Lutter contre la corruption grâce à la société civile : apprendre du cas indien

, par The conversation

Nombreux sont les débats qui portent sur la façon d’éradiquer la corruption et sur la façon dont les États mettent en place un cadre réglementaire ou législatif favorable à la limitation de ces pratiques. Mais parfois, pour diverses raisons, les États ne sont pas les éléments les plus moteurs de cette lutte contre la corruption. Ce sont alors les citoyens eux-mêmes, subissant tout autant les conséquences de cette corruption, qui peuvent être les fers de lance de nouvelles initiatives populaires de lutte contre ce phénomène. Le cas de l’Inde est un parfait exemple des mesures et des innovations portées dans ce domaine par la société civile et peuvent nous donner matière à réflexion.

L’activiste anti-corruption, Anna Hazare. AbhiSuryawanshi/Wimimedia, CC BY-SA

Le mouvement anticorruption de 2011

La corruption en Inde a des origines anciennes, mais le début des années 2000 a vu le développement de grands scandales de corruption. On pense notamment au scandale G2 Spectrum dans lequel certains représentants du Parti du Congrès, dont le ministre des Télécommunications, auraient touché des pots-de-vin pour l’attribution de licences téléphoniques ou encore à l’affaire Vyapam mettant en cause le recrutement des étudiants en médecine au travers de pratiques douteuses.

C’est dans ce contexte d’insatisfaction grandissante que, début avril 2011, Anna Hazare, un activiste du mouvement India Against Corruption, décide d’entamer une grève de la faim pour pousser le gouvernement à adopter le projet de loi anticorruption (Jan Lokpal Bill). Il prévoit la création d’une institution indépendante du pouvoir en charge de juger les cas de corruption liés au gouvernement.

Anna Hazare est très rapidement rallié par de nombreuses personnes et personnalités indiennes au cours de diverses manifestations de soutien dans tout le pays, mais également à l’étranger par le truchement de la diaspora indienne aux États-Unis et en Europe. Début août 2011, le premier projet de loi proposé ne satisfaisant pas les tenants du mouvement, il décide à nouveau de se lancer dans une grève de la faim. D’autres manifestations éclatèrent alors dans le pays. Fin août, le gouvernement consent à travailler sur un nouveau projet, plus en accord avec les propositions faites par le mouvement.

Mi-décembre, face à la non-introduction du projet de loi au Parlement, Anna Hazare annonce une nouvelle grève de la faim, suivie également par des hommes politiques du BJP (parti nationaliste hindou) et du Parti communiste. Fin décembre, le gouvernement accepte de débattre de la proposition au parlement. En mars 2012, le projet de loi n’étant toujours pas accepté, il débute une énième grève de la faim. C’est à cette période que se forme, en parallèle, sous la direction d’Arvind Kejriwal le Aam Aadmi Party, la traduction politique du mouvement India Against Corruption. Il deviendra le deuxième parti de l’État de Delhi aux législatives dès 2013 et gagnera même les législatives de Delhi en 2015 en remportant 67 des 70 sièges. La loi sera finalement promulguée en 2013.

Cet exemple nous montre que la pression populaire et une société civile organisée, portées par un mouvement de fond et quelques leaders charismatiques, peuvent permettre de forcer au dialogue des gouvernements peu enclins à faire évoluer une situation souvent critique.

Lutter contre la corruption via Internet et les réseaux sociaux

Le mouvement d’Anna Hazare s’inscrit dans une pratique très « gandhienne » de la mobilisation de la société civile. Mais l’ingéniosité de ses membres à s’adapter au contexte d’Internet et des réseaux sociaux a permis de développer des initiatives originales pour lutter contre la corruption.

Le concept est simple : il suffit de se connecter au site www.ipaidabribe.com (crée en 2011 par l’association Janaagrahabasée à Bangalore) ou à son application et d’expliquer votre expérience d’un fait de corruption. Plus de 100 000 faits ont ainsi été notifiés depuis 2011 dans plus de 1000 villes indiennes. Mais il est tout aussi possible de valoriser l’honnêteté des fonctionnaires faisant leur travail et de se valoriser en relatant le fait de ne pas avoir payé de pot-de-vin. Le processus d’anonymisation des corrompus mis en place en 2013 permet d’éviter la pratique du règlement de compte personnel et de comptabiliser le maximum de témoignages contre un service particulier, dans une ville particulière.

Outre la dénonciation des faits de corruption, cette initiative permet aussi, par la collecte de données qu’elle établit, de mieux comprendre un phénomène plutôt présent dans les petites ou moyennes villes indiennes et qui touche plus certaines administrations que d’autres (comme la police ou l’administration en charge de l’acquisition des terrains).

