Manifeste pour une société conviviale

, par Journal du Mauss

1- Poursuivre autrement la construction du monde commun

Les activités humaines ont construit et continuent de construire et de faire vivre des sociétés, habitant la Nature pour en faire un monde commun. Les modalités de ces activités, la manière dont elles sont organisées constituent un outil – multiple, aux composants à la fois matériels et immatériels- qui contribue, par ses caractéristiques, à déterminer certaines des « qualités » de ces sociétés, de leur fonctionnement présent et futur, et de leur insertion sur des territoires de notre planète, au sein de cet univers qui abrite notre commune humanité.

Après des millions d’années de déploiement en archipels, l’humanité a été réunie et bousculée par l’œuvre pluri-séculaire de la modernisation à vocation universaliste, commencée en Europe, affirmée avec les Lumières, sur des racines judéo-gréco-chrétiennes. La libération des énergies individuelles et le gouvernement du peuple par le peuple ont constitué un nouveau paradigme d’organisation résumé par le slogan du libre marché associé à la démocratie, paradigme qui a diffusé autour du globe et tend à s’imposer partout au nom des droits de l’homme et des bienfaits matériels promis par la mondialisation.

De ce type d’organisation a émergé une dynamique qui s’est emballée et dont les composants incontrôlés entraîneront l’humanité à sa perte si elle ne parvient pas à en changer, non seulement la vitesse, mais surtout la direction. Cela exige de réformer les processus actuellement à l’œuvre et d’engager des changements radicaux sans pour autant faire table rase de tout ce que la modernisation a apporté. Elle a permis un dépassement de l’obscurantisme liberticide et antidémocratique de certaines sociétés archaïques ; il est nécessaire que tous les individus disposent d’une certaine autonomie face aux traditions pour éviter le risque d’intégrisme qui conduit à la sclérose dès qu’elles exercent un contrôle social arbitraire et/ou religieux sur le peuple en dehors de tout processus démocratique participatif. La modernisation a permis également l’essor de la créativité et l’apparition de techniques améliorant de manière objective la qualité et la quantité de vie, faisant échapper à des calamités dites naturelles ; des sélections et réorientations sont nécessaires tout en poursuivant les processus qui, sans effets pervers, permettent d’achever la tâche de sortir de l’indigence matérielle et morale dont souffrent encore de nombreuses populations.

Les changements radicaux s’imposent principalement parce que les processus en œuvre sous le paradigme de la démocratie de marché ont constitué un outil qui est devenu hypertrophié. Au lieu de la servir, il asservit l’humanité en focalisant ses efforts vers un objectif de croissance illimitée. Bien qu’il soit tenu par ses prosélytes pour agir selon les lignes initialement définies de la démocratie et du libre marché, il lui a fallu, pour poursuivre cet objectif, s’éloigner de ces principes fondateurs.

2- Pour une société de partage refusant l’illusion du toujours plus

La progression vers toujours plus de production, condition permettant d’entraîner progressivement la prospérité pour tous est devenue, à partir d’un certain seuil, une illusion. Les peuples des sociétés qui ont passé ce seuil, poursuivent des rêves sans limites, qui les laissent avec des désirs jamais assouvis ; le confort matériel des « classes moyennes » et la liberté individuelle sans tabous, n’apportent pas le bonheur mais l’insatisfaction. Dans les sociétés « riches », l’indigence relative – celle des chômeurs et des travailleurs précaires- et l’indigence absolue – celle des exclus, sans abri, sans couverture sociale- n’ont pu être éradiquées. Les inégalités entre les plus pauvres et les plus riches s’accroissent. Les projets de passage à une phase avancée de la globalisation, offrent en fait l’entrée dans une ère élitiste dite de la connaissance, avec la biogénétique, la cyber- et la trans-humanité pour un petit nombre de privilégiés dans les pays riches. Ils pourraient être rejoints par certaines classes supérieures dans les pays émergents (Chine, Inde, Brésil etc…). Ces pays n’ont pas atteint le seuil jusqu’où il est encore possible et nécessaire de sortir de la misère des populations nombreuses grâce à la croissance de la production. Toutefois les inégalités explosent dans ces pays. A l’échelon mondial, gardons à l’esprit que d’une part les populations en dessous du seuil de survie restent depuis les années soixante dix, de l’ordre du milliard de personnes, réparties un peu partout mais surtout dans les pays non émergents (notamment en Afrique subsaharienne), et que, d’autre part, la poursuite d’un rattrapage par les pays pauvres des conditions moyennes de consommation des pays riches devient explicitement illusoire ; les riches ont déjà épuisé la planète qui n’en peut plus : il faudrait 5 à 6 fois plus de ressources naturelles pour généraliser leur norme moyenne de consommation à l’ensemble de l’humanité. Sans parler des dégradations irréparables causées à cette planète ; elles sont le fruit de l’illusion de devenir maître de la Nature, en se pensant supérieur aux sociétés archaïques qui la respectaient, illusion qui perdure chez certains espérant encore une issue technique vers la cyber-humanité.

