Migration et changement climatique : adaptation ou échec à s’adapter ?

Par Cecilia Tacoli

, par IIED

Cet article fait partie d’un dossier intitulé Il n’y a pas que le changement climatique : mobilité, vulnérabilité et transformations socio-économiques dans les zones écologiquement fragiles de Bolivie, du Sénégal et de Tanzanie, initialement été publié en anglais, et traduit par Audrey Rotereau et Virginie de Amorim, traductrices bénévoles pour rinoceros.

En grande partie, les débats actuels sur les liens entre migration et changement climatique reflètent différentes conceptions et perceptions du rôle de la migration sur le développement socio-économique, au lieu d’être informés par des données empiriques. Cette section passe en revue les raisons pour lesquelles il existe très peu de données sur la mobilité liée à l’environnement, et les arguments clés soutenant ce qui semblent parfois être une discussion polarisée.

2.1 Données limitées et problèmes de méthodologie

Alors que le changement climatique a longtemps été identifié comme l’un des nombreux facteurs de migration, jusqu’à récemment, il a été clairement marginal dans la recherche sur la migration. Ceci est en partie dû au fait que l’intérêt a d’abord été porté sur les facteurs socio-économiques de la migration. Dans le contexte de flux internationaux, l’attention s’est focalisée sur leurs impacts sur le développement des nations à faibles revenus (Global Commission on International Migration 2005 ; UNDP 2009). Dans le contexte de migration interne, les flux ruraux-urbains et leur rôle dans l’urbanisation, la croissance économique et la réduction de la pauvreté, sont passés au premier plan (UNFPA 2007 ; World Bank 2009). D’un autre côté, prédire avec précision de quelle façon le changement climatique aura un impact sur la répartition et les mouvements de population est difficile en raison des niveaux d’incertitude encore relativement forts sur les impacts du changement climatique propres à certaines régions et la rapidité à laquelle ils surviendront, ainsi que le manque de données actuelles sur la migration, en particulier les déplacements (et particulièrement ceux temporaires) à l’intérieur des frontières nationales ou transfrontaliers, entre des nations à faibles revenus, qui seront probablement les plus touchées par le changement climatique (Kniveton et al. 2008).

Les récents travaux de cartographie combinent les régions que l’on prévoit d’être touchées par les impacts du changement climatique et la répartition estimée de leur de population (McGranahan et al. 2007 ; Warner et al. 2009). Ce sont des contributions importantes pour comprendre le nombre de personnes à risques, et elles sont surprenantes. Plus de 600 millions de personnes estimées (10% de la population mondiale) vivront sur le littoral avec une élévation jusqu’à 10 mètres au-dessus du niveau de la mer (environ 2% de la zone terrestre mondiale). Parmi eux, 360 millions vivent dans des zones urbaines (13% de la population urbaine mondiale) et environ 247 millions vivent dans des pays aux faibles revenus (McGranahan et al. 2007).
Évidemment, le nombre de personnes à risque par rapport à l’élévation du niveau de la mer et aux ondes de tempêtes sur les prochaines décennies est bien plus faible, mais il n’existe pas de données fiables sur la proportion de personnes vivant entre 2 et 3 mètres du niveau actuel de la mer. Mais le point important ici est qu’avec l’exception notable de petits États insulaires, dont le risque est de perdre la majorité si ce n’est tout leur territoire, l’exposition au risque de catastrophes n’est pas nécessairement le même que la vulnérabilité face à de telles catastrophes. Cette dernière est en grande partie déterminée par la pauvreté – pas seulement les faibles revenus mais aussi, dans une plus large mesure, la marginalisation des débats politiques et la capacité d’influencer des décisions et de sécuriser le soutien pour réduire le dommage causé par les aléas physiques. Ainsi, les facteurs non environnementaux sont la clé pour évaluer la vulnérabilité face aux impacts du changement climatique.