Mais l’intérêt du site et de l’association qui le gère est surtout de pouvoir entreprendre des actions concrètes pour tenter d’endiguer le phénomène. L’association Janaagraha explique qu’elle a, par exemple, travaillé directement avec la Traffic Commission (l’organisme de gestion du trafic et des permis de conduire) et le département d’enregistrement des actes de propriété de Bangalore – deux instances hautement pointées du doigt – afin d’identifier des solutions permettant de limiter les actes de corruption.

Des initiatives avant tout locales

Plus ancienne mais tout aussi intéressante : l’initiative de l’association 5th Pillar. Elle permet d’imprimer un faux billet imitant le billet de 50 roupies, avec l’inscription suivante : « Je promets de ne pas accepter ou donner un pot-de-vin. » L’idée est d’inciter citoyens et fonctionnaires à reconnaître l’illégalité de cette situation. L’association s’occupe aussi de prendre en compte des cas de corruption avérés en les dénonçant. Depuis 2011, d’autres initiatives sont également venues se greffer à celles-ci.

Un billet de l’association 5th Pillar. DR

Si d’autres pays ont mené des initiatives similaires telles que Korupedia en Indonesie, JamiiForums en Tanzanie ou Prijavi Korupcija en Macédoine, la force et la réussite de l’exemple indien tiennent à plusieurs facteurs. Tout d’abord au fait que ces initiatives ont bénéficié de l’engagement de personnes qui, sans être uniquement des leaders charismatiques, ont une longue expérience de la question de la corruption et ne craignent pas une confrontation forte avec le gouvernement.

D’autre part, ces initiatives sont avant tout locales et n’ont pas été prises en main directement par des organisations internationales, même si certaines ont pu apporter un soutien par la suite (comme Transparency International avec Ipaidabribe). Cette caractéristique semble essentielle, notamment dans le but de fédérer la population. Par ailleurs, elles ont débuté dans des zones restreintes, pour pouvoir s’étendre par la suite. Elles prévoient également la possibilité d’une conciliation avec les autorités et pas uniquement une confrontation avec elles.µ

Pétition à Bangalore, en 2011. Pushkar V./Flickr

Enfin, ces associations, leurs initiatives et autres protestations fonctionnent parce qu’elles résultent d’un combat ancien qui a, peu à peu, réussi à déboucher sur des programmes cohérents. L’usage des nouvelles technologies n’a fait que permettre la diffusion plus large et rapide de ces initiatives qui ont – par leur succès – donné l’impression au gouvernement d’une onde de choc parfois bénéfique dans la conduite de l’action gouvernementale.

Le prochain challenge de ces initiatives populaires – certes encore peu nombreuses – sera aussi de s’attaquer non seulement aux textes de loi et à la gouvernance, mais aussi aux mentalités dans un pays où la corruption est tout autant une solution qu’un problème.

En France, peut mieux faire

Pour conclure, que peut-on apprendre de cet exemple ? En France, nous ne sommes pas exempts de ce phénomène de corruption. Même si nous nous situons bien avant l’Inde – au 23e rang mondial dans le classement de Transparency International quand l’Inde pointe au 76ᵉ sur 168 –, nous avons encore de réels progrès à faire. Ainsi, nous restons derrière le Qatar et à égalité avec les Émirats arabes unis. Les règles relatives à nos marchés publics et celles liées à l’encadrement des campagnes électorales ont été critiquées par un rapport de l’Union européenne datant de 2014.

Il ne faut donc pas croire que ces initiatives ne seraient valables que pour des pays « en développement », où l’État ne serait pas forcément à même d’assurer cette lutte. En France, nous attendons beaucoup de nos institutions pour contrer ce phénomène et nous nous reposons sur elles (ou sur la volonté de nos hommes politiques), mais l’exemple de l’Inde devrait nous inciter à réfléchir sur notre engagement de citoyens vis-à-vis de ces actes de corruption. Le thème de la corruption ne semble pas être un thème très fédérateur au sein de notre société civile et de très rares et timides initiatives en émergent.

L’idée n’est pas d’exporter un modèle brut mais de comprendre que nous ne pouvons pas nous plaindre sans agir et de s’inspirer de méthodes créatives pour assurer une prise de conscience. S’il existe une telle défiance envers la classe politique en ce moment, rester entre le « tous pourris » et la complainte d’un système déviant ne peut que conduire à une dérive où ce sont les extrêmes qui s’empareront du phénomène, non pas pour le bien public mais à des fins politiques. Est-ce cela que nous voulons vraiment ?

La version originale de cet article a été publiée sur theconversation.com

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L’auteure : Nathalie Belhoste est Enseignant chercheur à Grenoble École de Management (GEM)
Article publié le 17 novembre 2016 sur le site The Conversation sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0).