Les valeurs néolibérales ne sont pas immuables, pas plus que le système mondial qu’elles ont façonné

, par MEMO , MOHYDIN Ravale, MULA Vanessa (trad.)

La réponse de l’Asie du Sud à l’invasion actuelle de l’Ukraine par la Russie est révélatrice. Elle montre comment les réactions de trois pays — Le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh — à la tragédie qui se déroule devant le monde entier traduisent les limites des relations internationales fondées sur des valeurs néolibérales.

Minaret de Badshahi Masjid Lahore
Crédits : Syed Bilal Javaid via unsplash

Le Pakistan, à la grande surprise de l’Ouest et des États-Unis en particulier, s’est abstenu au vote de l’Assemblée générale des Nations Unies destiné à condamner l’agression de l’Ukraine par la Russie à (l’AGNU). De plus, Imran Khan, le premier ministre pakistanais, n’a pas annulé ni repoussé sa visite à Moscou après que la Russie ait reconnu l’indépendance de deux régions ukrainiennes, Donetsk et Luhansk, et ait ordonné aux troupes russes de « maintenir la paix » là-bas. En réponse à ce qu’ils ont appelé « une invasion », les États-Unis ont annoncé des sanctions sévères ciblées contre la Russie. Ces actions peuvent s’expliquer en analysant les limites du néolibéralisme s’agissant d’un système mondial durable.

Les néolibéraux ont tendance à penser que l’État est un acteur rationnel, à la poursuite de l’intérêt national et que le gain absolu est préféré au gain relatif. Pour les néolibéraux qui se concentrent sur cet intérêt absolu, un accord commercial, par exemple, est avantageux même si les signataires n’en tirent pas un bénéfice égal tant que cet accord profite à chacun sur le long terme. Cela s’applique à tout type d’accord international.

Les limites d’une coopération de cet ordre deviennent évidentes quand on considère le rôle du Pakistan dans la guerre opposant les États-Unis à l’Afghanistan, à l’occasion de laquelle le Pakistan a été forcé de s’allier avec L’OTAN dans le pays limitrophe, alors même que cela n’allait pas être aussi bénéfique au Pakistan qu’à l’OTAN. C’est la conclusion qui s’impose sachant que le Pakistan avait déjà pâti de l’abandon par les États-Unis ; avait subi des sanctions après que l’Union soviétique ait été vaincue en Afghanistan ; était en bons termes avec le gouvernement afghan dirigé par les Talibans en 2001 ; et partageait une frontière commune étendue et perméable avec l’Afghanistan qui allait rester en place après le départ de l’OTAN, créant des problèmes de sécurité. En acceptant d’intervenir dans la guerre américaine en Afghanistan, le Pakistan a été le plus gros perdant de l’accord. C’est pourquoi la réponse apportée par le Pakistan jusqu’ici dans le conflit, telle qu’exposée plus haut, se comprend. En effet, contrairement aux idéaux néolibéraux, le bénéfice peut être déséquilibré entre deux pays, voir se limiter à un des deux pays, et le Pakistan n’est peut-être plus en mesure de l’accepter.

La réponse de l’Inde à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a également suscité des haussements de sourcils. New Delhi s’est dernièrement rapprochée des États-Unis et de l’Ouest par le biais de son rôle de chef de file du « Quad », un groupe d’États asiatiques ralliés à l’Ouest pour contrer l’influence de la Chine dans la région « indopacifique ». Ce terme a par ailleurs été récemment créé par une cellule de réflexion américaine pour remplacer « Asie-Pacifique ».

L’importance de l’Inde peut se deviner à la clémence dont elle a bénéficié par rapport à la Turquie en matière de sanctions s’agissant de l’achat du système de défense antiaérien russe S-400. En 2019, l’Inde a également pu abolir l’article 370 de la Constitution indienne garanti par l’ONU, ce qui a mené à des violations des droits de l’homme dans la partie du Cachemire administrée par l’Inde, dont le droit à la vie, à la propriété et la liberté d’aller et venir, violations comparables à celles que rencontre l’Ukraine en ce moment. La communauté internationale avait pourtant répondu avec moins d’indignation et d’outrage trois ans auparavant.

C’est pourquoi, lorsque l’Inde a choisi l’abstention au vote de l’Assemblée générale des Nations Unies contre la Russie, le concept néolibéral d’ « anarchie » a été remis en question. C’est peut-être parce-que le système politique international est dans un état naturel constant d’anarchie, ce qui rend la coopération entre les États fugace et difficile à atteindre, nécessitant un développement personnel de la part des pays. Les organisations internationales comme l’ONU et l’Union européenne peuvent aider dans une certaine mesure, mais au-delà d’un certain point, elles n’ont plus d’influence.

Il est évident que la coopération entre l’Inde et l’Ouest est fragile, l’Inde privilégiant ses propres intérêts. Tout en faisant partie du très recherché Quad, et alors qu’elle insiste pour devenir un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, l’Inde est toujours un des plus gros clients de la Russie en matière d’équipement militaire, et dépend de Moscou pour la maintenance de ces derniers pour encore des dizaines d’années.

Comme cela vient d’être démontré, l’anarchie semble être un état constant du système politique international. Les nations qui attendent des organisations internationales comme l’ONU, l’Union européenne et l’OTAN qu’elles les protègent quand leurs frontières et leur souveraineté sont menacées sont malheureusement susceptibles de connaître le même sort que l’Ukraine : un dirigeant implorant l’ONU de mettre en place une zone d’exclusion aérienne et l’Union européenne d’intégrer l’Ukraine en urgence pendant que les deux organisations détournent le regard, alors même que des maternités explosent et que les civils prennent les armes.

Le Bangladesh s’est également abstenu au vote de l’Assemblée générale de condamnation de la Russie. La Lituanie, membre de l’Union européenne, a bloqué une cargaison de vaccins de rappel de la Covid-19 pour le Bangladesh, bien qu’il y ait de grandes chances que beaucoup des destinataires de ces vaccins soient des personnes ordinaires, sans plus d’influence directe sur la Russie, Poutine ou leur propre dirigeant que n’importe qui d’autre, c’est-à-dire aucune. Le néolibéralisme tend à se concentrer sur le maintien et la protection des droits de l’homme, considérés comme moteur essentiel de la paix internationale garantie par les organisations internationales, mais il semble que ces mêmes organisations puissent être utilisées comme outils pour assoir la domination des États plus puissants sur les plus faibles.

Ce qui a clairement échappé à la communauté internationale, bien que l’abstention déconcertante des trois États sud-asiatiques au vote de condamnation des actions de la Russie en Ukraine l’ait montré, c’est à quel point le monde a changé. Les signes sont clairs : les valeurs néolibérales ne sont pas immuables, pas plus que le système mondial qu’elles ont façonné.

Voir l’article original en anglais sur le site Middle East Monitor