Il ressort d’une récente réunion d’experts que, malgré les derniers progrès réalisés en matière de réformes agraires en Afrique, les femmes et les filles restent encore majoritairement défavorisées. Le Forum foncier africain 2020 (FFA), organisé en ligne du 15 au 17 septembre, a réuni 500 participants en vue de travailler sur le thème « Réaliser l’agenda 2063 de l’Union africaine en promouvant une gouvernance foncière centrée sur les personnes en Afrique ».
Les discussions ont révélé que, en matière de droits fonciers, la question de l’inclusion et de l’égalité entre les hommes et les femmes demeure un défi de taille pour le continent. En effet, alors que les femmes représentent encore la part la plus importante de la main-d’œuvre agricole en Afrique, elles ne bénéficient toujours pas d’un système de propriété foncière équitable et garanti.
En 2015, la Commission de l’Union africaine (UA), la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies et la Banque africaine de développement ont lancé une campagne visant à garantir que 30 % des terres africaines soient entre les mains des femmes à l’horizon 2025. Renforcer la propriété et la gouvernance foncières des femmes, ainsi que leur accès à la terre, est crucial si les pays africains souhaitent réaliser plusieurs des Objectifs de développement durable d’ici 2030, tels que l’Objectif 1 pour l’éradication de la pauvreté, l’Objectif 5 pour l’égalité des genres et l’Objectif 8 pour le travail décent.
Il existe peu de données disponibles à l’échelle du continent concernant la propriété foncière mais, selon undocument de travail de la Banque mondiale (2018), basé sur des données représentatives des trois quarts de la population africaine, un peu moins de 13 % des femmes âgées de 20 à 49 ans revendiquent la propriété exclusive de leurs terres contre 36 % d’hommes.
En ce qui concerne la copropriété, à peine 38 % des femmes africaines déclarent posséder une terre (seule ou en copropriété), contre 51 % d’hommes.
« Cet accès limité à la terre laisse les femmes et les filles à la merci d’un système hautement patriarcal, accentuant les inégalités entre les hommes et les femmes et entravant considérablement leur progrès social, économique et politique », explique Esther Mwaura Muiru, directrice mondiale pour les droits fonciers des femmes auprès de l’alliance International Land Coalition (ILC), basée à Rome et organisatrice de la conférence de septembre, en collaboration avec la Commission de l’UA et l’Autorité intergouvernementale pour le développement : « Les inégalités entre les hommes et les femmes en ce qui concerne l’accès à la terre et aux ressources naturelles, la gouvernance foncière ou la prise de décision dans ce domaine représentent un obstacle majeur pour le développement durable en Afrique ».
Elle a expliqué aux participants que ne pas pouvoir accéder à la terre limitait la possibilité des femmes d’obtenir des financements pour soutenir leurs activités agricoles ou acquérir des intrants agricoles. Cela signifie également que les femmes ne peuvent prendre aucune décision concernant l’utilisation de la production des terres acquises, alors que ce sont elles qui y travaillent le plus.
Esther Mwaura Muiru souligne que le projet pour le développement du continent, l’Agenda 2063, reconnaît que les femmes vivant dans les zones rurales jouent un rôle essentiel en soutenant leur foyer et leur communauté, en assurant leur sécurité alimentaire et nutritionnelle, en générant des revenus et en améliorant les moyens de subsistance en milieu rural (selon les chiffres de la Banque mondiale, 59 % des populations africaines subsahariennes vivent dans des communautés rurales).
Mais, comme l’a expliqué Esther Mwaura Muiru aux participants, l’un des plus grands obstacles à la réalisation de ces droits reste le « fossé énorme qui subsiste entre les dispositions pour l’égalité des genres couchées sur papier et la réalité des femmes et des filles sur le terrain ». Parmi les différents cadres stratégiques mis en place, la Charte des revendications de Kilimandjaro 2016 (qui doit cependant encore être adoptée officiellement par les gouvernements nationaux ou les instances régionales) est une initiative en 15 points lancée par les femmes rurales pour faire avancer leurs droits et ceux des filles, tels que l’accès à leurs terres et aux ressources naturelles et le droit de les utiliser, de les contrôler, d’en hériter et d’en disposer. Il existe également la Stratégie pour l’égalité entre les hommes et les femmes et l’autonomisation des femmes (GEWE)2018-2028 prônant une approche du développement basée sur la primauté du droit, de même que le Protocole à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique, garantissant leurs droits à la terre et aux ressources productives dans les articles 7, 15, 19 et 21.
Obstacles et défis persistants
Améliorer l’accès aux droits fonciers ne suffit pas pour autonomiser les femmes et les filles. Agnes Andersson Djurfeld, professeure de géographie humaine à l’université de Lund et co-autrice d’un ouvrage sur le genre et l’agriculture en Afrique rurale, estime que « les responsables politiques et les agences de développement devraient adopter une approche multifacette, allant au-delà des seuls aspects de l’agriculture, intégrant notamment la question des droits sexuels et reproductifs et visant à libérer les femmes des lourdes et longues corvées domestiques dans les milieux ruraux pauvres ».
