Malgré un jugement historique, la communauté Ogiek du Kenya lutte toujours pour son retour aux terres ancestrales

, par Equal Times , OMUKA Shadrack

Image par ajoheyho de Pixabay

Le moment était historique. Le 26 mai 2017, au terme d’une bataille juridique qui avait duré pas moins de huit ans, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, basée à Arusha, en Tanzanie, prononçait son jugement : en expulsant de manière répétée les Ogiek de leurs terres ancestrales dans la forêt de Mau, le gouvernement kenyan s’était rendu coupable de violation des droits du peuple Ogiek. Ayant conclu que le gouvernement avait enfreint sept des 68 articles de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, le tribunal lui a ordonné de prendre des mesures correctives.

Cependant, quatre années se sont écoulées et les Ogiek attendent toujours de voir le jugement traduit dans les faits. Les lois sur la protection de la nature et de l’environnement continuent d’interdire aux Ogiek de vivre et de chasser dans la forêt, tandis que des milliers d’habitants – Ogiek mais pas uniquement – en ont été expulsés au cours de ces dernières années, y compris en pleine pandémie.

Selon un article paru en juin 2020 dans le Washington Post, le gouvernement a déclaré qu’il autoriserait le retour des Ogiek à la forêt une fois que celle-ci serait vidée de tous ses occupants non indigènes. Le même article cite, cependant, des déclarations de hauts fonctionnaires selon lesquelles personne ne devrait y vivre.

Les semaines passant et restant sans réponse du gouvernement, la préoccupation des Ogiek allait grandissant quant à la perspective d’un retour sans encombre dans la forêt. « La lenteur de la mise en œuvre de la décision de la Cour africaine ne fait qu’ajouter à l’anxiété de la communauté », selon Daniel Kobei, directeur exécutif du programme de développement populaire Ogiek (Ogiek People’s Development Program, OPDP), l’une des trois parties requérantes à la Cour africaine (les deux autres étant le Minority Rights Group International et le Centre for Minority Rights Development du Kenya). « Les Ogiek, au même titre que tout autre Kenyan, ont besoin de leur terre pour y habiter. Nous en avons assez des expulsions. »

Au cours du dernier incident en date, plus de 300 familles Ogiek habitant la forêt ont vu leurs cases démolies ou réduites en cendres et leurs fermes détruites par les gardes forestiers.

Human Rights Watch estime à plus de 50.000 le nombre d’expulsions forcées, parfois violentes, survenues depuis 2018 sur les terres forestières de Mau. Les expulsions ont touché, à la fois, les Ogiek et d’autres habitants de la forêt, dont certains se trouvaient en possession de titres fonciers pour les terres dont ils ont été chassés. Ces interventions ont provoqué un nombre important de morts, la destruction de propriétés et la destitution pour des dizaines de milliers de personnes qui se sont retrouvées sans abri et sans terre.

Protection de la forêt ou accaparement des terres ?

Le peuple Ogiek (dont le nom signifie « gardien de toutes les plantes et de tout le gibier sauvage ») sont l’une des dernières communautés de chasseurs-cueilleurs à subsister au Kenya. Au recensement de 2019, les Ogiek étaient au nombre de 52.000, dont entre 35.000 et 45.000 vivaient dans le complexe forestier de Mau qui occupe une superficie de 400.000 hectares dans la vallée du Rift du Kenya.

Cible d’expropriations brutales qui remontent à l’empire colonial britannique, le peuple Ogiek s’est vu confronté à une résurgence des expulsions à partir de 2004, cette fois au prétexte de la protection de l’environnement. La forêt de Mau abrite le plus important bassin hydrographique du Kenya, de même que l’un des principaux « châteaux d’eau » naturels du pays (montagnes recouvertes de forêts et parcourues de sources d’eau et de rivières constituant les bassins versants des principaux fleuves du pays). Selon la version officielle, c’est pour freiner sa dégradation continue et protéger les réserves d’eau vitales du Kenya que le gouvernement kenyan expulse toute personne habitant le complexe forestier de Mau.

