L’invention idéologique… d’une différence
Les migrations clandestines et les questions relatives aux réfugiés et les régularisations qui les accompagnent sont bien des réalités permanentes pour les premières et récurrentes pour les secondes, mais essentielles à observer et à analyser pour comprendre l’histoire de l’immigration en France, depuis l’après-guerre. A chaque période, les migrations et les questions relatives aux réfugiés sont modelées par les caractéristiques propres aux populations concernées, mais surtout par les contraintes économiques, administratives, sociales et politiques qui, dans la société d’accueil pèsent sur l’ensemble du monde du travail et, par conséquent, sur les populations immigrées. C’est l’évolution de ces contraintes qui, d’une période à l’autre, modifie les fonctions économiques et sociales de l’immigration clandestine / des réfugiés, les finalités de la régularisation et la représentation idéologique offerte à l’opinion du clandestin/du réfugié.
Figure sociale à géométrie variable du discours politique dominant, le migrant et/ou le réfugié a été selon les exigences politiques du moment « facteur d’équilibre économique », « menace à l’ordre public », ou « symbole de l’exploitation capitaliste ». Dès lors, il serait plus cohérent de les appeler tous « migrants », ou tous « réfugiés », en tout cas avec la même dénomination comme le souligne Claire Rodier cofondatrice du réseau euro-africain Migreurop et juriste au GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) :
« tant qu’ils ne sont pas arrivés, il n’est pas possible de connaître la raison précise de leur migration : il faut pour cela examiner leur situation, les écouter,… Par définition, un réfugié ne peut être considéré comme tel, que lorsqu’il a pu déposer une demande d’asile, et qu’elle a été acceptée, dans un pays où, par nécessité, il est souvent entré irrégulièrement (la Convention de Genève prévoit que cette irrégularité ne peut lui être opposée). Mais pour qu’il puisse présenter sa demande, encore faut-il qu’il ait pu accéder au territoire de ce pays. Les dispositifs de surveillance comme les patrouilles de l’agence européenne Frontex [1], qui dissuadent les embarcations de migrants d’approcher des côtes, ou comme les murs édifiés à certaines frontières- empêchent cet accès au nom de la lutte contre l’immigration irrégulière et vont à l’encontre des droits des réfugiés. »
Les lois européennes obligent les pays à mettre en place des procédures permettant à tous ceux qui réussissent à franchir leurs frontières de voir leur demande d’asile examinée. Ces procédures s’apparentent souvent, surtout dans le cas d’un grand nombre d’arrivées simultanées, à un tri expéditif entre ceux qui sont supposés éligibles à l’asile et les autres, désignés comme « migrants économiques » et donc destinés à être renvoyés. C’est notamment à ce tri que sont destinés les hotspots mis en place en 2015 en Grèce et en Italie.
Les hostpots sont des dispositifs instaurés par l’Union européenne pour faire face à ce qui a été nommé la « crise migratoire ». Il sont destinés à organiser le tri entre les migrants éligibles à une protection en référence à la Convention de Genève (donc appelés à être réfugiés) et ceux qui ne le sont pas, et doivent par conséquent être expulsés du territoire européen. Les hostpots ont été installés dans les deux principaux pays d’arrivée des migrants par la Méditerranée, l’Italie et la Grèce. Depuis 2015, Frontex est présente dans les hotspots.
L’axe principal de la réflexion et de l’action politique
La présence d’un groupe « étranger » qui, selon le discours ambiant, n’appartient pas à la communauté nationale régie par l’État et ses institutions, c’est-à-dire une communauté constituée par un ensemble culturel formé d’un certain nombre d’éléments (langue, traditions, mode de vie, valeurs politiques et morales, éducation...), introduit une fêlure, voire une fracture, dans la notion de citoyenneté, dans la mesure où nombreux sont ceux qui pensent qu’une fraction importante des migrants n’éprouve aucun sentiment d’appartenance à la communauté nationale et aux valeurs qui la régissent (…). Plus encore, certains partis politiques estiment urgent d’en tirer les conséquences. Une France à forte population étrangère ne serait plus la France, ce serait autre chose : un Brésil d’Europe, une Arabie du Nord ou un Islam d’occident… Allant même jusqu’à nous demander de mesurer aujourd’hui les périls que nous font courir la faiblesse de notre fécondité et la perméabilité de nos frontières.
