Comme au cours de l’épidémie de Zika en 2015, l’irruption de la pandémie de Covid-19 a contribué à donner de l’ampleur à de nombreuses théories conspirationnistes : les fausses informations sur la pandémie se sont beaucoup développées et se sont cristallisées autour des théories du complot sur le coronavirus, à tel point que l’OMS a utilisé le néologisme d’infodémie pour qualifier toutes les affirmations fallacieuses qui ont été soutenues depuis le début de l’année 2020. Dans un excellent épisode du programme téĺévisé Last Week Tonight, John Oliver dresse un tableau de la question aux États-Unis.
De fait, la nature et la gestion de cette crise sanitaire ont été le terreau parfait pour que prolifèrent ces théories. Les messages contradictoires des gouvernements, les déclarations démagogues empreintes d’un optimisme et d’une assurance masquant à peine l’imprévoyance, les incertitudes et l’impuissance de celles et ceux qui devaient organiser la réponse collective face à la crise ont fortement ébranlé les esprits. Parce que ce virus était nouveau et mal connu des scientifiques, ils et elles ont tardé à se mettre d’accord, dans des débats qui paraissaient obscurs, voire suspicieux, pour des individus en proie à l’incertitude et à l’angoisse. C’est cependant le propre de la science que de tester, faire des erreurs, réessayer encore et encore, jusqu’à trouver une réponse – qui pourra être elle-même invalidée par de nouvelles études ou découvertes. D’un autre côté, le ou la journaliste scientifique et rigoureux·se trouve dans une situation bien inconfortable, celle de devoir informer de façon mesurée et prudente sur des faits qui seront peut-être obsolètes demain, car les chercheur·ses auront démontré autre chose. Le risque est donc double : minimiser ce qui pourrait changer la donne, et donner trop d’importance à ce qui pourrait se révéler faux ou sans fondement. Autrement dit : annoncer de simples hypothèses au risque de semer la panique ou de susciter des espoirs qui seront finalement déçus, ou ne pas relayer des informations en alimentant ainsi la défiance envers les médias parce qu’« on nous a caché quelque chose » pendant longtemps.
Ainsi, de nombreuses « fake news médicales » ont proliféré au sujet de ce qui serait « bon contre le Covid » et ce qui le guérirait – au point que, suite aux déclarations de Donald Trump d’avril 2020 sur l’efficacité d’ingérer de l’eau de javel, l’Organisation Mondiale de la Santé a dû expliquer que c’était dangereux. De nombreux conseils emprunts de bonnes intentions, mais dont les conséquences peuvent être graves, ont circulé : manger de l’ail, boire du thé au fenouil, boire de l’eau toutes les 15 min… Autant de méthodes qui, au final, servent plus à se donner la sensation de faire quelque chose pour se protéger, pour se sentir moins impuissant·e, qu’à réellement bloquer la propagation du virus. Cela peut cependant se révéler dangereux : d’une part, parce que l’on a tendance à être moins prudent·e lorsque l’on se sent plus protégé·e et que l’on risque ainsi de faciliter la propagation du virus. D’autre part, parce que l’ingestion de certains produits sans supervision médicale peut être toxique. Par exemple, l’automédication à la chloroquine a provoqué des décès et des placements en réanimation : le dosage énorme que le traitement à base de chloroquine requiert contre le covid peut tuer les patients. Le remède pourrait donc être pire que le mal.
