Migration et nouvelles formes de citoyenneté au XXIe siècle : un cri pour la citoyenneté universelle

Ricardo Jiménez

, par ALAI

 

Cet article a été publié initialement en espagnol dans le n° 460 (novembre 2010) de la revue América Latina en Movimiento, intitulé Migraciones : Hacia la ciudadanía universal. Il a été traduit par Mélanie Sylla, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Dominé par des pouvoirs de fait qui accumulent et concentrent les richesses et les chances à travers la mercantilisation, la domination et l’exclusion de la grande majorité des êtres humains, ainsi que de la Mère Nature, l’ordre mondial actuel est en crise, même s’il continue douloureusement de fonctionner. Dans ce contexte, la migration de centaines de millions d’êtres humains représente un autre naufrage évitable de la dignité et du bonheur humains. C’est pourtant également un signe de résistance à cet ordre inhumain, une tâche historique d’humanisation de normes rétrogrades qui servent encore aujourd’hui à essayer de la contrôler, à l’aide de critères exclusifs d’appartenance nationale toujours plus obsolètes, qui rappellent ceux en vigueur il y a 2500 ans dans la Grèce classique, qui voulaient que les étrangers (métèques) ne soient pas considérés comme des citoyens, de même que les femmes, les esclaves et les enfants. Ces critères ne peuvent plus prétendre être actuels au début du XXIe siècle.

De fait, les migrants changent la manière de penser et de vivre la démocratie et la culture. Ils construisent une nouvelle citoyenneté, binationale d’abord, puis plurinationale et enfin universelle, fondée sur une identité de plus en plus plurielle. Ils se font les porteurs de nouvelles réalités et exigences, les partenaires d’un développement et d’un enrichissement multidimensionnel. Ils transportent dans leurs valises le message de la dignité, tel un cadeau pour la communauté humaine tout entière.

Crise migratoire

Le contexte et le contenu capitaliste « néolibéral » de la mondialisation actuelle reproduisent dans les politiques migratoires une caractéristique de cette même mondialisation : elle inclut quelques individus et exclut le plus grand nombre. Pour une grande partie des migrants actuels dans le monde, dont la vie dépend totalement de l’embauche ou de la création informelle d’emplois, ces nouveaux murs représentent une réalité douloureuse, parfois mortelle. Ces murs mentaux et juridiques stigmatisent les immigrés et ont des répercussions négatives telles que la délinquance, la concurrence professionnelle déloyale, les risques sanitaires, les menaces envers l’identité nationale, les phénomènes de rejet, de préjudice et de discrimination. Le sujet est dès lors traité de manière irresponsable par des secteurs qui cherchent à en tirer des avantages politiques douteux et immédiats en réveillant au sein des populations locales les réactions les plus instinctives, superficielles et malsaines sur le plan social. Parallèlement, une sorte de cynisme veut que les mêmes acteurs supposément opposés à l’immigration tolèrent dans les faits les immigrants, à condition cependant qu’ils soient sans papiers, en situation irrégulière ou qu’ils restent des citoyens de seconde zone. Ils sont ainsi beaucoup plus faciles à exploiter dans leur travail que les citoyens protégés par des droits.

Malgré cela, et en réponse à l’extrême concentration de la richesse, à l’inégalité et à l’exclusion, la migration internationale devient compulsive. De fait, elle apparaît comme une réaction obstinée de millions de personnes, au mépris de la réglementation, de la répression et du danger, comme le seul moyen apparent de survivre ou d’accéder à une vie meilleure. Frontières incontrôlables, livrées à la corruption de pouvoirs de fait, violation massive des droits humains, explosions sociales et nombre d’autres risques apparaissent et se généralisent, touchant des centaines de milliers de personnes et pratiquement toutes les régions et les sociétés du monde, dessinant une crise migratoire manifeste qui s’inscrit dans le cadre de la crise mondiale généralisée aux multiples facettes qui s’installe sur la planète.

Commencer par une citoyenneté élargie et régionale

Le fait de surmonter l’identification de la citoyenneté et des droits à la « nationalité », l’appartenance à l’État-nation moderne, est, plus qu’un idéal, une nécessité structurelle historique. Les migrants représentent simplement l’indicateur le plus immédiat et évident de son obsolescence grandissante. Les haillons de leur dignité accrochés aux grillages et aux murs se font le miroir de la dignité humaine déchirée par le manque d’humanité et d’adéquation avec les nouvelles réalités.

Une partie de la réponse réside justement dans le mouvement migratoire. Dans les faits, la citoyenneté des migrants apparaît comme « élargie », puisqu’ils ont des liens spécifiques et simultanés non pas avec une, mais avec deux communautés politiques, complémentaires et complexes à la fois. La communauté politique d’origine est la plus formelle, en particulier sur le plan politique et identitaire, mais il lui manque la citoyenneté économique et sociale que les migrants recherchent et trouvent parfois dans la communauté politique hôte. Il en résulte une relation duale et simultanée très particulière avec deux États : celui de résidence, par le biais de ses différents services, et celui d’origine, principalement au travers de son consulat et de son ambassade dans le pays de résidence.

