Les sanctions états-uniennes ont plongé les Kurdes iraniens dans une situation critique

, par Red pepper , GERRARD Douglas

La crise économique ainsi que la répression brutale exercée par les autorités ont mis les habitant.es du Rojhilat dans une situation précaire.

Membres du YPG Kurdes. Crédit : Kurdishstruggle (CC BY 2.0)

Des quatre pays sur lesquels s’étend le Kurdistan, la zone qui fait partie de l’Iran est celle dont on parle le moins dans le monde occidental. Le Rojava (Kurdistan syrien) est quant à lui bien connu des milieux de gauche en raison de ce qui s’y passe en matière de démocratie radicale et qui fait régulièrement l’écho dans la presse nationale. C’est aussi le cas du Kurdistan iraquien, à cause du rôle central de ces deux régions dans l’avenir du Moyen-Orient. Le Kurdistan iranien (Rojhilat, en kurde), en revanche, suscite relativement peu d’intérêt, et même les médias kurdes n’en parlent que très rarement.

Tout comme les autres régions kurdes, le Rojhilat est d’une incroyable diversité et constitue un creuset de différences ethniques, religieuses et linguistiques. Les Kurdes iranien.nes, qui sont environ 12 millions, vivent parmi les Assyrien.nes, les Azéris, les Arabes sunnites et les Perses chiites. À l’instar des Kurdes turc.ques, ils ne réclament pas la création d’un État, mais plutôt une certaine forme d’autodétermination qui pourrait se traduire par l’instauration d’une confédération kurde autonome. La future entité kurde au Rojhilat serait alors très certainement basée sur les principes rojavanais du confédéralisme démocratique, puisque les Kurdes de cette région ̵ contrairement au Kurdistan iraquien voisin ̵ sont historiquement ancré.es à gauche et représenté.es par une multitude de partis de gauche.

Ces dernières années, les violences au Rojhilat se sont en général limitées à des actes épisodiques à la frontière iraquienne. Mais maintenant que le timide espoir né de l’accord d’Obama sur l’Iran s’est éteint avec le retrait de Trump et que de nouvelles sanctions américaines (ainsi que les tweets de l’actuel président des États-Unis au sujet du président iranien Hassan Rouhani) ont donné lieu à d’inquiétantes rumeurs de guerre imminente entre les deux pays, la situation s’est considérablement détériorée. « Les violences envers les Kurdes ont toujours existé en Iran », m’assure Mirai Rezai lorsque je l’interroge sur le contexte actuel. « Ce qui est nouveau, ce sont les sanctions. »

Rezai est une Kurde iranienne membre du Congrès National du Kurdistan (KNK), le principal organisme de coordination des groupes kurdes de la diaspora. Elle indique que les derniers mois ont vu les choses se précipiter, une multitude d’incidents s’étant produits dans toute la région. Lorsqu’elle affirme que les sanctions en sont responsables, Rezai entend que la crise économique qu’elles ont provoquées ̵ des dizaines de milliers de travailleur.ses sont actuellement en grève en Iran en signe de protestation contre le non-paiement des salaires ̵ a entraîné une crise politique à l’avenant, que le gouvernement a cherché à réprimer dans le nord-ouest du Kurdistan au moyen d’une violence exacerbée.

Le 25 août [2018], quatre militants écologistes kurdes ont été tués dans des circonstances suspectes alors qu’ils tentaient d’éteindre un incendie de forêt dans la région de Marivan, au Rojhilat. La cause exacte de leur mort n’est pas clairement établie, mais on sait que le feu avait été déclenché par les Gardiens de la révolution iranienne (IRGC, de leurs sigles en anglais) alors qu’ils se livraient à des tirs d’artillerie sur les positions des Peshmergas. Des sources kurdes affirment même que les militants en question étaient en fait leurs véritables cibles.