Par ailleurs, les théories du complot ont eu le vent en poupe dans les débats sur différents sujets, comme l’origine du virus ou le rôle de la 5G dans sa diffusion. Ainsi, l’origine du Covid a été attribuée à une intention malveillante de groupes puissants plus ou moins dissimulés. Certain·es ont affirmé qu’il s’agit d’une arme biologique, russe, chinoise ou états-unienne selon les cas. Une théorie alternative (ou complémentaire) sur l’origine du virus est son lien supposé avec le virus du SIDA : le Covid-19 aurait été créé de toute pièce sur la base de ce virus, une affirmation, (discréditée par les virologues), mais rapidement relayée par des sites complotistes, puisque confortant l’idée d’un virus intentionnellement créé dans le but de dépeupler la planète ou de contrôler la population par le biais d’une micropuce introduite dans le vaccin qu’on projette d’imposer à toute la population. Ces intentions sont en particulier imputées à Bill Gates, figure qui inspire le plus de méfiance et de ressentiment du fait de l’énorme accumulation de richesses et de la visibilité dont il jouit – il est donc particulièrement aisé de lui supposer d’immenses intérêts à défendre et de lui prêter un pouvoir illimité pour ce faire. Par ailleurs, l’idée que les antennes 5G seraient à l’origine ou contribueraient à diffuser le coronavirus a été en vogue au début de l’épidémie. Par exemple, sur les réseaux sociaux, a circulé le témoignage d’une personne supposément impliquée dans une organisation ou un projet central à l’affaire « fuiterait » des informations exclusives : « ma sœur qui travaille chez Enedis dit que c’est le gouvernement qui propage le coronavirus via les antennes 5G ». Si ces affirmations sont infondées, il est clair, d’un autre côté, que les questions environnementales, sociales et politiques que pose la 5G – sa responsabilité dans la diffusion du coronavirus mis à part – sont essentielles et méritent des débats approfondis. Dans un article publié sur le site de la Quadrature du Net, Félix Tréguet revient sur la difficulté de faire entendre une position critique tenable sur des sujets clivants comme celui-ci. Il regrette que l’on soit rapidement taxé de « faire le jeu » des conspirationnistes, même si les arguments pour s’y opposer ne sont clairement pas les mêmes. De fait, être « pour ou contre la 5G » n’est peut-être pas la meilleure façon de poser le débat, car toute expression critique est soupçonnable de complotisme, mais à l’inverse tout argument favorable serait une preuve que l’on est un « techno-béat » ou un suppôt des GAFAM. À force de crier au loup, le risque est que ces débats soient parasités, les arguments réduits jusqu’à la caricature et que les lanceur·ses d’alertes réelles ne soient plus audibles (voir, à ce sujet, la partie IV de ce présent dossier).
Parfois, les mêmes personnes qui mettent en doute l’existence de l’épidémie affirment dans le même temps que le virus est d’origine humaine et intentionnelle. Les incohérences et les erreurs factuelles, comme dans le film Plandemic – truffé de fausses déclarations et d’allégations absurdes, sont un signal d’alerte important pour détecter ces fausses informations et leur lecture du monde relevant du conspirationnisme. En France, c’est le documentaire Hold-Up qui a fait l’effet d’une bombe : plus de trois millions de vues en quelques semaines pour un documentaire qui, comme le rappelle Hervé Hinopay, journaliste au Bondy Blog, « laisse entendre que l’organisation du Forum économique mondial de Davos se servirait du virus, créé artificiellement, pour éliminer une partie de l’humanité ». Or, le film « enchaîne les contre-vérités », « entretient une ambiance anxiogène » et alimente la « nébuleuse complotiste ». Le Youtubeur Vincent Verzat, de la chaîne « Partager c’est sympa », propose d’ailleurs un décryptage du documentaire, ses failles, ses mécaniques et les enjeux que cela soulève. Des initiatives comme le mini-film « Révélations. La véritable identité des chats », réalisé par des lycéen·nes de Bondy, tentent de démontrer par l’absurde la mécanique des démonstrations conspirationnistes : le ton, la structure, la musique, le mélange d’informations véridiques, de généralités et d’approximation, et enfin le montage… Ces films ont cependant connu un succès tel qu’un deuxième volet est paru début 2021.
L’une des caractéristiques des tendances complotistes est la nécessité d’adhérer, de manière parfois irrationnelle, aux propos de personnes qui annoncent avoir trouvé une solution à la crise sanitaire. En effet, l’angoisse de la maladie et de la mort, l’incertitude et le désarroi, le sentiment d’impuissance face à la limitation des libertés pour le contrôle de l’épidémie (et son instrumentalisation à des fins autoritaires et arbitraires) sont des moteurs très puissants. L’effet de halo, ce biais cognitif qui nous fait accepter comme vrai ce qui vient d’une personne qu’on a décidé de croire, a clairement joué en la faveur de personnalités qui, comme dans le cas du Dr Raoult, peuvent s’appuyer sur une légitimité scientifique et médicale (parfois désavouée par leurs pairs, mais peu importe) pour porter un discours dissonant. Cependant, le glissement du débat de la sphère scientifique à la sphère politique est dangereux : toute critique scientifique remettant en question des idées avancées par ces expert·es-héro·ïnes ne relèverait pas du débat scientifique, mais d’un scandale d’État, voire d’un complot pharmaceutique mondial, selon une enquête journalistique du Monde. La situation est complexe, car aux modes de raisonnement classiques du conspirationnisme (« à qui profite l’interdiction d’usage de la chloroquine ? », etc), s’ajoutent les déficiences et la complexité du système de publication scientifique (on pense par exemple à l’étude biaisée du Lancet) et les modalités du débat public, crispé sur le sensationnalisme et les difficultés intrinsèques au journalisme scientifique.