Cet élargissement concret de la citoyenneté qui mène à une double appartenance constitue le fondement potentiel et viable d’une citoyenneté encore plus large - régionale et universelle - , puisqu’elle affecte précisément l’identité entre la citoyenneté et la nationalité, et ce de deux manières. D’une part, des accords bilatéraux ou multilatéraux sont mis en place pour faciliter l’obtention de la double nationalité ou la concéder automatiquement selon certains critères et conditions en fonction de la région du monde. D’autre part, l’exercice des droits est petit à petit étendu aux résidents non nationaux, son expression la plus nette étant le droit de voter en général et de se présenter aux élections. Des interventions publiques et de la société civile sont nécessaires pour promouvoir, faciliter et multiplier ces nouvelles réalités normatives et institutionnelles en matière de citoyenneté élargie, en commençant par une reconnaissance régionale, pour atteindre finalement une citoyenneté universelle.

En effet, si les migrants exercent une citoyenneté élargie dans leur pays d’origine et de destination, ils représentent également le prototype du « citoyen régional », une réalité émergente et un horizon normatif dans nombre d’aires géographico-culturelles du monde, qui se sont construits ou qui sont en train de créer des blocs d’intégration régionale du monde. Bien que, jusqu’ici, les approches uniquement économiques prédominent, il a été largement démontré que l’application de formules économiques seules, quelles qu’elles soient, qui ne prennent pas en considération les variables sociales, politiques et culturelles qui y sont associées, entraînent des problèmes qui finissent par compromettre même les prétendus résultats économiques. La manière d’aborder le phénomène migratoire, en particulier sur le plan interrégional, revêt de l’importance dans ce contexte. L’intérêt qu’il suscite dans tous les processus d’intégration régionale du monde, à force d’entraîner des problèmes concrets identifiés dans de très nombreux documents officiels de sommets et de réunions, bien qu’important, reste encore limité et polémique. On note précisément une absence de politique intégrale qui prenne la migration comme ce qu’elle est, en tenant compte de la dimension humaine, propre à notre époque, de l’intégration régionale « effectivement existante » et en marche, et de tout autre projet d’intégration régionale durable.

Il s’agit fondamentalement de normaliser et d’harmoniser petit à petit les législations et de mettre en place une institution commune aux pays de l’espace intégré, à partir de la diversité et de la mise en commun d’instruments existants, qui rende effective et intégrale la citoyenneté régionale. Ce modèle doit ensuite être reproduit à toutes les dimensions nécessaires de la citoyenneté. Pour finir, il s’agit pour les pays de l’espace intégré d’adopter une position commune et d’agir en bloc pour soutenir le mouvement vers une citoyenneté universelle, plurielle et responsable dans les espaces et les forums internationaux à vocation normative et institutionnelle.

Vers une citoyenneté universelle

Le contexte plus large de normes supranationales différentes et de plus en plus nombreuses, dans tous les domaines, limite le pouvoir des États alors justement qu’ils deviennent plus conscients de l’universalité des problématiques et des droits. Ces changements, bien que découlant d’intentions diverses et ayant des résultats eux aussi divers, contribuent à modifier la nature même de la citoyenneté, affaiblissant son ancienne identification avec la nationalité. La citoyenneté est vue de plus en plus comme une pratique qui redéfinit la nationalité en tant que devoir politique permanent de construction dans un lieu et à un moment donnés, par tous les acteurs concernés. Tout cela se produit à une époque où les questions de participation citoyenne s’étendent au-delà des limites territoriales des États pour devenir des préoccupations transnationales.

Ici encore, une stratégie combinée et simultanée est nécessaire, qui favorise et développe, de manière systématique et cohérente, les avancées existantes en matière de citoyenneté élargie et régionale. Elle se doit de reproduire, cette fois sur un plan mondial, le processus de normalisation de règles et de pratiques et de création d’instances institutionnelles communes, pour surmonter petit à petit les difficultés politiques de taille et les intérêts frauduleux, immédiats et mesquins qui n’ont de place que dans des configurations dépassées du pouvoir auxquelles ils s’accrochent et s’imposent.

En dernier ressort, cela n’est et ne sera possible que grâce au développement de niveaux de conscience supérieurs chez les peuples et les gouvernements, à l’acceptation que la citoyenneté, la dignité et les droits humains ne naissent pas d’un pouvoir, d’une autorité ou d’une loi, mais simplement de l’existence de l’humanité. Son actuelle identification avec la nationalité n’est qu’une preuve de plus du manque d’humanité propre à cette époque de transition. L’humanité est planétaire et la citoyenneté l’est aussi. L’humanité doit aller vers la reconnaissance de cette éclatante vérité. La négation de ce principe traduit un manque d’humanité, une négation de l’humanité. Face à l’inhumanité et à la déshumanisation d’un système et d’un ordre mondiaux qui blessent la planète avec des grillages, des murs et des crimes, la résistance et les propositions prennent nécessairement la forme d’une humanité plus grande et meilleure - d’un cri pour une citoyenneté universelle.

Ricardo Jiménez est un sociologue chilien spécialisé dans les migrations, l’interculturalité et l’intégration latino-américaine. Coordinateur de l’Assemblée de citoyens du Cône Sud et coordinateur au Chili du « Grito de los/as Excluidos/as » (Cri des Exclus et des Exclues).