Dossier Luttes populaires autour des problématiques énergétiques et urbaines en Inde

Menace nucléaire sur Delhi : lutte contre la proposition de centrale nucléaire à Gorakhpur

, par Intercultural Resources , DUTTA Soumya , JAN VIGYAN JATHA Bharat

L’article a été traduit de l’anglais au français par Margaux Ronvaux et relu par Pierre Bourgeois, tous deux traducteurs pour Ritimo. Retrouvez l’article original sur le site de Ritimo, Nuclear Shadow Over Delhi : the Struggle against the proposed Gorakhpur Nuclear Power Plant

Delhi, la capitale indienne et ses 17 millions d’habitants, ainsi que la foisonnante région de la capitale nationale constituée de nombreuses grandes et moyennes villes, seront bientôt sous la menace d’un danger nucléaire.

Les habitants de Gorakhpur protestent contre la prochaine centrale nucléaire dans leur région

Le gouvernement indien et son bras armé NPCIL, (Nuclear Power Corporation of India Ltd), en collaboration avec le gouvernement de l’État de l’Haryana, font pression pour construire une immense centrale nucléaire dans le district de Fatehabad dans l’Haryana à environ 160 kilomètres de Delhi. La proposition a été émise avant la catastrophe dévastatrice de Fukushima au Japon, dans le cadre d’un programme nucléaire ambitieux du gouvernement indien. Il vise notamment à atteindre une puissance installée (Capacité de production d’électricité-Ndlr) de 62 000 MégaWatt (MW) d’ici 2032. En juillet 2012, la puissance installée de l’Inde n’était que de 4 780 MW, et ce, après 43 ans de production d’électricité nucléaire dans le pays.

Le programme nucléaire indien s’intensifie malgré la remise en question mondiale du nucléaire et l’abandon de programmes (de fission) nucléaires dans de nombreux pays au lendemain de la catastrophe de Fukushima. Cette dernière a frappé 25 ans presque jour pour jour après la plus grande catastrophe nucléaire en date à Tchernobyl, amenant ainsi le cauchemar du nucléaire dans le 21ème siècle.

Dans ce contexte, il importe de comprendre l’objectif du gouvernement indien dans la mise en place de grands « parcs de production nucléaire » équipés de plusieurs réacteurs dans tout le pays afin de générer de l’énergie « propre » pour son économie qui croît à toute vitesse.

Plusieurs facteurs ont joué un rôle dans cette dynamique.
Tout d’abord, le public a la mémoire courte et le souvenir de Tchernobyl s’est atténué.

L’industrialisation impitoyable de l’Inde, depuis sa libéralisation économique il y a une quinzaine d’années, a provoqué le déracinement et le déplacement de millions de personnes, l’empoisonnement de rivières et la construction de barrages pour en faire des eaux mortes, la destruction de milliers d’hectares de forêt pour en extraire toute une variété de « ressources naturelles ». Ainsi, l’exploitation de l’énergie (de fission) nucléaire est devenue bien plus acceptable aux yeux de la classe des grands consommateurs qui dominent la politique, les médias et les coulisses du pouvoir.

Le réchauffement climatique provoqué par l’exploitation des énergies fossiles et la crise environnementale actuelle ont permis au nucléaire de se dissimuler derrière un nouveau masque : celui d’une alternative qui permet de générer des énergies propres. Mais ses arguments sont fondés sur de fausses prémisses. Par ailleurs, les ressources pétrolières risquent de s’épuiser dans les années à venir, ce qui provoquerait une hausse brutale des prix du pétrole et dérèglerait certainement l’économie capitaliste tributaire des sources d’énergie concentrées et peu onéreuses.