Le glissement du débat scientifique au débat politique s’est retrouvé dans les discussions autour des vaccins. Introduits au niveau mondial début 2021, leur mode de production et méthode d’application généralisée a été source d’importantes tensions dans toutes les sociétés. L’hésitation vaccinale (qui ne date pas d’hier et s’ancre dans une longue histoire de controverses) est apparue aux quatre coins du monde, selon des modalités variables. Les Philippines, par exemple, l’un des pays de l’Asie du Sud-Est les plus touchés par l’épidémie, a été contraint d’attendre les vaccins des pays riches et producteurs du vaccin. Par ailleurs, la désinformation sur le vaccin, les informations erronées sur la Covid-19 et la défiance vis-à-vis d’un gouvernement nettement autoritaire ont tragiquement ralenti les campagnes de vaccinations. Dans les pays occidentaux, si le mouvement anti-vaccin précède de loin l’irruption du Covid, il en a tiré des profits économiques énormes, comme le rappelle le CADTM !
D’un côté, les grandes multinationales pharmaceutiques qui ont produit les vaccins, comme Pfitzer, ont tiré un profit énorme de cette crise sanitaire en pratiquant des prix disproportionnés par rapport au coût de production du vaccin. Il est évident que les volumes financiers en jeu et les systèmes d’influence au sein du capitalisme ont fait le lit de la défiance envers la médecine en général, et des vaccins en particulier. Mais de l’autre, il faut rappeler que la production de fakes news, au sujet du Covid notamment, est également une énorme machine à faire de l’argent. Les circuits opaques de financement du complotisme (géants de la téléphonie mobile, de la grande distribution, de l’industrie automobile) passent bien souvent par des grandes marques qui financent les producteurs de désinformation via leurs publicités en ligne.
Au-delà de ces considérations économiques, il est indéniable qu’en France, comme dans d’autres pays occidentaux, la composition, les causes et les mécanismes de la montée du mouvement antivaccin, sont diverses. Pour Olivier Ertzscheid, maître de conférence en science de l’information, « être antivax ou plus exactement se dire antivax c’est à la fois s’afficher dans une posture contestataire socialement gratifiante mais également renforcer son appartenance à un groupe idéalisé. » Rejoignant beaucoup de théories conspirationnistes, ces mouvements qui prennent de l’ampleur sont de plus en plus phagocytés par l’extrême droite.
Dans le cas de la pandémie de Covid-19, il semble que différents secteurs sociaux sont enclins à intérioriser des récits conspirationnistes. Contrairement à certaines idées reçues, ce ne sont pas dans les classes les plus populaires que les positions anti-vaccins sont les plus fortes, pour la simple raison que « leur situation de vulnérabilité ne leur permet pas de courir le risque d’être malade. » Un article de Mediapart montre par ailleurs que les traditionnelles théories conspirationnistes « à l’origine venues de l’extrême droite » se propagent dans les réseaux sociaux de diverses personnalités médiatiques et influenceur·ses, mais aussi chez certain·es adeptes du yoga, du New Age et de la médecine alternative. Certaines personnes relayent également ces thèses sans forcément y adhérer, mais ce faisant, donnent de l’ampleur aux phénomènes de la désinformation et du complotisme. De fait, la complosphère est sa propre caisse de résonance. Pour Jeff Yates, journaliste canadien spécialisé sur la désinformation en ligne, celles et ceux qui propagent des infox et des rumeurs suivent les tendances et les préoccupations supposées de leur auditoire sur les réseaux sociaux, ce qui peut bouleverser la hiérarchie des sujets.
L’un des dangers immédiats des thèses conspirationnistes dans le cas d’une épidémie vient du fait qu’elles mettent en danger les personnes avec qui l’on vit en société et qui se croient protégé·es parce qu’elles savent « la vérité » – que le virus n’existe pas, qu’il est sans danger réel (en tout cas pour soi), qu’il se combat en ingérant de l’eau de javel, etc. Ce danger est notamment multiplié par l’effet Dunning-Kruger, qui décrit la tendance à surestimer ses propres compétences dans un domaine, un phénomène généralement très marqué chez des individus ayant peu de compétences dans un domaine donné. L’autre danger étant, évidemment, de s’empoisonner soi-même en ayant recours à des méthodes non testées ou non encadrées scientifiquement, comme beaucoup de formes d’automédication.