Migrants et mouvements

Liepollo Pheko

, par SACSIS

 

La version originale de cet article a été publiée en anglais par SACSIS. Il a été traduit par Léa Ferté, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Actuellement, 200 millions de personnes vivent en dehors de leur pays d’origine. Le taux de migration dans le monde a cru au rythme de 6% par an dans les années 1990, une progression plus rapide que celle de la population globale.

De meilleures opportunités d’emploi figurent parmi les variables centrales expliquant les décisions de migration.

Selon le Pew Hispanic Center, 11% des personnes nées au Mexique vivent actuellement aux États-Unis, à la recherche d’opportunités économiques au sein de la première économie mondiale. En parallèle, 11 millions de Philippins vivent en dehors des Philippines, et les devises envoyées par les émigrés contribuent à elles seules à 13% du PIB du pays.

Les estimations du nombre de Zimbabwéens vivant en Afrique du Sud varient entre le chiffre délirant de 8 millions de personnes, et celui, plus réaliste, de 2 millions. Les devises envoyées par ces émigrés sont créditées du mérite d’avoir maintenu à flot l’économie zimbabwéenne au cours de la dernière décennie.

Le monde développé présente un facteur majeur d’attraction : la pénurie de travailleurs qualifiés, qui s’explique par la combinaison d’un vieillissement de la population, d’une allongement de l’espérance de vie et d’un taux de natalité faible. Ainsi, les immigrés occupent de plus en plus d’emplois dans le secteur médical et médico-social. Les économies développées continuent donc à avoir besoin des travailleurs issus des économies moins développées.

Il est communément admis que les immigrés dont le niveau de qualification est le plus faible entrent sur le marché du travail en acceptant des emplois méprisés par les locaux, dans des secteurs comme l’industrie primaire, l’agriculture ou les services à la personne. En effet, en Europe, en Amérique et en Australie, les gens de couleur, originaires d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique, font les lits, dressent les tables, travaillent illégalement dans les ateliers de confection, s’occupent des enfants et accomplissent les tâches éreintantes.

En théorie, l’arrivée de main-d’œuvre étrangère aide à combler les trous dans la main d’œuvre domestique disponible. Mais le recours aux travailleurs étrangers représente également un moyen de maintenir les salaires au plus bas, et d’obtenir un surplus de capital. Cela explique en partie pourquoi la main-d’œuvre locale s’oppose à une immigration à grande échelle, ce qui a contribué à saper les bases de la solidarité de classe et à produire une dichotomie artificielle entre travailleurs locaux et migrants.

Dans des pays tels que l’Afrique du Sud et les États-Unis, la dichotomie entre les deux catégories est ténue, puisque ces économies ont été construites par des générations de travailleurs migrants, et nombre d’entre eux sont installés dans leur pays d’accueil depuis plusieurs générations. À un moment, au moins un mineur sur cinq en Afrique du Sud venait d’un autre pays d’Afrique australe.

La théorie de l’offre et de la demande ne peut pas expliquer à elle seule le phénomène migratoire. Les migrants, les réfugiés, les immigrés, parfois même les étudiants et les touristes sont de plus en plus confrontés à des manifestations d’hostilité et des violences contre les étrangers.

En Afrique, en Asie, en Amérique latine et au Moyen-Orient, les discriminations et les abus contre les personnes issues des pays voisins sont endémiques. Pourtant, ces peuples partagent souvent des caractéristiques raciales, ethniques, culturelles et historiques communes.

Je pense en revanche que le fanatisme historique de l’afrophobie en Afrique du Sud est qualifié à tort de xénophobie.

En Europe, la frénésie anti-sans-papiers a une dimension raciale forte. Les personnes d’origine africaine et moyen-orientale sont particulièrement mal vues et mal reçues.

Récemment, l’agence européenne de lutte contre les migrants sans-papiers, Frontex, a imaginé les solutions les plus extrêmes pour contenir les travailleurs pauvres et sans-papiers à la peau sombre en dehors de la « forteresse Europe ». Un article d’Inter Press Service révèle que Frontex a lancé un appel d’offre pour l’achat de petits aéronefs sans pilotes (drones) visant à contrôler les frontières européennes et suivre les mouvements des migrants.

Mais aujourd’hui, presque toutes les nations au monde sont des pays d’origine, de transit ou de destination. Nombre d’entre elles sont les trois à la fois.

