Mobiliser pour les langues autochtones : dangers, défis et initiatives

Zoom d’actualité

, par Rédaction, WEILL Caroline

A l’occasion de l’Année Internationale des Langues Autochtones, nous vous proposons de faire un point sur l’état de la diversité linguistique dans le monde. Langues menacées et en voie de disparition, mobilisations des peuples autochtones pour la survie de leur langue et de leur culture, initiatives un peu partout pour les visibiliser ; embarquez dans ce rapide tour du monde pour mieux comprendre les enjeux qui se cachent derrière l’homogénéisation linguistique et culturelle contemporaine.

Manifestation Mapuche contre l’arrestation de militant·es politiques. Leur langue est le Mapuzungun : des manifestations régulières sont également organisées pour revendiquer son usage. @Esteban Ignacio (CC BY-NC-ND 2.0)

En ce début de 21e siècle, les quelques langues dominantes sont parlées par 95 % de la population mondiale : c’est-à-dire que seulement 5 % des humain·es pratiquent la très grande variété des « petites langues », qui représentent 95 % du total des langues recensées. Comme le souligne la linguiste Colette Grinevald, « la diversité linguistique est une richesse menacée ». Face à ce constat, l’année 2019 a été déclarée Année internationale des langues autochtones par l’ONU, afin de soutenir les peuples autochtones dans leurs efforts pour préserver leurs savoirs et jouir de leurs droits. En cette occasion, l’UNESCO propose un premier tour d’horizon sur la situation des langues autochtones et des défis auxquels elles font face. Le dossier rappelle, entre autres, le danger du changement climatique et de l’exploitation et destruction de la nature pour la survie des peuples autochtones et leurs cultures ; l’opportunité que représentent des moyens de communication comme les radios communautaires ; ou bien le rôle des femmes dans la revitalisation de ces langues en danger.

Quelques causes de la disparition de la diversité linguistique

Une vidéo de Brut le rappelle : les trois causes principales de la disparition des langues sont la colonisation, la discrimination à l’école et le suicide linguistique (l’arrêt volontaire de la pratique de sa langue en réponse aux discriminations structurelles).

Survie, une association qui dénonce toutes les formes d’interventions néocoloniales françaises en Afrique, le confirme : l’imposition du français comme langue officielle dans ses anciennes colonies africaines se double d’une « politique de domination militaire ». « La diffusion du français militaire permet de faciliter « l’interopérabilité » des troupes internationales (et donc leur commandement par des officiers français par exemple), mais est aussi considérée comme un avantage pour les ventes d’armes. » L’imposition du français comme langue prédominante dans les sphères administratives et politiques et l’enseignement en langue de la colonisation sont également pointés du doigt. D’une certaine manière, obliger les colonisé·es à penser dans la langue du colon, c’est bloquer l’émergence d’une pensée autonome, propre et émancipatrice.

C’est également imposer une « schizophrénie linguistique » dans laquelle les échanges intimes et personnels peuvent être exprimés en langues africaines dans les espaces privés, alors que les choses considérées sérieuses et importantes, qui se déroulent dans l’espace public, sont dites dans les langues européennes peu maîtrisées ou ignorées. La linguiste Colette Grinevald, spécialiste des langues amérindiennes, soutient également que le fait de renier sa langue maternelle au profit de la langue coloniale peut créer un « entre-deux linguistique et culturel, où aucune des deux langues n’est maîtrisée. Cette situation peut devenir source de violence et entraîne chez les Amérindiens diverses formes d’autodestruction, comme l’alcoolisme et le suicide. »

La linguiste rappelle également que l’« idéologie encore dominante [insiste sur le] bienfait du monolinguisme dans un Etat-nation ». Ainsi, l’éducation nationale participe à l’uniformisation linguistique sur la base de la langue dominante. En France, cela s’instaure avec les lois Jules Ferry de 1881 qui imposaient l’enseignement en français au détriment des langues régionales, le français devant assurer l’ordre public et la construction de la Nation française et « anéantir les patois ». De très nombreux peuples autochtones ont vécu la structure de l’éducation nationale comme un outil d’effacement de leur langue et de leur culture, ce que beaucoup dénoncent comme une forme de « blanchissement ».

Colette Grinevald rappelle également qu’avec l’exode rural, les populations indigènes « se perdent dans les villes », « ne peuvent perpétuer leurs traditions et leur modèle familial » et sont « persuadées que parler une langue indienne est un handicap pour avoir un travail. »

Conséquence : certaines langues risquent de disparaître avec leurs locuteur·rices d’ici la fin du siècle. Au Canada, il ne reste que 170 personnes qui parlent la langue kutenai. En Sibérie orientale, certaines langues comme l’Alutor (moins de 200), l’Orok (moins de 50) et le Yukaghir (moins de 100) sont en voie d’extinction. La langue Yakuun, au Kenya, n’est plus parlée que par 7 personnes, faute d’être pratiquée par la jeune génération et est d’ores et déjà considérée comme éteinte. En 2010, la dernière représentante de la tribu bo, en Inde, est morte, emportant avec elle la langue de son peuple.