On voit combien est forte la cohérence idéologique de tous ces discours qui stigmatisent et dénoncent -presque comme une seule et même réalité- les migrants qui franchissent illégalement les frontières du « territoire national » et les migrants qui franchissent illégitimement celles de la « communauté nationale ». C’est en cela que la philosophie sous-jacente aux projets de réforme du droit d’asile et de l’entrée et du séjour des étrangers sont pernicieuses. Ils actualisent une volonté déjà ancienne de marquer certaines populations d’un stigmate d’extranéité qui les exclut irrémédiablement.
Par ailleurs, on voit aussi en toile de fond une hiérarchisation des origines, où le qualificatif de « culturel » s’est substitué à celui de « racial », et pour horizon l’idée d’une homogénéité de l’ensemble européen, la demande qui était latente et qui demeure est celle d’un renouvellement des procédures de partage, c’est-à-dire de l’exclusion des populations amenées à résider sur le territoire national qui dépasse la simple et traditionnelle distinction juridique entre national et étranger. D’un côté, il y aurait ceux dont les traits s’accordent à une certaine conception de la société française et obéissant à ses normes et à ses valeurs dominantes, et qui doivent légitimement jouir de tous les attributs du droit. De l’autre, ceux, qui en raison de leurs « spécificités », de leurs « caractéristiques hors normes », de leurs « différences », sont jugés inassimilables et ne sauraient prétendre à la même légitimité, même s’ils sont dans des situations juridiquement identiques.
Prise comme axe principal de la réflexion et de l’action de l’État depuis plusieurs décennies, la trilogie -immigration, clandestinité, insécurité- a favorisé une manipulation des notions de légalité et de légitimité et, par suite, perverti le discours politique sur les droits des migrants et de l’ensemble des populations issues de l’immigration et sur la place qui doit être la leur dans la cité. Elle a servi de terreau idéologique à la logique d’exclusion qui a conduit à plusieurs propositions de réforme et au renouveau du thème de l’assimilation. Il serait erroné de réduire cette dérive à une crispation passagère de la France et de l’Europe en période de crise. Elle s’enracine plus profondément dans cette part de la culture française qui a nourri l’idéologie coloniale et la philosophie de société qui en découle et qui, malheureusement, n’a rien perdu de sa vivacité.
On notera d’un autre côté, l’impasse européenne face à cet « afflux de migrants » d’une ampleur inégalée depuis la Seconde guerre mondiale. Les pays européens, tout d’abord en état de sidération face à ce drame humanitaire, se révèlent ensuite incapables de mener une politique commune d’accueil et de répartition, et sont tentés pour certains, par le repli identitaire.
« La crise des migrants » 2011-2017
La situation était déjà dramatique bien avant 2010. Cette crise a ses origines dans la conjonction de conflits qui ont affecté le Moyen-Orient (Afghanistan et Irak depuis 2001), le Maghreb (Libye en 2011) et l’Afrique orientale (Soudan depuis 2011, Somalie depuis 2009). A ceci, il faut ajouter des situations d’instabilité plus anciennes comme en Érythrée ou dans les Balkans (Kosovo, Albanie, Serbie). Cependant, c’est la guerre civile syrienne qui en est le détonateur à partir de 2011. Dès les premiers mois du conflit, 15 000 à 20 000 Syriens trouvent refuge en Turquie, en Jordanie et au Liban. A partir de mars-avril 2012, la violence des combats entre l’armée syrienne et les différents groupes d’opposants, notamment dans la région d’Alep, accélère les flux de départ. 400 000 Syriens trouvent refuge dans les régions frontalières fin 2012 ; en 2013 ils sont 1,5 millions…
L’Italie voit un nombre croissant de réfugiés syriens affluer sur les côtes à l’été 2013. La pérennisation du conflit, la perte de l’espoir de rentrer un jour au pays et la détérioration des conditions de vie dans les camps de réfugiés, les poussent à chercher ailleurs la possibilité de se construire un avenir. La plupart débarquent sur les rives européennes en transitant par l’Égypte. Ils se joignent aux autres immigrants venus d’Afrique subsaharienne qui tentent le passage à partir des côtes libyennes. Cet afflux se produit sur fond de chaos politique et administratif dans les États égyptiens et libyens. Le nombre de noyade s’accroît avec l’augmentation du nombre de traversées, suscitant un véritable élan d’indignation au sein de l’opinion publique européenne.