Situation de la centrale

Après la visite d’un comité de sélection des terres provenant du haut niveau de la NPCIL au district de Fatehabad, au début de l’année 2010, le site pour la centrale nucléaire a été approuvé. Deux réacteurs sont prévus dans une première phase. Une grande partie des terrains qui seront acquis se trouvent dans le village de Gorakhpur, où le gourou Baba Goraknath a longtemps médité. Un temple en son honneur est un lieu de pèlerinage foisonnant. Fatehabad est un lieu important pour le commerce agricole, et le district jouit d’une économie agricole très féconde.

La centrale nucléaire

Le site proposé pour la centrale se trouve sur des terres qui appartenaient au village de Badopal (20 000 habitants) sur la route principale de Fatehabad (plus de 60 000 habitants). Il s’agit d’une violation des normes de l’AERB (Atomic Energy Regulatory Board), l’autorité de sûreté nucléaire indienne selon laquelle aucune population de plus de 10 000 habitants ne devrait se trouver dans la zone « stérile ». Cette centrale représenterait un véritable danger pour des centaines de milliers de personnes en cas de fuite radioactive majeure. Au total, plus de 1 500 acres (soit 610 hectares) de terrain sont acquises (1 313 acres au village de Gorakhpur, environ 185 acres au village de Badopal et entre 3 et 5 ares à Kajal Heri).

Dans ce projet, des réacteurs indiens de la NPCIL seront utilisés. La proposition compte quatre réacteurs de 700 MW chacun, pour un total de 2800 MW. Jusqu’à présent, l’Inde n’a jamais possédé une centrale nucléaire de cette taille, bien qu’une grande partie des propositions (avec des réacteurs importés) envisagent des centrales encore plus grandes. La NPCIL n’a pas encore réussi à fabriquer un seul réacteur de 700 MW. L’objectif est d’augmenter la puissance des réacteurs de 540 MW en y apportant des modifications risquées comme l’augmentation de la température de l’eau de refroidissement.

Naissance de la résistance

L’accord de principe pour le projet a été donné en octobre 2009. Au départ, certains villageois ont accueilli le projet à bras ouverts, pensant qu’il ferait grimper le prix de leurs terres. Mais depuis août 2010, ils s’y opposent fermement et la Kisan Sangharsh Samity (Organisation pour la lutte des agriculteurs) a été créée.

Depuis le 17 août 2010 elle a organisé un sit-in de protestation permanent devant le mini-secrétariat dans la ville de Fatehabad. Dans l’Haryana, il est rare que les agriculteurs mènent, par principe, une lutte pour garder leurs terres. De larges parcelles de terre ont été vendues, non seulement pour l’industrie mais également à cause de la progression accéléré des zones urbaines. Les propriétaires y voient généralement une augmentation soudaine de leurs revenus. L’achat d’alcool, de voitures, de motos et d’autres biens est possible en grande partie grâce à l’argent obtenu de la vente des terres. Jusqu’à présent, l’opposition à l’acquisition de terres dans l’Haryana n’avait pour but que de faire augmenter l’offre des acheteurs.

C’est la raison pour laquelle cette bataille est unique. Elle est le résultat d’une prise de conscience progressive des dangers d’une centrale nucléaire dans la région grâce à une campagne menée par le Haryana Parmanu Sayantra Virodhi Morcha (Front de l’Haryana contre l’énergie nucléaire). Malgré l’augmentation de l’offre du gouvernement de l’Haryana, le Kisan Sangharsh Samity était décidé de ne pas céder de terres pour la construction de la centrale.

Conséquence inattendue : le progrès social

Cette lutte a également engendré des changements sociaux. Les zones rurales de l’Haryana sont encore sous l’emprise d’un strict système de castes accompagné de coutumes rigides et souvent rétrogrades. Les femmes et les dénommées « castes inférieures » sont victimes de nombreuses discriminations et sont maintenues à l’écart des fonctions publiques à l’extérieur du cercle familial ou religieux. Dans les réunions auxquelles nous assistions dans les villages des environs, les femmes se faisaient très rares. Dans cette même région, lorsque le Parmanu Sanyantra Virodhi Morcha a lancé un appel à manifester dans une marche à Fatehabad en 2012, un grand nombre de femmes ont délaissé la « purdah » et sont sorties de leurs maisons villageoises. Elles marchaient côte à côte avec les hommes et parlaient d’un ton assuré aux hautes autorités du district, en demandant le rejet de la proposition de centrale nucléaire. Hommes et femmes parlaient de cette terre comme de leur mère, et il est impensable de vendre sa mère.