Chaque pays est devenu ou est en passe de devenir multiculturel, multiethnique, multiracial, multilingue et multireligieux. Il y a des restaurants chinois, indiens, nigérians, sénégalais, éthiopiens, italiens et mexicains partout dans le monde. Des quartiers entiers de métropoles telles que New York, Toronto, Londres, Bruxelles, Paris, Chicago ou Sidney sont exactement identiques à « quelque part chez nous ». En effet, les communautés migrantes, nouvelles et anciennes, se créent des enclaves de familiarité culturelle.

Les communautés d’accueil, au lieu d’embrasser ces nouvelles formes de citoyenneté, d’identité et de culture, s’activent pour protéger et verrouiller leurs intérêts, leurs religions, leurs cultures et leurs écoles. Par exemple, dans les années 1980, plusieurs écoles publiques de Londres avaient mis en place des « classes d’accueil » destinées aux enfants vietnamiens et chinois. Je suppose qu’elles avaient été créées pour les aider à s’adapter et à apprendre l’anglais rapidement. C’est l’opposé qui s’est produit, et le clivage a simplement intensifié la politique de « l’autre ».

Les arguments conventionnels visant à expliquer les flux migratoires s’appuient sur les données économiques, politiques, sur les désastres naturels ou les facteurs environnementaux.

Mais dans de nombreux pays en développement, c’est l’incapacité des États à créer un marché dynamique pour l’emploi qualifié et favorisant l’entrepreneuriat qui est invoqué pour justifier les décisions d’émigration. C’est pourquoi autant de diplômés titulaires de MBA originaires d’Afrique sont préposés à la confection de burgers ou occupent des postes de gardiens de sécurité à Londres ou New York.

Leurs pays d’origine sont parfois qualifiés d’États en échec. Mais il s’agit d’une approche simplificatrice. Une évaluation plus fine devrait considérer le fait que ces pays ont pris des positions partisanes entravant leur développement social et leur croissance économique durable.

Le genre de bouleversements qu’ont connu le Rwanda, la Birmanie, la Thaïlande, le Sierra Leone, le Libéria, la Somalie ou l’Amérique centrale ces 15 dernières années sont autant liés à des conflits internes qu’à des ingérences étrangères visant à contrôler l’accès aux ressources.

Au vu de la nature coercitive du capitalisme global (l’OMC, la Banque mondiale et les accords de partenariats économiques de la Commission européenne inclus), certains État se trouvent dans des positions difficiles. Leur empressement à poursuivre un commerce libre et sans entraves, en dépit des dégradations environnementales croissantes, des violations des droits du travail, des investissements directs étrangers non-bénéfiques et des fuites des capitaux, représente toutefois un facteur majeur favorisant la migration.

De plus, suite à la mise en place de programmes d’ajustement structurel, les mesures d’austérité croissantes - réduction de la part des dépenses sociales dans le budget gouvernemental, en matière d’éducation, de santé, de subventions aux producteurs locaux - ont conduit à une croissance du service de la dette et de la dépendance à l’aide étrangère. Dans des États fragilisés, les relations avec les citoyens en sont sorties affaiblies, poussant ces derniers à partir vers des pays offrant de meilleures opportunités.
C’est ce qui a provoqué la déclaration du Fonds des nations Unies pour la population : « Les déterminants de base de la migration internationale sont fonction de l’existence d’inégalités en termes de niveau de développement. L’ampleur, la persistance de ces inégalités et la souffrance qu’elles diffusent à travers ce monde globalisé accentuent les pressions à la migration. » (UNFPA, 1998)

Le concept de justice migratoire est difficile à définir, pour plusieurs raisons. Les migrants ne représentent pas un groupe homogène, avec des préférences, des besoins et des compétences monolithiques. Les gouvernements doivent donc prendre en compte la manière dont la citoyenneté est déterminée par les identités, les rôles et les droits des migrants par rapport à l’État hôte, et à la manière dont ces derniers peuvent être protégés.

Un point très important est en outre souvent négligé : la liberté de circulation et le droit de migrer avec dignité. Cette économie globale, qui s’est développée sans limites, est désormais la même qui ferme hypocritement ses frontières. Ainsi, les pays développés rejettent les compétences et stigmatisant ceux qui, mis en échec par le capitalisme global, originaires du Sud mais aussi depuis le Sud même, osent demander plus.

Comment nous construire des identités qui puissent, où que nous soyons, s’affirmer et être protégées ?

L’idée que nous sommes tous nés égaux et libres de circuler pour s’installer et vivre dignement partout dans le monde est un mythe. Nous avons tous du travail pour œuvrer à ce que ce mythe devienne réalité.

Liepollo Pheko est directrice du plaidoyer de l’ONG/think-tank « the Trade Collective », et co-présidente pour l’Afrique du Forum Mondial pour la Dignité