Le 3 octobre 2013, 366 personnes périssent au large de l’Ile de Lampedusa. En réaction, l’Italie lance l’opération « Mare Nostrum » qui vient au secours des migrants en perdition au large des côtes italiennes par le recours à des moyens militaires (bateaux militaires, drones) et civils (pêcheurs, sécurité civile). Au cours de l’année 2014, elle permet le sauvetage d’environ 100 personnes. L’opération a aussi pour objectif d’obtenir le soutien des États européens, ainsi qu’une refonte de la politique migratoire européenne qui fait porter le fardeau de l’accueil des migrants sur les pays méditerranéens.
Le volet diplomatique restera sans suite notable. Les pays de l’Union européenne se cantonnent dans une attitude de déni et ne s’accordent que sur une augmentation des moyens de l’agence Frontex. En novembre 2014, celle-ci se voit attribuer la responsabilité de l’opération « Triton » qui, de par ses moyens et son champ d’action, sera moins une opération de sauvetage que de contrôle. Le nombre de morts est de nouveau en hausse. En 2014, les succès militaires de l’organisation État Islamique (EI) provoquent un nouvel afflux de migrants, majoritairement en direction de la Turquie, mais aussi de l’Irak et du Kurdistan irakien. Leur nombre total atteint 3 millions. Le conflit s’internationalise avec l’engagement croissant du Hezbollah libanais, de mercenaires iraniens et les frappes aériennes américaines, russes et françaises.
En 2015, une autre route migratoire prend de l’ampleur, passant par la Grèce et les Balkans en direction de l’Allemagne et la Suède. En septembre, ce sont environ 5000 personnes qui arrivent quotidiennement sur les côtes grecques. Elles seront encore 3000 par jour en décembre. Les pays européens enregistrent leur plus haut niveau de demande d’asile jamais connu depuis la Seconde Guerre mondiale avec 1,2 millions de dépôts de dossiers, toutes nationalités confondues (Chiffres Eurostat), dont 441 000 en Allemagne, 174 435 en Hongrie, 156 110 en Suède, 705 70 en France).
Face à ces arrivées massives de migrants aux frontières des États du Nord et de l’Est, les pouvoirs publics sont littéralement sidérés, et d’abord incapables de réagir. Ce n’est qu’au début du mois de septembre, quelques jours après le choc suscité par les photos du cadavre d’Aylan, un enfant de trois ans retrouvé mort sur une plage grecque à la suite d’un naufrage, que s’ébauchent les prémices d’une réponse coordonnée. Un plan de répartition de 160 000 migrants est adopté, de même que la création de hotspots pour le tri des migrants en Grèce et en Italie et un plan de négociations avec les États voisins.
Mais ce plan peine a être mis en œuvre et la crise ne cesse de s’aggraver. Les migrants deviennent alors un enjeu géostratégique. Pour le régime syrien, ils sont un moyen de diffuser le conflit au-delà de ses frontières et de faire pression sur la communauté internationale afin de réintégrer le jeu diplomatique. Damas favorise le départ des zones dont elle a le contrôle en facilitant l’obtention d’un passeport pour ses ressortissants. Pour la Turquie, le maintien des migrants sur son territoire devient le terme d’un marchandage avec les pays de l’Union européenne. En échange de sa coopération, le président turc Recept Tayyip Erdogan négocie une aide financière, mais surtout la suppression des visas Schengen pour les ressortissants Turcs. Enfin pour les États souverainistes européens, la crise migratoire est l’occasion de faire jouer la prééminence du droit des États sur celui de l’Union.
