Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs, hacktivistes s’engagent

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Mobilisation 2.0 : les défis pour une action collective à travers le Web

, par DAUDEN Laura

Cet article a été publié en 2014 dans le numéro 11 la collection Passerelle "Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs et hacktivistes s’engagent".

Pendant de longues années, nous avons pensé que l’activisme était le fruit d’une pathologie ou de la désorganisation sociale (Diani, 2011 : 223). Cette lecture de la réalité n’a pas survécu aux années 1960 : déjà à cette époque, il était clair pour les théoriciens de l’action collective que l’engagement est généralement immergé dans un « riche tissu de relations sociales » (idem). Ce sont les réseaux qui garantissent le recrutement et qui inhibent la désagrégation – surtout dans des mobilisations qui comportent des risques et qui demandent un degré élevé d’engagement et de confiance, comme nous avons pu le vérifier, par exemple, dans le mouvement pour les droits civils aux États-Unis.

Comme l’affirment Snow, Zurcher et Ekland-Olson déjà en 1980,

« Les individus qui rejoignent les mouvements sociaux partagent les types de caractéristiques sociales et démographiques qui leur permettent de suivre leurs intérêts et/ou de s’engager dans des comportements exploratoires plus que les individus rattachés à des lignes d’action existantes par des engagements qui n’ont aucun rapport, comme l’époux/se, les enfants, les finances, le travail et la réputation professionnelle. » (1980 : 794).

Diani va plus loin et décrit l’action en réseau comme le résultat de la crise de légitimité des partis politiques et d’autres formes de représentation. « Les réseaux sont considérés comme étant plus souhaitables, plus légitimes et démocratiques comme des formes d’organisation politique » (idem : 226) – même si cela dépend, nuance l’auteur, de la force et de la forme des liens entre les membres de ces toiles.

@Blaise Alleyne

L’explosion de l’accès à Internet ces dernières années [1] a conduit cette hypothèse à ses limites. Même si la persistance de la fracture numérique est avérée, particulièrement en Afrique et en Asie [2], on ne peut nier le rôle joué par les nouveaux réseaux sociaux dans l’organisation, la maintenance et la diffusion de l’action collective au niveau local et global, principalement pour des groupes historiquement éloignés de la communication de masse pour des questions économiques, temporelles ou spatiales (Eltantawy et Wiest, 2011 : 1207).

Cet article cherche à explorer les mécanismes qui animent l’engagement à travers ces réseaux numériques et à répertorier certains défis relevés par les mouvements sociaux, les organisations et les collectifs pour le rendre tout aussi efficace que (et principalement) réel.

La primauté d’appartenance

Pour comprendre les dynamiques qui se forment autour des réseaux sociaux, il convient avant toute chose de comprendre les sujets qui les forment et les forces qui ont une incidence sur leur comportement et leurs relations. Une biographie assez longue a été consacrée à cette analyse.

Selon Michel Maffesoli (1995 : 05), après l’expérience de la rationalité, de l’utilitarisme bourgeois qui a dominé le capitalisme de marché, nous vivons une nouvelle ère au sein de laquelle germent à nouveau les semences de notre culture tribalisée, obsédée par le superflu, par l’esthétisation du monde et des relations sociales, vécue que lorsqu’elle est partagée avec les autres. Sans le regretter ou le rappeler, l’auteur affirme que les « manières d’être traditionnels, l’accentuation des coutumes locales et les formes de solidarité communautaire » sont des exemples concrets de ce nouvel apprentissage de l’humanité (idem : 34).

Pour lui, c’est à travers la cristallisation du génie collectif d’une époque dans chaque individu d’une société que se construisent les micro-communautés qui, à leur tour, représentent la « saturation de l’idéal démocratique et l’émergence, dans de nombreux aspects ambiguë, de ce que l’on pourrait désigner comme idéal communautaire. » (idem : 9). Maffesoli explique également que, à l’heure actuelle, cet idéal est intimement lié à une solidarité organique. Nous ne sommes qu’en groupe, là où nous pouvons partager des émotions et créer des liens affectifs, même si notre action est limitée et qu’elle n’a pas de but spécifique.

Nous pouvons également recourir à la théorie post-moderne pour tenter d’expliquer le rôle du sujet qui, face à la désintégration des institutions et des références, cherche plus une appartenance qu’une liberté. Il souhaite faire partie de quelque chose, il souhaite être dépeint comme quelque chose. Le théoricien français Alain Touraine explique de quelle façon la modernité a réduit l’individu à son rôle social et de quelle façon, à partir de cela, il revient à la communauté et à l’autoreprésentation afin d’expliquer et de justifier l’existence même.