Par ailleurs, la cartographie des impacts du changement climatique dans sept régions (la fonte des glaciers en Asie ; la sécheresse et les catastrophes au Mexique et en Amérique centrale ; la désertification et l’érosion des sols au Sahel ; les inondations dans les deltas du Gange et du Mékong ; et l’élévation du niveau de la mer aux Maldives et à Tuvalu) montre qu’à l’exception peut-être de l’impact de l’élévation du niveau de la mer sur les petits États insulaires, il est impossible de trouver un lien de causalité entre le changement climatique et la migration (Warner et al. 2009, page 1). Plusieurs facteurs non-environnementaux – sociaux, économiques, politiques et culturels ainsi que géographiques – interragissent avec le changement climatique en déterminant qui se déplace, où et pour combien de temps ainsi que, évidemment, qui ne se déplace pas.

On a aussi démontré qu’en minimisant les facteurs politiques et socio-économiques en faveur d’un accent sur les facteurs environnementaux, les prévisions alarmistes de la migration liée au changement climatique peuvent conduire à des politiques inappropriées, comme par exemple des programmes de réinstallation forcée, qui auront de faibles résultats pour protéger les droits des personnes vulnérables au changement climatique (GECHS 2008 ; Piguet 2008). Étant donné la conception répandue de la migration comme un « problème » qui doit être contrôlé, ce ne serait pas surprenant.

2.2 Les points de vue des décideurs concernant la migration

La migration est considérée comme un problème de plus en plus préoccupant par la majorité des gouvernements des pays à revenus faibles ou moyens. La proportion de ces États ayant adopté des politiques de réduction de migration vers les centres urbains, particulièrement les villes plus grandes, est passée de 51 % en 1996 à 73 % en 2005 (Nations Unies 2006). Un examen des Documents de Stratégie de Réduction de la Pauvreté en Afrique montre combien les perceptions négatives de la migration sont encore profondément ancrées : en plus d’accentuer la pression sur les zones urbaines, la migration est perçue comme un phénomène répandant le crime et le SIDA, encourageant la destruction des terres et renforçant la pauvreté aussi bien rurale qu’urbaine (Black et al. 2006). Et ce, en dépit du fait qu’il y ait peu de preuves accréditant ces thèses.

L’urbanisation est sans aucun doute l’une des transformations les plus importantes dans la répartition de la population : depuis 2008, on estime que 50 % de la population mondiale vit dans des centres urbains et on s’attend à ce que, dans les décennies à venir, 90 % de la croissance de la population mondiale se fasse dans les centres urbains, principalement dans les pays à faible et moyen revenu (Nations Unies 2008). Il existe une association statistique forte entre d’un côté l’urbanisation et de l’autre, la croissance économique, les hausses de la part du PIB générée par l’industrie et les services et la proportion de main d’œuvre travaillant dans ces secteurs. Cependant, dans le même temps, l’échelle de la pauvreté urbaine dans les pays à faibles revenus augmente rapidement, alors que dans ceux à revenus moyens, elle dépasse désormais la pauvreté rurale (Tacoli et al. 2008). Pour autant, est-elle alimentée par l’exode rural ? Les preuves suggèrent le contraire. Selon les estimations disponibles des Nations Unies, dans la majorité des pays du monde, la contribution de l’exode rural combinée à la reclassification d’installations passant de rurales à urbaines est moindre que la croissance naturelle de la population urbaine (l’excédent net des naissances sur les décès dans les zones urbaines) (Nations Unies 2008). Beaucoup de pays où l’exode rural est le facteur le plus important de croissance urbaine se trouvent être également les pays avec une croissance économique rapide, comme la Chine ou l’Indonésie.