Ralliée à cette idée, Esther Mwaura Muiru demande aux dirigeants du continent « d’accorder suffisamment de ressources et d’attention et de faire preuve de volonté politique » pour mettre un terme aux obstacles et aux difficultés empêchant les femmes et les filles de faire valoir leurs droits fonciers. Exemple, bien que la plupart des pays disposent d’une législation reconnaissant aux femmes un droit égalitaire à la terre, les pratiques traditionnelles et coutumières ne les autorisent pas, la plupart du temps, à devenir propriétaires. Certaines femmes constatent également que leur père, au lieu de leur allouer des terres, les confie à d’autres hommes de la famille et que, dans le cas du décès de leur mari, elles sont déchues de leurs droits fonciers ou risquent d’être expulsées par la famille du défunt.
« Régler cette question des droits fonciers nous permettrait par la même occasion de résoudre la moitié des problèmes liés aux relations inégalitaires entre les hommes et les femmes, entre autres l’absence de pouvoir économique et la marginalisation en général », explique Esther Mwaura Muiru.
Les initiatives de développement « modernes » déployées en Afrique sont non seulement déforcées par un système de propriété foncière conditionné par le contexte culturel, mais elles ont également une incidence négative sur les femmes et les filles. Il s’agit notamment des investissements à grande échelle dans le développement des infrastructures qui déplacent ou affaiblissent le contrôle des communautés locales sur leurs terres et les ressources naturelles.
Comme le souligne Romy Sato, coordinatrice du réseau pour l’engagement des connaissances locales à la fondation Land Portal, basée aux Pays-Bas (qui n’a pas participé à l’événement de septembre) : « Les problèmes fonciers sont complexes et doivent être mis en lien avec une multitude d’autres secteurs, comme l’éducation, les politiques de transferts sociaux, la culture ou le système de crédit – un ensemble de domaines où peuvent se créer des incitants ou des structures en faveur d’un système offrant la possibilité aux femmes de participer aux décisions concernant leurs terres ».
Venant s’ajouter aux problématiques que nous venons d’évoquer, la pandémie de Covid-19 a rendu plus difficile encore le combat des femmes pour l’égalité de leurs droits fonciers en Afrique. Il ressort d’une enquête publiée au mois de juillet dernier par ICL et Oxfam que le coronavirus a entravé la capacité des femmes à faire valoir leurs droits fonciers, en raison des restrictions imposées pour contrôler la propagation de la maladie (interdiction d’utiliser les transports, etc.) et des difficultés économiques qui y sont associées. L’enquête révèle également que « 40 % des personnes interrogées risquent de perdre leurs droits fonciers, 56 % des militants des droits fonciers n’ont pas la possibilité de s’engager directement auprès de leurs communautés et 40 % ne sont pas en position de plaider en faveur de l’adoption de lois foncières et de surveiller leur application ».
Selon Clement Adjorlolo, responsable principal des programmes auprès de l’Agence de développement de l’UA – NEPAD (AUDA-NEPAD), la rationalisation des questions de gouvernance foncière dans de nombreuses régions d’Afrique a été compromise par le manque d’informations précises et actualisées concernant l’utilisation des terres, les régimes de propriété et les autres droits fonciers – une situation encore aggravée par la faiblesse et la complexité des processus qui président à la gestion des terres. « En vertu de la réalisation de l’Agenda 2063 de l’UA et de la déclaration relative aux questions et problématiques foncières en Afrique, l’écosystème de données concernant les terres doit être mis à profit efficacement », a-t-il souligné durant l’événement.
Partout sur le continent, des questions cruciales subsistent : quelles sont les données existantes, où sont-elles conservées, sont-elles complètes et récentes, les sources font-elles autorité ? En réponse, l’agence AUDA-NEPAD a créé en 2014 le Programme de gouvernance foncière (PGF), actuellement mis en œuvre dans dix pays : Mali, Burkina Faso, Bénin, Guinée, Cameroun, Ghana, Éthiopie, Ouganda, Botswana et Madagascar. « Le programme PGF vise à mettre à disposition les données disponibles et à fournir des éléments probants permettant de mieux faire comprendre au niveau national et continental le rôle de la gouvernance foncière pour la transformation structurelle de l’Afrique, le développement durable et l’adaptation au changement climatique, ainsi que des possibilités d’investissement dans le secteur foncier », explique Clement Adjorlolo à Equal Times. Cette initiative prévoit la mise en place de services d’assistance en matière de gouvernance foncière, en vue de collecter des données et de partager des informations à propos des terres, et sera déployée en plusieurs phases sur l’ensemble du continent.
Toutefois, pour garantir les droits fonciers des femmes, des filles et des autres groupes marginalisés, explique Laura Meggiolaro de la fondation Land Portal, il est fondamental de disposer de meilleures données pour pouvoir améliorer les politiques et les résultats : « À cet égard, des données plus granulaires et mieux ventilées nous permettraient de mieux comprendre comment les femmes accèdent à l’information dans les différents systèmes de propriété et de contribuer à l’élaboration de politiques plus efficaces pour mieux sécuriser leurs droits à la propriété ».