Pourtant, les Ogiek se présentent comme les protecteurs de la forêt. À leurs yeux, la dégradation de la forêt est causée par l’attribution irrégulière des terres aux non-autochtones, et les activités illégales des bûcherons et autres exploitants qui abattent les arbres pour vendre le bois ou en faire du charbon. « Nous considérons la forêt de Mau non pas comme un facteur de production commerciale mais comme un pilier essentiel de la vie culturelle, de la vie religieuse, des traditions et des coutumes de notre communauté », a déclaré Daniel Kobei dans le récent rapport du Minority Rights Group International intitulé Defending our future : overcoming the challenges of returning the Ogiek home.

Le fait que d’autres parties de la forêt ont été converties en terres agricoles conduit les principaux défenseurs des droits fonciers à se demander si l’expulsion des Ogiek relève réellement de la protection des forêts ou de l’accaparement de terres.

En vertu du jugement de la Cour Africaine des droits de l’homme et des peuples, l’expulsion des Ogiek de leurs terres ancestrales constitue une violation de sept articles de la Charte africaine couvrant les droits à la non-discrimination, à la vie, à l’accès aux ressources naturelles, à la propriété, à la religion, à la culture et au développement.

Pour donner effet à l’arrêt, le gouvernement kenyan doit reconnaître officiellement en tant que peuple autochtone les Ogiek, qui constituent actuellement l’une des communautés les plus marginalisées du Kenya. Le gouvernement devra également leur accorder des indemnités et des réparations pour la perte et la destruction de leurs terres. Les Ogiek réclament en outre la réhabilitation complète de la forêt.

Selon le rapport du Minority Rights Group International, la mise en œuvre de la décision ouvrira « un nouveau chapitre dans la protection, non seulement du peuple Ogiek, mais de tous les Kenyans et des autres communautés indigènes à travers le monde. Fait significatif, il s’agissait du premier cas concernant les droits des peuples autochtones à être traité par la Cour africaine depuis sa création. Cette décision crée donc un précédent dans le traitement de dossiers similaires et est d’une grande valeur jurisprudentielle eu égard aux droits fonciers des peuples autochtones. »

Absence de représentation et non-application

En novembre 2017, le gouvernement kenyan a constitué un groupe de travail chargé d’examiner la mise en œuvre du jugement. Cette « task-force » ne comprenait, toutefois, aucun représentant des Ogiek, qui n’ont pas, non plus, été consultés dans le cadre de ses travaux. Les conclusions du groupe de travail, attendues avant la fin de son mandat (janvier 2020), n’ont toujours pas été publiées à ce jour. « Nous avons même écrit au gouvernement pour lui demander de rendre le rapport public afin que les Ogiek soient informés sur leur sort, mais, jusqu’ici, le silence a été complet », a déclaré M. Kobei, précisant qu’aucune explication n’avait été fournie.

Interrogé sur ce point par Equal Times, Chris Kiptoo, secrétaire principal auprès du ministère de l’Environnement et des Forêts du Kenya, a indiqué que celui-ci était en possession du rapport final du groupe de travail, lequel devrait être rendu public une fois qu’il aura été approuvé par le cabinet. Il a aussi laissé entendre que « les Ogiek pourraient se voir accorder une section de la forêt de Mau », alors qu’ils réclament le plein accès à celle-ci. M. Kiptoo a, cependant, insisté sur le fait que « cela dépendrait de l’accord du cabinet ». Et de poursuivre :

« La protection du complexe de Mau est de la plus haute importance et le gouvernement ne permettra pas que ce bassin hydrographique vital soit détruit par des exploitants forestiers et des usurpateurs qui prennent le nom des Ogiek pour se mettre à l’abri de la loi. »

Il avertit, par ailleurs, que les personnes vivant sur les terres de l’État, en particulier dans les zones sensibles, ne seront pas épargnées, quelle que soit leur position sur le terrain politique, car le gouvernement s’est engagé à protéger l’environnement pour le bien des générations à venir.

