contenu plutôt que d’autres pour garantir cette qualité. La plupart des intervenant(e)s dans le débat – autant les partisan(e)s que les opposant(e)s - s’entendent en effet pour dire que, sur un Internet dit « neutre », les opérateurs ne peuvent que s’engager à fournir les meilleurs efforts (Best-effort delivery). Un autre argument en défaveur est que les opérateurs de télécommunication souhaitent obtenir un retour sur leurs investissements dans les infrastructures de télécommunication. Dans le débat sur la neutralité d’Internet, les opérateurs de télécommunication (France Télécom, Verizon, AT&T, Bell) s’opposent ainsi aux fournisseurs d’applications (YouTube, Google, Facebook), qui souhaitent pour leur part préserver la neutralité d’Internet.
Mentionnons cependant que même parmi les partisans de la neutralité, plusieurs notent des limites à ce principe. Ainsi, Tim Wu, qui a popularisé le concept de neutralité d’Internet, soutient qu’Internet, dans sa forme actuelle qui ne garantit pas la qualité de transmission, tend à entraver les applications de communication en temps réel, au profit de formes asynchrones, comme le courriel ou le transfert de fichier. D’autres partisan(e)s de la neutralité d’Internet soutiennent que la loi devrait tout de même permettre de lutter contre le spam, les attaques par déni de service ou les problèmes de congestion. Là encore, l’idée de neutralité d’Internet est surtout de pallier la discrimination arbitraire.
Notons également que la plupart de ses défenseurs acceptent une certaine forme de contrôle des données, notamment pour faire face à des attaques de sécurité ou à des périodes de congestion importante. La question devient plus préoccupante lorsqu’il s’agit de prioriser certains types de contenu en fonction des demandes des États ou des industries culturelles. Une des questions importantes est donc de savoir quelles pratiques de gestion de réseau (reasonable network management practices) peuvent être utilisées tout en respectant le principe de neutralité.
La reconnaissance politique d’un principe
La reconnaissance politique et législative du principe de neutralité d’Internet reste ambivalente. Aux États-Unis, où le débat a commencé, le mouvement pour la neutralité d’Internet est né en 2006 autour de la coalition Save The Internet. Durant la première décennie des années 2000, la Federal Communications Commission (FCC) – l’organisme étasunien de régulation des télécommunications – a adopté différentes positions plutôt favorables à la neutralité d’Internet, en interdisant par exemple aux opérateurs de télécommunication de bloquer l’accès à des sites comme Netflix ou à des services comme BitTorrent ou Skype. Cependant, ces décisions ont été invalidées à plusieurs reprises par des instances juridiques sous prétexte que les opérateurs de télécommunication n’étaient pas considérés comme des « transporteurs communs » selon la loi. En avril 2014, la FCC a annoncé qu’elle allait proposer de nouvelles lois qui permettraient l’accès à des lignes de télécommunication à plus haute vitesse pour certains utilisateurs d’Internet. Cette décision a amené certain(e)s à conclure à la fin du principe de neutralité d’Internet [2].
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En Europe, le principe de neutralité d’Internet a également fait l’objet de plusieurs débats. En 2010, le Paquet Télécom, un ensemble de directives pour le secteur des télécommunications, intégrait une déclaration politique favorable à la neutralité d’Internet. Cette déclaration n’avait cependant pas une portée juridique, ce qui a causé la déception de plusieurs organismes de la société civile partisanes du principe de neutralité. En avril 2014, le parlement européen a adopté un projet de loi qui vise à intégrer le principe de neutralité d’Internet et à interdire la discrimination basée sur le contenu de la part des fournisseurs d’accès et des opérateurs de télécommunication [3]. Le projet doit cependant encore être approuvé par le Conseil de l’Union européenne avant d’entrer en vigueur.
On le voit, la question de la neutralité d’Internet reste encore un vif débat qui est loin d’être réglé.
Le débat sur la neutralité d’Internet : réguler le réseau comme un bien commun
Le débat sur la neutralité d’Internet met en exergue la manière dont Internet constitue lui-même un bien commun, menacé par de nouvelles enclosures. Cette perspective est d’ailleurs formulée clairement par David Bollier, un auteur qui a écrit plusieurs ouvrages sur les biens communs. Pour Bollier, le principe de neutralité est un élément central grâce auquel Internet permet autant de création : « Parce que Internet fonctionne comme un bien commun, il permet à n’importe qui de trouver d’autres personnes, d’établir une collaboration et de créer des choses nouvelles sans payer un tarif préférentiel, réunir du capital ou persuader des entrepreneurs qu’il s’agit d’une idée commercialisable [4] ». On peut en effet analyser le débat sur la neutralité d’Internet comme une controverse entre, d’un côté, les partisan(e)s d’Internet comme bien commun, et d’un autre côté, les partisan(e)s d’une vision plus mercantile des infrastructures web. Évidemment, il faut aussi noter que certains défenseurs de la neutralité d’Internet – et notamment les fournisseurs de services comme Facebook et Twitter – ont un intérêt commercial à ce que les réseaux de télécommunication qui forment Internet continuent d’être considérés comme un bien commun.
Enfin, mentionnons les propos de Sascha Meinrath et Victor Pickard (2008) qui, tout en étant partisans de la neutralité d’Internet, insistent sur la nécessité de poursuivre les autres efforts pour démocratiser Internet, comme le mouvement du logiciel libre et de la culture ouverte, ou encore celui de la lutte pour les standards ouverts. Un autre exemple est le mouvement global, qui s’est manifesté lors du Sommet mondial sur la société de l’information, qui souhaite transférer le contrôle d’Internet à un organisme multilatéral. En effet, un Internet réellement démocratique devrait voir questionnés tous ses aspects : sa gouvernance, sa propriété (ownership), son fonctionnement, ses usages différenciés, sa prétention à l’universalité (un Internet pour tous), etc. Les deux auteurs proposent ainsi d’étendre le principe de neutralité des réseaux de façon à soumettre tous les aspects d’Internet au débat démocratique. Cette « nouvelle neutralité des réseaux » s’articulerait autour de différents principes, comme celui d’être neutre par rapport au modèle économique, et d’être contrôlé par ses usagers, c’est-à-dire, au minimum, d’être gouverné par une instance internationale et pas seulement par les États-Unis.
Au-delà des enjeux techniques et des limites liés à la neutralité d’Internet, ce débat met de l’avant l’idée de préserver Internet comme un bien commun, en opposition à de nouvelles enclosures qui prennent cette fois la forme d’entreprises, qui veulent contrôler le contenu sur Internet en fonction d’usages ou de tarifs différenciés. Le débat sur la neutralité d’Internet met également en évidence une appropriation collective des enjeux politiques autour d’Internet et des technologies numériques.
Références :
Couture, Stéphane. 2009. « Le débat étasunien sur la neutralité des réseaux de l’Internet ». Terminal. Technologie de L’information, Culture et Société, no 103-104, p. 23–45.
Meinrath, Sascha D., and Victor W. Pickard. 2008. « The New Network Neutrality : Criteria for Internet Freedom ». International Journal of Communications Law and Policy, no 12 (hiver 2008), p. 225–369.
Wu, Tim. 2003. « Network Neutrality, Broadband Discrimination ». Journal of Telecommunications and High Technology Law, no 2, p. 141–179.