Faute de changer de direction l’humanité s’autodétruira où sera réduite à une élite installée sur une nouvelle arche. Un changement de direction exige un accord généralisé pour l’autolimitation de la croissance de la production et pour la mise en place d’une organisation qui ne dépende pas de la croissance pour assurer une répartition équitable des bienfaits de l’activité humaine.

3- Etablir une démocratie libre et ouverte promouvant le bien collectif

Pour que l’humanité puisse changer radicalement de direction avant de percevoir les signes assourdissants d’une catastrophe imminente, il faut que la mobilisation de la société civile continue sa montée en puissance pour faire une pression suffisante au changement des processus. Les Etats ont partout partie liée avec les puissances organisatrices de la croissance de la production marchande sans fin. Y compris dans les pays riches et prosélytes de la démocratie de marché, la démocratie tend à se réduire à un système d’une part d’élection périodique de représentants du peuple pris parmi le même petit groupe de politiciens et, d’autre part à des libertés individuelles étendues dans un univers envahi de messages conformateurs. L’Etat est devenu lui-même un outil de taille déraisonnable mais rationalisé et le gouvernement des hommes à cédé la place à la gouvernance des choses selon les principes de l’efficience de marché. Les élections sont concurrencées par les sondages d’opinion qui guident les leaders en quête du pouvoir et leurs campagnes sont orchestrées par des spécialistes de la publicité avec des slogans qui tendent à faire d’eux des « produits » politiques avec des labels (de « leur parti »). Un peu partout des oligarchies souvent techniciennes détiennent, parfois à tour de rôle, le contrôle de ces Etats. On est loin d’une ouverture pour l’implication libre du peuple et loin d’un processus de gouvernement du peuple par le peuple guidé par une philosophie morale et politique. On est tout aussi loin d’un libre marché.

La dernière très grande entreprise à avoir été démembrée conformément aux lois en faveur de la concurrence est ATT en 1984 : l’humanité – et les marchés- sont passés sous le contrôle, quasi monopolistique, de Google, de Microsoft et de Apple, de Monsanto et, oligopolistique, de quelques firmes dans la plupart des secteurs de la production immatérielle et matérielle, médias, banques, électronique, chimie, automobile, pharmacie etc. Leur gigantisme ne repose sur aucun argument technique, économique ou politique sérieux (mais justifie le soutien de l’Etat car too big to fail). Le moteur profond de leur survenue en est la recherche du profit accru pour les actionnaires qui, pour assurer leurs prérogatives, concèdent des rémunérations faramineuses aux dirigeants qu’ils nomment. Il faut donc les démembrer ; c’est le meilleur moyen pour que les productions soient plus conformes tant aux besoins du plus grand nombre qu’à l’intérêt collectif et que leurs dirigeants retrouvent des rémunérations plus basses, raisonnables et équitables, peut être relativement élevées en fonction des services rendus. En tout état de cause la démocratie n’est pas le mode de fonctionnement usuel des entreprises. Les monopoles à refuser sont aussi les monopoles radicaux, celui qui nous impose par exemple dans bien des villes d’utiliser l’automobile, ou nous imposerait de ne consommer que des aliments OGM. Le choix indispensable d’une priorité absolue aux transports en commun, de l’interdiction de l’usage non spécifique des véhicules automobiles dans les villes, le soutien à l’usage des vélos, l’extension de l’agriculture biologique etc…sont des choix qui ont une importance au moins aussi grande que celui de l’interdiction de fumer qui se généralise un peut partout dans les pays riches. Savoir se contenter de peu est une éthique de la simplicité connue universellement, aussi associée à Lao Tseu en Chine ou au bouddhisme zen au Japon.
Face au modèle dominant d’une démocratie oligarchique au service d’un marché monopolistique, il convient d’établir une démocratie libre et ouverte promouvant le bien collectif.

4- Organiser le « bien vivre ensemble »

L’établissement d’une telle démocratie véritable repose sur l’exercice possible par chacun d’une citoyenneté responsable qui participe directement à différents niveaux, et par des représentants élus, à la prise en charge et à la définition du bien collectif et donc à la redéfinition des directions et des processus. Faute de fonder ce politique sur du sacré et de l’immanent, il faut qu’il apparaisse comme juste, comme équitable. La première exigence est celle de l’appartenance à la même commune humanité, c’est-à-dire que les humains s’offrent les uns aux autres la reconnaissance de cette appartenance : cela impose d’organiser une vie digne pour chacun et donc en premier un accès inconditionnel de tous à la satisfaction des besoins essentiels - dont la traduction monétaire est contingente. Le lien social primaire, présent dans les sociétés archaïques et fondé sur la triple obligation de donner, recevoir, rendre doit être restauré ou plutôt à nouveau reconnu, si l’on veut maintenir cette commune humanité ; le sentiment de justice et d’équité pourra fonder la loyauté vis-à-vis des décisions collectives prises après délibération dans un espace public de confrontation pacifique. C’est un impératif à accepter à tous les échelons, du local au national et à l’international.