Une autre hypothèse répandue est celle que les migrants représentent la majorité des citadins pauvres. Une fois de plus, il est prouvé que c’est faux (Montgomery et al. 2004). De même, les migrants ne sont pas les seuls résidents à s’installer dans des logements bon marché informels : dans beaucoup de cas, une large part des ces populations sont en fait des personnes qui vivaient en centre-ville et qui ont perdu leurs maisons au profit de centres financiers, des zones commerciales et résidentielles pour les groupes à hauts revenus qui s’approprient de plus en plus les zones urbaines les plus convoitées (Tacoli et al. 2008).

Pour finir, un dernier point reste à éclaircir : dans beaucoup de cas, l’exode rural ne représente pas la majorité de ce type de mouvements. De manière générale, la direction des flux migratoires reflète le niveau d’urbanisation (la proportion de sa population résidant dans les zones définies comme étant urbaines) ainsi que la nature de l’économie de base. Dans les pays à faibles revenus et dont l’économie est basée sur l’agriculture, comme c’est le cas de nombreux pays africains à faibles revenus, la migration rurale-rurale est le principal mouvement. A contrario, les régions à fort taux d’urbanisation, par exemple l’Amérique latine et les Caraïbes, ont plus tendance à avoir des mouvements urbains-urbains. Les pays à fort niveau de croissance économique et avec des secteurs du service et de l’industrie en expansion sont ceux qui ont les plus forts taux d’exode rural ; cependant, il n’est pas rare que dans ces mêmes pays, la migration rurale-rurale reste importante. C’est notamment le cas du Vietnam et de l’Inde (Skeldon 2003). La principale raison est que les migrants ruraux-ruraux sont habituellement les groupes les plus pauvres, et qui bien souvent n’ont pas les compétences, les moyens financiers et le réseau social pour migrer vers les villes. Une autre raison, de plus en plus importante, concerne la demande croissante de main d’œuvre salariée dans le secteur agricole dans les zones à fort taux d’exode, afin de compenser les pénuries de main d’œuvre saisonnière (Hoang et al. 2008 : voir également section 3.4 de ce document).

2.3 Migration et mobilité comme stratégies de subsistance : le rôle de la diversification des revenus

Pour contraster avec ces points de vue négatifs, il existe un grand nombre de données qui soutiennent la thèse que la migration et la mobilité sont les éléments clés des moyens de subsistance des populations pauvres (et moins pauvres), à la fois dans les zones urbaines et rurales (Bah et al. 2003 ; Baker 1995 Ellis 1998 ; Rigg 2003). Beaucoup de ces données ne prennent pas explicitement en compte le facteur environnemental, néanmoins elles fournissent des renseignements de fonds cruciaux qui permettent de mieux comprendre les liens entre migration et changement climatique.

Déjà depuis 2004, un sondage réalisé par le Ministre de l’Agriculture chinois suggérait que, dans les budgets des ménages ruraux, la part des revenus non agricoles et les transferts internes de migrants allant vers les villes était sur le point de dépasser les revenus issus de l’agriculture, alors qu’en Inde, on estimait que les envois de fonds représentaient près du tiers des revenus annuels des ménages ruraux pauvres et sans terre (Deshingkar 2006). Au Bangladesh, au début de la décennie, environ la moitié des revenus des ménages ruraux provenaient d’activités non-agricoles et d’envois de fonds, soit une hausse de 35 % par rapport aux dix dernières années (Afsar 2003). Dans la plupart des pays, les revenus ruraux semblent de moins en moins être fondés uniquement sur l’agriculture, mais reposent plutôt sur un portefeuille d’activités diversifiées ; à leurs tours, ces activités peuvent comprendre la mobilité, quand d’autres peuvent être menées au sein d’installations rurales ou à proximité de centres urbains plus petits.