Une menace à l’économie agricole féconde

L’économie du district de Fatehabad est essentiellement agricole. Les produits cultivés sont le blé, la moutarde, le riz et le coton, ce qui permet l’existence d’agro-industries telles que les rizeries, les huileries, les unités d’égrenage du coton, etc. Des fruits et légumes y sont également cultivés. Bien qu’il y ait peu de précipitations dans la région, la terre permet trois récoltes par an, essentiellement grâce à la réserve d’eau offerte par le canal de Bhakra, qui permet la vie dans toute la région. La couverture forestière dans les zones périphériques est également beaucoup plus dense que dans d’autres zones de l’Haryana.

La construction de la centrale risquerait de provoquer l’effondrement de l’économie agricole qui subvient aux besoins de dizaines de milliers de personnes dans la région. En effet, une grande partie de l’eau du canal de Bhakra serait pompée par la centrale pour ses besoins en refroidissement.

L’énorme approvisionnement en eau de la centrale sera totalement tributaire du canal de Bhakra, étant donné que la région ne dispose pas d’une rivière pérenne ou d’un grand lac. La centrale de Fukushima, qui jouit pour son refroidissement d’une quantité illimitée d’eau de mer, a montré l’importance capitale d’une source continue en eau de refroidissement pour un réacteur nucléaire. Le canal de Bhakra est la clé de la prospérité de l’agriculture dans la région, contrairement à d’autres régions agricoles déficitaires en eau. Qu’adviendra-t-il si les agriculteurs consomment davantage d’eau et qu’il n’en reste plus pour le refroidissement, ou s’ils construisent un barrage parce qu’ils estiment qu’ils ont été lésés ?

La faune

Un autre avantage de cette région verdoyante est l’abondance de sa faune, en comparaison à d’autres zones de l’Haryana dont la biodiversité est très limitée. De nombreux oiseaux habitent la région, y compris une variété de martins-pêcheurs. Il y a également plusieurs centaines d’antilopes. Cette région mérite d’être nommée sanctuaire de la faune étant donné l’importance de sa biodiversité pour l’Haryana. Si la centrale est construite, tous les vestiges de ce magnifique paysage disparaîtront à jamais.

« Dilli dur nahi » (Delhi n’est pas loin)

Étant donné la proximité du site de la ville de Delhi (à peine 150 km), les conséquences de tout accident ou de toute fuite radioactive majeure s’étendraient jusqu’à Delhi et la Région de la capitale nationale. Les fuites radioactives provoquées par les accidents des réacteurs de Fukushima ont été limitées grâce à l’action de l’océan Pacifique et des vents dominants.
Gorakhpur à Fatehabad est entourée de villages et de villes densément peuplés. Le district de Fatehabad compte plus de 800 000 habitants, et le vent, quelle que soit sa direction, transportera cette pollution radioactive jusqu’aux zones densément peuplées telles que Delhi.

En prenant conscience de ces dangers, de nombreux groupes de l’Haryana et de tout le pays se sont rassemblés pour soutenir et renforcer la lutte menée par les agriculteurs du district de Fatehabad. De nombreuses réunions ont été organisées dans les villages entourant le site et dans plusieurs villes de l’Haryana afin d’avertir la population des dangers du nucléaire et de la menace imminente pour l’économie agricole foisonnante de la région. Près de 30 villages ont adopté des résolutions contre le projet de centrale. De nombreux citoyens éminents de Fatehabad et d’autres districts de l’Haryana se sont également ralliés à cette cause. Dans les semaines et les mois à venir, la décision sera influencée par le nombre de groupes et de personnes qui s’opposeront à cette dangereuse centrale.