Le projet d’une société conviviale est de donner priorité à la société et d’en finir avec le désordre historique provoqué par la priorité donnée à l’économie. Cela signifie en particulier non seulement, exprimé en termes monétaires, un revenu minimum inconditionnel pour tous, mais plus largement une prise en compte, en priorité, de ce qui compte vraiment, c’est-à-dire de la vie -there is no wealth but life [3]-et non de ce que comptent en monnaie les marchés ou pseudo-marchés. Le sens du partage et de la coopération doivent guider la répartition des biens essentiels à la vie ensemble quand ils ne sont pas répartis au moment même de leur création comme c’est souvent le cas dans le cadre familial ou par les dons de la Nature : l’éducation des enfants à l’école est une extension, organisée collectivement, de l’éducation parentale et se poursuit par le partage de l’information et des connaissances ; l’éclairage public est une extension de même type des bienfaits du soleil comme tout ce qui aménage notre milieu de vie commune. Ces deux exemples définissent des biens publics à usage collectif. L’alimentation (par l’agriculture en particulier) et le logement, sont des biens tout aussi essentiels à la vie, et quoique d’usage plus individuel, doivent faire l’objet du même traitement différencié de celui des biens ordinaires. C’est cela prendre soin les uns des autres ; il faut aussi prendre soin dans nos différentes activités, de la Nature, dans son ensemble, qui est la source de toute vie, qu’on l’appelle patrimoine commun ou d’une autre manière et en tenir compte. La régulation des activités qui peuvent la dégrader irrémédiablement ne peut être laissée à des mécanismes de marchés ou de pseudo-marchés.

5- Organiser le « bien travailler ensemble »

L’ambition d’une société conviviale est de reconsidérer toute activité humaine dans sa dimension d’activité créatrice – prosaïque ou artistique – exercée de manière autonome, et fournissant des ressources qui contribuent pour leur part à nourrir la vie de la société. Nous serions plus heureux si nous pouvions « travailler ensemble et prendre soin les uns des autres » (Illich), c’est une condition de survie de l’humanité. La société a besoin de l’activité créatrice des hommes et de la nature qui font sa vie. Pour partager il faut au préalable avoir créé, dans une logique du travailler ou du « faire et vivre ensemble » et non dans celle de l’activité uniquement motivée par l’avoir pour soi (à quoi cela me sert ?) et par l’accumulation.

Les ressources sont un moyen de créer. La terre est une ressource qu’il faut souvent façonner pour en tirer d’autres ressources dont il sera possible d’obtenir les éléments nécessaires non pas pour l’abondance mais pour jouir ensemble du bonheur de la vie. Chaque étape de façonnage ou de création est celle d’une activité humaine entraînée et apprise à partir d’une « ressource » humaine, façonnée elle aussi. Au cours de l’organisation des activités de création et de partage des ressources il convient de tourner le dos à tous les processus d’exploitation. Nous devons faire cesser l’exploitation de l’humanité par des outils atteints de gigantisme tout autant que l’exploitation de l’homme par l’homme, dénoncée notamment par Marx. L’humanité doit mettre en place une organisation emboîtée reliant tous les niveaux, du local au mondial selon le principe de subsidiarité : il faut combiner l’autonomie individuelle, l’autonomie locale et l’autonomie nationale, avec les articulations et les coopérations nécessaires pour la gestion des problèmes individuels, inter-individuels, locaux, inter-locaux, nationaux, internationaux, planétaires, aux niveaux pertinents.

Certaines activités et leurs résultats sont partagés au moment de leur obtention ou sont constitués de ressources dont le partage doit être organisé selon des règles décidées en commun pour les raisons précisées plus haut. Pour une part, ces résultats sont des produits qui doivent cependant circuler depuis le lieu où ils ont été créés jusqu’au lieu où ils seront utilisés. Cette circulation concerne plus encore les « biens et services ordinaires » qui sont le lieu de pertinence d’un système de marché. Il faudra veiller à ce qu’il fonctionne effectivement comme un marché libre vis-à-vis du pouvoir de tout acteur n’ayant pas la légitimité des représentants de l’intérêt public. Bref on devra restaurer les différentes lois de la concurrence et les différentes normes et législations pour encadrer et réguler ces « marchés » comme cela était devenu le cas jusqu’aux années soixante-dix dans les pays industrialisés de l’époque. Il faudra en outre veiller à éviter les circulations allongées arbitrairement car en général motivées par une distorsion ; elles présentent un coût excessif en matière de préservation du patrimoine naturel. Une société conviviale privilégie les circuits courts en particulier dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation.

Source