Toutefois, ce phénomène n’est pas nécessairement externe à l’agriculture et d’ailleurs, une telle diversification peut lui profiter : des recherches réalisées dans les zones arides d’Afrique (Tiffen 2003) ainsi qu’au Vietnam (Hoang et al. 2005 ; Hoang et al. 2008) montrent que l’innovation et l’intensification agricoles sont souvent financées par des revenus non-agricoles, incluant des envois de fonds. Une base de revenus diversifiés permet également aux agriculteurs de prendre plus de risques puisqu’ils peuvent compter sur ce filet de sécurité, facteur au combien important en ces temps de dégradation environnementale. Il est important de garder ceci à l’esprit dans un contexte de changement climatique, étant donné que les politiques qui s’appuient sur des stratégies existantes pour soutenir l’adaptation aux changements climatiques sont celles qui ont le plus de chance de réussir.

L’une des formes de migration qui à tendance à être sous-estimée est le mouvement saisonnier (ou circulaire), en partie parce qu’il échappe généralement aux recensements et aux statistiques nationaux. Le nombre de personnes impliquées est considérable : en Inde, on estime à 20 millions le nombre de personnes qui migrent dans une année donnée (Deshingkar 2006). Une grande partie de la migration saisonnière s’effectue entre différentes zones écologiques où les calendriers des récoltes ne coïncident pas : par exemple, au Vietnam, les fermiers du delta du Mekong venant des rizières se rendent temporairement vers des zones de cultures de fruits afin de travailler dans des fermes familiales à un moment précis de l’année (Hoang et al. 2008). Au même moment, dans les zones où les centres urbains se développent vite, il est de plus en plus courant pour les habitants des campagnes de combiner travaux d’agriculture et période de travaux en ville. Ce comportement a été relevé dans le delta du fleuve Rouge, avec des agriculteurs qui se rendaient régulièrement à Hanoi (Hoang et al. 2005). Dans l’état du Bihar en Inde, entre 1983 et 2000, les déplacements temporaires vers les centres urbains sont passés de 3 % à environ un quart du total des déplacements (Deshingkar 2006).

De telles données confortent la thèse que la migration et la diversification des sources de revenus, qui sont à la base de cette migration, sont des éléments clés des stratégies de subsistance. Dans le contexte actuel de changement climatique, la baisse annoncée de l’accès et de la disponibilité des ressources naturelles agira comme une motivation de plus à une telle diversification et une telle mobilité. Le problème crucial est de savoir comment les politiques et les institutions peuvent s’y accommoder au mieux et soutenir ces changements dans les modèles de susbsistance, et de s’assurer que les groupes les plus pauvres et les plus vulnérables puissent prétendre à ces options, auxquelles ils n’ont pas accès dans la plupart des cas.

2.4 Points clés

L’une des principales difficultés dans le fait de prédire comment le changement climatique affectera la répartition de la population et ses déplacements est le niveau d’incertitude encore relativement élevé concernant les impacts du changement climatique spécifiques à certaines régions, ainsi que le manque de données complètes sur la migration, particulièrement sur les mouvements internes et temporaires. Toutefois, ce qui est sûr, c’est que des facteurs non-environnementaux jouent un rôle prépondérant pour déterminer qui, parmi ceux qui sont exposés aux risques liés au changement climatique, y sont vulnérables.
La deuxième difficulté essentielle pour évaluer les liens entre changement climatique et migration, et pour découvrir leurs implications pour les politiques, est la vision négative de la migration qui domine parmi les décideurs. Cela se reflète dans l’augmentation de la proportion de gouvernements qui mettent en place des politiques de contrôle et de limitation de migration, particulièrement dans les grandes villes, cette part passant de 51 % en 1996 à 73 % en 2005. Cependant, il y a peu de données accréditant la thèse que la migration est le premier facteur de croissance des populations urbaines et de la pauvreté citadine. De plus, ces points de vue négligent le fait que la diversité des destinations et des durées de migration reflète étroitement les structures et les dynamiques économiques nationales, régionales et mondiales
La migration est plutôt comprise comme la diversification des sources de revenus impliquant une certaine forme de mobilité. Comme tel, c’est un élément essentiel des stratégies de subsistance, qui va probablement devenir de plus en plus important à mesure que le changement climatique affecte l’accès et la disponibilité des ressources naturelles.