Jeune femme Himba. Entre 20.000 et 50.000 personnes appartiennent à ce groupe ethno-linguistique semi-nomade, situé au nord de la Namibie. Ils et elles parlent le Otjihimba. @Linda De Volder (CC BY-NC-ND 2.0)

Réponses de la société civile en lutte pour la diversité linguistique, hier et aujourd’hui

La société civile, quant à elle, n’a pas attendu 2019 et l’appellation officielle d’Année internationale des langues autochtones pour se mobiliser, mais a su saisir l’opportunité que cela représente. Depuis différents fronts, les défenseur·es de leurs langues natives se battent pour qu’elles ne meurent pas : productions culturelles, médias en langue autochtone et initiatives en lien avec l’éducation des plus jeunes sont parmi les espaces les plus investis par la lutte pour la sauvegarde de la diversité linguistique.

Production artistique et culturelle

L’art est un véhicule très puissant de la culture. La compilation de contes, de poésie, de légendes et mythes, bref, de la mémoire collective des traditions orales, est d’ailleurs une entreprise partagée par de nombreux auteurs classiques des territoires colonisés : l’écrivain andin José Maria Arguedas, dans des œuvres comme « Katatay », fait écho à Apirana Ngata, homme politique Maori (Nouvelle-Zélande), et son "Nga moteatea" : tous deux compilent et retranscrivent la riche tradition orale de leurs cultures respectives. Or, avec une interaction plus forte des sociétés autochtones avec le « monde moderne », les goûts et les couleurs évoluent : des enfants et des jeunes Kukama, peuple amazonien du nord-est du Pérou, se sont lancé·es dans des vidéos clips musicaux combinant paroles revendiquant l’usage du kukama et le reggaeton (style de musique très en vogue chez la jeunesse latinoaméricaine). Wiyaala, la jeune chanteuse qui enflamme la scène guinéenne depuis plusieurs années, revendique également le fait de chanter en Sissala, Waale et Dagaare en plus de l’Anglais, et se réjouit que ces langues percent sur la scène internationale grâce à elle. Wiñaypacha, le premier film entièrement en Aymara, langue parlée sur les hauts plateaux boliviens, est un autre exemple de l’assaut des langues autochtones dans la production d’œuvres culturelles. La revue en Quechua Atuqpa Chupan Riwista (« La queue du renard »), quant à elle, s’inscrit dans une production croissante de documents écrits en langue quechua –parlée du sud de la Colombie au nord du Chili et de l’Argentine— non-traduite vers l’espagnol : il s’agit, pour les auteur·es, d’autonomiser cette langue et de rompre avec la subordination à l’espagnol, la langue du colonisateur. De la même façon, la production écrite en langues africaines est au cœur de la ligne éditoriale des Editions AfricAvenir, dans la perspective de permettre aux auteur·es africain·es de s’exprimer dans leur langue et d’être un support de transmission des savoirs endogènes africains.

L’accès à la communication et à l’éducation dans les langues natives ou locales

La communication et l’accès à l’information dans les langues autochtones est également un enjeu important de la revitalisation des langues. En particulier, les radios communautaires ont un rôle clé à jouer : que ce soit au Canada ou en Amazonie péruvienne, les locuteur·rices natives vivent souvent en zone rurale, où la radio est le moyen privilégié pour accéder à l’information. Mais des journaux télévisés voient également le jour, comme le programme Ñuqanchik en quechua ou le JT en langues Kanak en Nouvelle-Calédonie. En termes de presse écrite, Global Voices a lancé sa page en Yoruba, langue majoritairement parlée sur le territoire nigérian. Au Guatemala, des blogs en langue Tz’utujil voient également le jour, ainsi que des bibliothèques et des centres de ressources numériques dans cette langue.

Mais la sphère la plus importante à investir est sans aucun doute celle de l’éducation. En Amérique latine, la dénommée Éducation interculturelle bilingue (EIB) progresse malgré des obstacles importants, notamment du fait qu’elle est principalement portée par des acteurs privés comme les ONGs. En Australie, le Victorian Aboriginal Corporation for Languages met à disposition des ressources numériques pour les écoles. En Nouvelle-Zélande, des écoles maternelles avec immersion en langue et culture Maori, fondées sur la famille-communauté, appelées Kohanga reo, sont une option avant l’entrée à l’école obligatoire à 7 ans. L’expérience hawaïenne d’école publique d’immersion linguistique est le plus grand succès de revitalisation d’une langue autochtone en Amérique du Nord. En Nouvelle-Calédonie, le guide d’apprentissage de Drehu du ministère de l’Education français destiné aux enseignant·es du collège est questionné du fait qu’il ne s’adresse pas aux petites classes. Ce faisant, la question se pose : est-il possible, pour une communauté historiquement marginalisée, de redéfinir une institution qui a été au cœur du dispositif de leur assujettissement ? Au Chili, les Mapuche rappellent l’importance d’une EIB populaire, « par le bas », affranchie de la tutelle de l’État qui a toujours contribué à subordonner le Mapuzungun à l’espagnol dans le système éducatif.