Déficit démocratique et initiative populaire

Le gouvernement ferme les yeux devant toutes ces protestations. L’avis d’acquisition a été fourni il y a presque deux ans et demi, mais depuis peu, la pression exercée sur les agriculteurs pour qu’ils acceptent le dédommagement et abandonnent leurs terres a augmenté. Les autorités du district et le Haryana Pollution State Control Board (Bureau de contrôle de la pollution de l’État de l’Haryana) ont tenté d’organiser une audience publique sur le rapport d’évaluation de l’incidence sur l’environnement, sans fournir une synthèse en hindi aux personnes concernées 30 jours au préalable, tel que le prévoit la loi. Lors de l’audience, le 17 juillet 2012, des milliers de villageois sont venus manifester et l’événement est tombé à l’eau. Malgré cette opposition, les « autorités » poursuivent le projet.

Appât du gain et lieu d’opposition

Le gouvernement et la NPCIL ne sont pas les seuls à faire pression. Comme dans toute région, des personnes se sont rassemblées pour défendre leurs intérêts communs. Le rêve du développement urbain, avec des routes plus larges, des usines et d’autres infrastructures urbaines sont un bon appât pour certains. D’autres, y compris des membres du parti dirigeant ou des classes privilégiées, ont acheté de larges parcelles de terre aux prix très bas qui étaient proposés au début de la procédure. Ils espéraient avoir une belle récolte après la construction de la centrale et de ses environs, et l’augmentation des prix des terres. Ces groupes n’ont fait que saper le travail des militants antinucléaire, ils ont essayé de menacer et de convaincre les agriculteurs mécontents de vendre leurs terres ; ils ont même tenté de s’en prendre à des militants lors de réunions publiques.
Étant donné que le Congrès national indien, le parti dirigeant de l’Haryana, est favorable à ce projet, un certain nombre de partis ont rejoint l’opposition. La région de Gorakhpur était un des bastions du Parti communiste de l’Inde (marxiste) et un ancien membre de l’assemblée législative a participé à certaines manifestations ou réunions de militants afin d’apporter son soutien, même si c’était de manière pacifique.

En 2012, pendant l’élection parlementaire partielle, le principal candidat de l’opposition, Kuldeep Bishnoi du Haryana Janhit Congress (Congrès Janhit de l’Haryana) a été approché par le Kisan Sangharsh Samity et le Haryana Parmanu Sanyantra Virodhi Morcha. Il a ouvertement témoigné son soutien à la lutte contre la centrale de Gorakhpur. Il a déclaré que si son parti venait à diriger l’Haryana, le projet serait annulé. Il a gagné le siège de Hissar et il a réitéré son soutien à la lutte des agriculteurs.

La situation devient critique à Gorakhpur et dans ses environs. Récemment, plusieurs familles d’agriculteurs qui, jusqu’à présent, avaient résisté devant les sommes qui leur étaient offertes, ont fini par céder face à l’augmentation de l’offre. Après tout, des montants de plusieurs dizaines de millions de roupies sont très tentants pour des agriculteurs qui n’ont jamais vu de grosses sommes d’argent et qui dépendent toujours des aléas de l’agriculture. Les habitants des villages environnants sont en colère. Les partis politiques tentent également de renforcer leur base de soutien dans cette région peuplée et prospère. Une grande manifestation a été organisée le 17 août 2012. Néanmoins, le projet gagne du terrain et le mur d’enceinte de la centrale a été achevé en février 2013. La résistance se poursuit également. Les agriculteurs et les militants sont bien décidés à mettre un terme à ce projet dangereux, néfaste pour l’environnement et potentiellement catastrophique.