« (...) C’est aussi par le moyen des médias que nous cessons d’être seulement des êtres sociaux dont les rôles sont définis par des normes sociales établies (...) Nous nous découvrons comme des individus dont la morale ne consiste plus à se référer à des modèles, mais à préserver ou à enrichir notre individualité dans un tourbillon d’événements et d’informations. » (Touraine, 1997 : 69)

Chez Maffesoli comme chez Touraine le rôle de l’individu est bien mis en évidence – non dans sa conception libéraliste, mais comme acteur fondamental dans les relations intra communautaires. C’est lui qui, retiré du projet de la globalisation, trouve comme moyen de résistance un retour au local – où il protège son identité. Manuel Castells explique cette identité-résistance :

« Produite par des acteurs qui se trouvent dans des positions ou des conditions dévalorisées et/ou stigmatisées par la logique dominante. Pour résister et survivre, ils sont amenés à se barricader sur la base de principes étrangers ou contraires à ceux qui imprègnent les institutions de la société (...). » (Castells, 1996 : 24)

Selon l’auteur, ce type de construction de l’identité « entraîne la formation de communes ou communautés ». La définition peut servir à expliquer les fondamentalismes religieux ou les nationalismes, mais aussi à ce que nous puissions, depuis une perspective plus élargie, analyser la formation de mouvements tournés vers l’action sociale, qu’elle soit structurelle ou ponctuelle, locale ou globale.

G8, Genes. Juillet 2001 @Jeanne Menji

Du réseau à la rue

Même si Internet et les réseaux sociaux spécifiques comme Facebook, Twitter et même YouTube, ont été définis comme étant un composant décisif dans les mobilisations politiques récentes, l’utilisation des outils numériques pour le recrutement et l’organisation d’activistes remonte à la fin des années 1990, avec la réunion de l’Organisation Mondiale du Commerce à Seattle, en 1999. Les expériences de mobilisation et de recrutement ont été de suite reprises en janvier 2001, durant le Forum Social Mondial de Porto Alegre et, des mois plus tard, durant la réunion du G8 à Gênes. La stratégie d’action à travers des réseaux se répète l’année suivante, lors de la première édition du Forum Social Européen, à Florence.

Même si le rôle des réseaux à l’époque est plus conventionnel et se limite en grande partie à faciliter les flux d’information (Eltantawy et Wiest, 2011 : 1208), des outils interactifs ouverts et de l’administration collective pour la gestion des contributions des participants du réseau sont déjà mis en pratique, surtout dans le cadre des forums sociaux. C’est le cas de Ciranda, première plateforme du FSM, qui réunit les médias alternatifs internationaux, articulateurs, activistes et étudiants. Ces expériences ont été amplifiées en 2008, avec la création du premier réseau social du FSM - le wsf2008.net, créé pour échanger des contenus indépendants produits dans le monde entier, de manière autonome, durant la rencontre. Cette plateforme a donné lieu, l’année suivante, au réseau OpenFSM. 

Au sein de ces initiatives, malgré la flexibilité et l’horizontalité que le réseau apportait à l’action sociale, il était encore possible d’identifier des liens relativement forts entre les membres du mouvement pour la justice globale et une certaine homogénéité des règles, des intérêts et des façons d’agir.

Plus tard, les réseaux sociaux numériques assumeraient un rôle plus fédérateur qu’organisateur, en permettant la coordination de mouvements de manière rapide et en touchant un nombre plus important de personnes, mais en échouant dans la création de mouvements plus durables. Comme le décrit Juris (2012 : 267), plus que « mobiliser des réseaux de réseaux, l’utilisation de Twitter ou de Facebook pour des mouvements sociaux tend à générer une multitude d’individus ».

Ce qui dans l’absolu n’est pas nécessairement négatif, puisque cela dépend du type d’actions et d’objectifs que l’on attend de cette utilisation. La réponse des réseaux sociaux face aux catastrophes comme celle qui a frappé l’Haïti en 2010 en est un parfait exemple. Avec cet événement, c’est la capacité d’engagement rapide et ciblé à l’échelle globale qui a été mise à l’épreuve. Outre les outils qui facilitaient les dons, des systèmes comme le Ushahidi (application qui systématise et qui répertorie les entrées à travers la géolocalisation) ont permis d’identifier des lieux critiques, de localiser les besoins et de distribuer l’aide de manière efficace. En à peine 48 heures, la Croix Rouge a reçu 8 millions de dollars américains (Gao et Barbier, 2011 : 10).