Enfin, la documentation des langues menacées est vitale. En cela, les scientifiques et linguistes jouent un rôle important : depuis la description linguistique jusqu’aux dictionnaires des langues en voie de disparition (comme pour la langue Yolngu en Australie, la langue Rama au Nicaragua, la langue Ojibwe aux États-Unis et Canada), en passant par l’Atlas des langues en danger, ils montrent la complexité des langues autochtones qui rompt avec le préjugé du caractère « primitif » de celles-ci. L’engagement des linguistes dans la revitalisation des langues est essentielle.

Carte des groupes de langues autochtones australiennes. @Michal Coghlan (CC BY-SA 2.0)

2019 : année de mobilisation pour mettre en lumière les luttes

Si les peuples autochtones, leurs allié·es et les linguistes n’ont pas attendu 2019 pour défendre leur culture, l’année dédiée aux langues autochtones est l’occasion pour les militant·es de la revitalisation linguistique d’amplifier leur voix. Le projet Global Voices, par exemple, tire le portrait d’un·e militant·e et d’une langue autochtone par semaine, afin qu’ils et elles apportent « leurs regards sur ce que leur langue natale signifie pour eux et pour leur communauté ». Les comptes twitter @ActLenguas et @DigiAfricanLang, respectivement pour l’Amérique Latine et l’Afrique, mettent en valeur chaque semaine des langues autochtones différentes et donnent aux locuteur·rices les outils pour investir l’espace d’activisme numérique. Cette initiative permet de rompre avec la conception que beaucoup peuvent avoir de peuples autochtones vivant « hors de la modernité », donc sans accès aux « nouvelles technologies ». Être autochtone au 21e siècle, c’est donc aussi rompre avec la folklorisation, l’essentialisation, la réduction à un seul espace et mode d’organisation social. Cet activisme va souvent de pair avec la lutte pour les outils numériques libres.

C’est également l’occasion pour beaucoup d’organisations et de structures de mettre en valeur leur travail : la redécouverte de l’héritage autochtone dans les bibliothèques publiques du Canada, une série d’évènements listés aux quatre coins de l’Australie, l’inauguration d’un Institut péruvien de langues autochtones et originaires, mais aussi, l’invitation ouverte à la société civile d’organiser des « fêtes de la langue » où les locuteur·rices de langues autochtones racontent leur histoire, celle de leurs parents et de leurs ancêtres, faites de migrations et de nouveaux départs ; d’abord dans leur langue maternelle, puis dans la langue de communication dominante.

La disparition des langues autochtones est une perte nette pour toute l’humanité

La disparition des langues autochtones n’affecte pas seulement les locuteur·rices de cette langue : c’est toute une partie du patrimoine historique humain qui s’évapore. Ce sont des cultures, des connaissances traditionnelles au sujet, par exemple, de certaines plantes médicinales qui disparaissent ; et certains mots intraduisibles qui renvoient à des concepts très particuliers et nous font voir le monde autrement. La disparition accélérée de langues « représente une perte phénoménale pour la connaissance et la compréhension que nous avons de nous-mêmes en tant qu’êtres humains. » Puisque le langage façonne notre manière d’appréhender le monde, la diversité linguistique est un outil clé contre l’uniformisation des sociétés et contre la pensée unique, anti-démocratique par essence. Le multilinguisme que prônent les militant·es des langues autochtones se fait également l’écho d’une aspiration à une mondialisation opposée à celle que l’on connaît aujourd’hui, imposée par en haut, homogénéisante, stérile. À l’instar de la mono-culture qui ravage les environnements naturels, les monolinguismes sont un désastre pour les sociétés humaines.

La question des langues utilisées au sein de nos luttes est cruciale. Comment penser notre rapport à l’Autre sur un terrain plus neutre qu’à travers la langue de leur colonisateur ? Apprendre une langue non-européenne, pour celles et ceux qui en ont la possibilité, est déjà un premier pas pour décentrer le regard et essayer de voir le monde à travers les yeux (culturels) des peuples autochtones. La porte est ouverte : écoutons ce qu’ils et elles ont à nous dire, découvrons le monde à travers leur expérience et laissons-nous la possibilité de faire évoluer notre compréhension de la vie sur Terre.