Le Center for Mau Forest Conservation and Restoration (CMFCR) est l’un des nombreux groupes locaux de protection de la nature qui font campagne pour l’application de l’arrêt de la Cour africaine. Dans un entretien avec Equal Times, le directeur du CMFCR, Patu Naikuni, a affirmé que les Ogiek doivent être autorisés inconditionnellement à regagner la forêt de Mau. « Pour autant qu’ils ne détruisent pas la forêt, les droits des Ogiek doivent être respectés sans ingérence de qui que ce soit. Ils doivent être autorisés à pratiquer leur mode de vie traditionnel. »

Selon M. Naikuni, la destruction intentionnelle à laquelle on assiste dans le complexe forestier de Mau n’est pas le fait des Ogiek, mais plutôt la conséquence de leur expulsion. « Les Ogiek sont de grands protecteurs de la nature. Ils n’abattent pas les arbres comme le font les autres communautés », explique-t-il. « Si le gouvernement autorise les Ogiek à réintégrer leurs terres ancestrales, la forêt de Mau retournera à l’état où elle était il y a 100 ans. »

En juillet, M. Naikuni a écrit une lettre au ministère de l’Environnement et des Forêts pour dénoncer l’invasion, dans certaines sections de la forêt de Mau, d’intrus qui se font passer pour des Ogiek mais qui, en réalité, sont des bûcherons. Selon les observateurs, la seule façon d’empêcher que cela ne se produise est que le gouvernement kenyan collabore directement avec l’OPDP et la communauté Ogiek.

Dans ce qui est décrit par les défenseurs de la communauté Ogiek comme une tentative de musellement, le gouvernement avait prévu d’allouer cinq hectares de terres dans la partie est de la forêt de Mau à un nombre indéterminé de personnes appartenant ou non à la communauté Ogiek. « Nous nous y opposons car nous y voyons une manœuvre d’assimilation des Ogiek qui vise à faire disparaître notre communauté, de sorte à ne pas devoir appliquer l’arrêt de la Cour africaine », a déclaré M. Kobei.

Cependant, suite à la requête du Conseil des anciens Ogiek et de l’OPDP auprès d’un tribunal local, la délivrance de titres fonciers dans l’est du complexe de Mau a été suspendue. Dans son verdict, le juge John Mutungi a qualifié le plan gouvernemental de démarcation et de titrage des terres communautaires comme une violation totale de l’arrêt historique prononcé par la Cour africaine.

« Nous n’arrêterons pas tant qu’on ne nous rendra pas nos terres »

Minority Rights International a décrit la décision du tribunal comme « une victoire majeure pour la communauté qui est, depuis des mois, en proie aux expulsions, aux violences interethniques et à l’incertitude concernant ses terres ancestrales, le tout dans le contexte de la pandémie de Covid-19 ».

Lara Dominguez, responsable contentieux par intérim auprès de Minority Rights Group International, qui a travaillé sur la phase de réparation de l’affaire Ogiek, a déclaré à Equal Times : « Nous continuerons à soutenir le peuple Ogiek jusqu’à ce que ses droits soient respectés. Les voir vivre sur leurs terres ancestrales est notre priorité. »

Et Mme Dominguez d’ajouter : « Nous continuerons à œuvrer en étroite collaboration avec l’OPDP et l’Institut Katiba [une ONG qui promeut la mise en œuvre de la Constitution du Kenya] pour soutenir les Ogiek par le biais d’actions de sensibilisation et de litiges internes, et mettre ainsi un terme aux expulsions et à l’attribution de titres de propriété sur les terres ancestrales des Ogiek. »

Il s’agit toutefois surtout de s’assurer que le gouvernement du Kenya applique l’arrêt de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. « Il faudra peut-être plus de temps que nous ne le souhaiterions pour parvenir à une mise en œuvre complète, mais nous ne nous arrêterons pas tant que cela n’aura été fait. Il en va de notre engagement envers le peuple Ogiek », affirme-t-elle.

Un objectif qui, selon M. Kobei, est partagé par les Ogiek. « Nous n’arrêterons pas tant qu’on ne nous rendra pas nos terres. Peu importe le temps qu’il faudra au gouvernement pour mettre en œuvre la décision. Le peuple Ogiek doit récupérer ses terres. »

Lire l’article original sur le site d’Equal Times