Il est important de rappeler que le flux d’informations sortant d’Haïti a été largement supérieur, étant donné l’absence d’instruments locaux et communautaires de communication, à celui qui circulait à l’intérieur des frontières du pays. À l’époque, 12 radios communautaires ont été découvertes par l’Association Mondiale de Radiodiffuseurs Communautaires sur la zone de la catastrophe.

La capacité à fédérer a assigné une nouvelle tâche aux mouvements sociaux à la fin de la décennie : comment forger une subjectivité collective à travers les réseaux qui surmonterait ce type de mobilisation ponctuelle, localisée dans le temps et dans l’espace, en contournant le risque constant de dissociation ? La réponse s’est fait entendre sous forme d’occupation, d’abord en Tunisie et en Egypte et, ensuite, avec les divers mouvements d’occupation – parmi lesquels le mouvements des Indignés, en Espagne, et Occupy Wall Street, aux États-Unis (Juris, 2012 : 266).

Aujourd’hui, on se demande comment l’utilisation croissante des médias sociaux comme Facebook et Twitter a entraîné de nouveaux modèles de protestation qui façonnent la dynamique du mouvement au-delà de la maîtrise des pratiques technologiques et dans quelle mesure ceux-ci s’assimilent ou se différencient de la logique de réseau caractéristique de l’activisme pour la justice globale ? (idem : 260).

Cette question cruciale a été mise en évidence durant ce qui a été désigné sous le nom de Printemps arabe. Sans ignorer que ce sont les facteurs internes et les mobilisations des années précédentes, et non les nouveaux réseaux sociaux, qui ont assis les bases du mouvement ayant pris une ampleur importante en Tunisie et en Egypte (souvenons-nous, par exemple, de la grève des travailleurs textiles de Mahalla en 2008 et, au cours de cette même année, de la révolte du bassin minier de Gafsa, en Tunisie), il est important de reconnaître l’impact de ces réseaux dans les articulations du monde réel. Comme l’expliquent Eltantawi et Wiest (2011 : 1213), ces plateformes ont introduit la rapidité et l’interactivité qui manquaient aux techniques de mobilisation traditionnelles et ont permis aux activistes d’accompagner le mouvement depuis l’intérieur ou l’extérieur du pays, de se joindre à des groupes et de prendre part à des discussions.

Même si ce rôle a été prépondérant, il est évident que les médias sociaux n’ont pas été le seul ni le principal moteur de la révolution. Les efforts du gouvernement pour promouvoir un black-out numérique n’ont laissé aucun doute, celui-ci n’ayant pas fait inverser – si ce n’est le contraire – les mobilisations dans les rues.
Il semble que c’est dans l’interconnexion des liens forts des réseaux humains et ceux si fragiles mais fédérateurs des réseaux sociaux du numérique que résident les plus prometteurs des paris pour le futur de la mobilisation 2.0.

Bibliographie

  • CASTELLS, Manuel. “Networks Society Catalyzes Social Movements. UTNE Reader. Mars 2013. Disponible sur : http://www.utne.com/science-and-technology/network-society-social-movements-ze0z1303zwar.aspx
  • DIANI, Mario. “Social Movements and Collective Action”. In : The Sage Handbook of Social Network Analysis. 2011 : pp. 223-235.
  • ELTANTAWY, Nahed. WIEST, Julie. “Social Media in the Egyptian Revolution : Reconsidering Resource Mobilization Theory”. In : International Journal of Communication 5. 2011 : pp. 1207-1224.
  • JURIS, Jeffrey. “Reflections on #Occupy Everywhere : Social media, public space, and emerging logics of aggregation”. In : American Ethnologist, vol. 39, n. 2. 2012 : pp. 259-279.
  • MAFFESOLI, Michel. La contemplation du monde. Porto Alegre : Artes e Ofícios, 1995.
  • SNOW, David. ZURCHER, Louis. EKLAND-OLSON, Sheldon. “Social Networks and Social Movements : A Microstructural approacht o Differential Recruitment”. In : American Sociological Review, vol 45, n. 5. 1980 : pp 787-801.
  • TOURAINE, Alain. Pourrons-nous vivre ensemble : égaux et différents ? Rio de Janeiro : Vozes. 1998.