Cette attaque a été suivie, le 7 septembre, par l’assassinat de trois membres du KODAR (Société libre et démocratique du Kurdistan de l’Est) près de la ville de Sine. Le lendemain, trois prisonniers politiques kurdes ont été exécutés dans un centre de détention situé à l’ouest de Téhéran, ce qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de la communauté internationale compte tenu de l’injustice flagrante ayant caractérisé leur procès. Ces hommes avaient été arrêtés après une attaque des Gardiens de la révolution contre le Komala, un parti communiste kurde, officiellement au motif d’une « lutte engagée contre Dieu », bien qu’ils n’aient jamais été accusés de quoi que ce soit de plus que leur appartenance au Komala. Aucune preuve d’homicide volontaire (condition requise pour donner lieu à la peine capitale dans le cadre du droit international) n’a par ailleurs été présentée durant le procès. Avant d’être exécuté, l’un d’entre eux, Ramin Hossein-Panahi, a passé 200 jours à l’isolement, période au cours de laquelle des aveux lui ont été extorqués, très certainement sous la torture. Ses coaccusés, Zanyar et Luqman Muradi, ont eux aussi été mis à mort le même jour.

Il s’est également produit un autre événement majeur le 8 septembre, l’Iran ayant tiré plusieurs missiles sur le siège du Parti démocratique du Kurdistan iraquien (PDK-I) alors qu’une réunion du comité central du parti s’y déroulait. Cinq membres du comité ont été tués, ce qui a poussé les partis kurdes iraniens à appeler d’une même voix à la grève générale dans le pays, laquelle s’est soldée par l’arrestation de cinq militants kurdes par les forces de sécurité. Ce ne sont là que quelques-uns des faits survenus.

Les violences qui se produisent actuellement, bien qu’en partie dues aux sanctions, ont par ailleurs des causes plus anciennes et plus complexes. Après la révolution islamique de 1979, l’ayatollah Khomeini a déclaré le djihad (Guerre Sainte) envers les Kurdes, au motif que ces dernier.es souhaitaient créer leur propre État. Depuis lors, les différents gouvernements iraniens se sont servis de la menace du séparatisme comme prétexte à la répression brutale de toute velléité d’autodétermination kurde. Les violences exercées contre les Kurdes, qui constituent le groupe minoritaire le plus important et le plus actif en Iran, permettent également d’envoyer un signal clair aux autres groupements politiques : voilà ce qui vous attend en cas de protestation.

Quant à la manière dont la question pourra être résolue de façon durable, Rezai avance trois possibilités. La première a été ardemment soutenue par de nombreux hauts responsables de la politique étrangère états-unienne au cours du dernier demi-siècle et consiste en une invasion militaire des États-Unis. On imagine difficilement les conséquences que cela entraînerait pour les Kurdes, entre autres. « Ce serait le chaos », selon Rezai. «  Personne n’en sortirait gagnant. »

Il est toutefois plus probable que les sanctions aient pour effet de favoriser un revirement historique de l’Iran en faveur de l’occident, dès lors que M. Rouhani en viendrait à considérer que faire d’importantes concessions aux États-Unis est le seul moyen de freiner la crise économique de plus en plus grave et d’éviter de nouveaux débordements. Ce serait un désastre pour les Kurdes, car cela reviendrait à ce que les États-Unis accordent au gouvernement iranien leur feu vert pour qu’il élimine toute forme de dissidence. Dans un tel scénario, les Kurdes n’auraient pas le pouvoir d’imposer des réformes, même modestes, ni la possibilité de procéder au découpage de leur propre territoire autonome, et l’essor économique dans le reste du pays affaiblirait la solidarité qui existe entre eux et les autres groupes minoritaires, rendant ainsi moins envisageable la mise en place d’une politique révolutionnaire de plus grande envergure. Rezai estime qu’il s’agit non seulement de la pire des issues possibles pour les Kurdes, mais que c’est aussi la plus probable, compte tenu des effets préjudiciables qu’ont déjà les sanctions.

En revanche, si les conditions états-uniennes régissant la levée des sanctions permettaient de faire obstacle aux Gardiens de la révolution (comme ce sera très probablement le cas), ou même de les conduire devant les tribunaux iraniens, il est tout à fait possible que l’opposition de ces derniers aux concessions du gouvernement mène à la guerre civile. Dans ce cas de figure, les Kurdes, dont la Peshmerga compte des milliers de combattant.es, pourraient profiter de cette instabilité pour se constituer un territoire autonome. Il n’est pas évident qu’ils soient alors en mesure de le conserver, mais le Rojava et les circonstances dans lesquelles il a été instauré prouvent que le peuple kurde est déterminé à se défendre et qu’il en est capable.

Lire l’article original en anglais sur le site de Red Peppper : "US sanctions have caused a crisis for Iranian Kurds"