Contrôle de l’immigration, un vieux débat
La Hongrie de Victor Orban ferme ainsi ses frontières aux migrants transitant par son territoire à partir de juin 2015. Elle sera suivie en septembre par l’Allemagne, l’Autriche, la Slovénie et la République tchèque. La Hongrie devient alors le chef de file du groupe de Visègrad (incluant la Pologne, la Slovaquie, la Roumanie et la République tchèque) qui s’oppose à l’imposition de quotas de répartition entre les pays de l’Union et refuse l’accueil de tout réfugié. Dans les mois qui précèdent le référendum du Brexit, la Grande-Bretagne brandit la menace d’une victoire de l’UKIP (le parti anti-européen britannique) pour refuser la prise en charge de migrants (notamment ceux bloqués à Calais) et, plus largement, pour renégocier son statut à l’intérieur de l’Union. Sur la scène politique interne, les partis de l’extrême droite européenne engrangent une série de succès électoraux, en criant à l’invasion : aux élections législatives en Pologne (parti Droit et Justice) et en Suisse (Union démocratique du Centre) en octobre, aux élections régionales françaises (Front National) en décembre. En Allemagne, en Suède et aux Pays-Bas, des centres d’accueil de migrants sont la cible de manifestations par des mouvements anti-immigration.
« Mais les migrants deviennent surtout un enjeu dans la guerre contre l’organisation État islamique (EI). Un simple passeport syrien abandonné sur les lieux de l’attentat du 13 novembre 2015 aux abords du Stade de France à Saint-Denis met à mal les tentatives de concertation concernant l’accueil et apporte du crédit à la thèse d’une collusion entre migrants, islamistes et terroristes. Il semble que l’EI cherche à forcer l’Union à fermer davantage ses frontières, et par là même, à cesser d’apparaître comme un refuge aux yeux des migrants musulmans. La fuite des syriens est en effet une réalité qui cadre mal avec la volonté de recréer un califat, terre de renaissance de l’islam. Les conséquences du passeport abandonné sur les lieux de l’attentat sont immédiates : les discussions concernant l’accueil sont repoussées au profit d’une stratégie de maintien des migrants dans les pays du Moyen-Orient. La Turquie en est le premier bénéficiaire, mais aussi la Russie qui devient un allié respectable dans la lutte contre l’EI. »
Depuis bien longtemps, liées à la maîtrise des flux migratoires, les conditions d’accueil et les frontières ont toujours été les lieux de focalisation des négociations sur la gestion et les mesures de contrôle de l’immigration en Europe. Perçues comme une question marginale pendant des décennies, elles sont depuis révélatrices de la coexistence d’enjeux socio-politiques contradictoires. Ainsi, la notion d’une Europe forteresse paraît bien réductrice car la question de l’immigration ne passe pas uniquement par des mécanismes d’exclusion sécuritaires mais aussi par des mécanismes d’inclusion économiques.
Malgré des contextes socio-économiques différents et des politiques d’immigration et d’intégration diverses, depuis les années quatre-vingt, on assiste dans les pays de l’Union européenne et aux États-Unis, à un retournement de l’image de l’immigré et du demandeur d’asile. Considéré auparavant comme une main d’œuvre bienvenue, les migrants tendent à présent à être perçus comme des criminels, des fauteurs de troubles, des fraudeurs économiques et sociaux, des terroristes, des inassimilables… Pratiquement au cœur de tous les débats politiques, ils sont transformés en une menace non seulement pour l’État mais aussi pour la société, sa sécurité et son identité.
Pourquoi lie-t-on l’immigration (en l’érigeant parfois au rang de « problème numéro un » de la société), aux questions de chômage, de pauvreté, d’exclusion, de discrimination et de racisme qui, ayant ainsi trouvé une « cause », finissent par être acceptées comme des choses inhérentes à l’ordre naturel ? Pourquoi, à l’instar de la France où, depuis 1982, la législation sur l’immigration a été modifié des dizaines de fois, ce thème capte-t-il toujours l’attention et ne disparaît-t-il pas du débat politique ? Depuis et jusqu’à nos jours, c’est l’immigration qui devient le catalyseur censé résumer les problèmes actuels, laissant de côté les analyses économiques, sociales et culturelles, elle n’est plus appréhendée que sous l’angle quasi exclusif des préoccupations sécuritaires et identitaires.