La construction nationale de l’Inde post-indépendance s’est tissée autour de plusieurs types de récits qui diffèrent en fonction de qui raconte l’Histoire. Les récits officiels dominent dans les discours publics à travers les manuels scolaires, les médias, les films, l’historiographie officielle, les expressions culturelles, etc. Cependant, les récits des peuples oubliés, sacrifiés sur l’autel du développement, privés de leurs terres et de leurs moyens de subsistance, renvoyés aux marges de la société, ne sont que des de bas de page dans ces récits officiels. Leurs vies, leurs espoirs et leurs rêves, leurs aspirations et leurs douleurs ont été écrasés sous poids de "l’intérêt général" - l’intérêt national.
Ce dossier livre les récits des peuples oubliés et revient sur les principaux conflits environnementaux liés au développement qui ont façonné le pays au cours des cinq dernières décennies. Ces récits mettent en évidence les tensions entre développement et préservation de l’environnement, impliquent les lecteur·rices dans les discours écologistes en cours, et promeuvent la prise de conscience et le passage à l’action en faveur de pratiques plus durables. Mais surtout, ils représentent les innombrables histoires de luttes et de conflit – des batailles menées aux frontières des terres et de l’environnement, l’histoire de la destruction sociale et environnementale, de déplacement et d’appauvrissement. Et ils invitent à se poser la question : le développement, pour qui, comment, et à quel prix ?
Land Conflict Watch (l’Observatoire des conflits fonciers) est un portail de données qui retrace les conflits pour les ressources naturelles en Inde. Cette plateforme a documenté 719 conflits récents ou en cours, qui affectent plus de 8 millions de personnes. C’est l’histoire de projets de développement sans queue ni tête, impulsé par des programmes de développement alimentés par des politiques néolibérales et la course au profit des entreprises.
Depuis les mines de charbon de l’Inde centrale jusqu’aux centrales thermiques de Singrauli ou celles de la côte de Mundra, au Gujarat ; depuis les projets de barrage hydroélectriques sur la rivière Narmada jusqu’à l’autoroute ou les plantes nucléaires et centrales électriques situées sur les côtes maritimes ; ces conflits mettent en lumière une mosaïque complexe de projets de développement, de justice sociale, et de soutenabilité environnementale. Ils reflètent les défis protéiformes qu’implique le fait de trouver un équilibre entre les impératifs de développement et la préservation environnementale, de réconcilier les besoins en ressources naturelles et les droits des communautés locales, et d’harmoniser la machine du progrès avec les rythmes de la nature, les droits humains et la dignité.
L’impossibilité d’apprendre de ses erreurs
Ce qui ressort de cette série d’articles, est le fait qu’au fil du temps les problèmes restent les mêmes, dans une sorte d’entêtement à ne pas apprendre des erreurs passées. Au cours des années, les conséquences des grands barrages, de l’exploitation minière et des centrales électriques ont été largement documentées : déplacement forcés de masse, perte des moyens de subsistance, pollution de l’air et de l’eau, destructions environnementales irréparables, affections à la santé, etc. Malgré tout cela, de nouveaux barrages et de nouvelles centrales électriques sont projetés ou en cours de construction.
Pour faire face à la hausse des besoins en nourriture, en énergie et en transport, des mégaprojets d’infrastructure continue à être planifiés en toute impunité. Des régions riches en minerais et bénies de rivières, de terres fertiles, riches en biodiversité, sont la cible de ces pillages et spoliations au nom de l’intérêt général et du développement. Voilà des décennies que cela a cours, et des millions de personnes ont été déplacées plus d’une fois de leurs terres et de leurs habitants.
L’Inde post-indépendance a investi dans la construction de barrages pour assurer l’autosuffisance en termes de production alimentaire et de génération d’électricité pour faire tourner les moulins et développer les centres manufacturiers. Malheureusement, cela a un coût ; et malgré l’enthousiasme initial des constructeurs de la Nation, les populations affectées continuent d’être oubliées et laissées pour compte. C’est ce qui s’est passé dans le cas des barrages sur la rivière Narmada, où plus de 50.000 familles impactées continuent à se battre, près de quatre décennies plus tard, pour que justice leur soit rendue. C’est également l’histoire de plus de 5000 grands barrages construit après l’indépendance de l’Inde, qui ont provoqué le déplacement forcé d’environ 50 millions de personnes au fil du temps. Ce chiffre n’est qu’une estimation, puisque ni le gouvernement indien ni les banques de développement, dont la Banque Mondiale, qui a financé ces barrages, n’ont documenté ces populations oubliées.
De même, les mines de charbon et les centrales thermiques construites à l’intérieur des terres ou sur les côtes au fil du temps ont provoqué la dégradation des sols, détruit des millions d’hectares de forêt, pollué des rivières et des terres ; mais pire que tout, elles ont déraciné une quantité infinie de personnes. Les peuples autochtones/adivasis, qui dépendant de ces ressources, ont été expulsés de force, privés de leur habitat naturel, et forcés à s’installer dans les bidonvilles où ils ont oublié qui ils étaient. Leurs langues, leurs cultures, leurs modes de vie ont été détruits. Ceux qui restent dans leur habitat font face au même destin, et se voient à nouveau déplacés de force. L’histoire de Singrauli, la soi-disant capitale énergétique de l’Inde, ravagée par les centrales thermo-électriques et les mines, est une zone de sacrifice où tout a été sacrifié au nom du développement.
On aurait tort de penser que des années de luttes populaires et de résistance à ces projets, mettant en lumière ces problèmes, ont réussi à faire avancer le processus de planification. Aujourd’hui, on continue à construire des autoroutes côtières qui, comme dans l’État du Kerala, traversent des zones écologiques fragiles et des points chaud de la biodiversité. Plusieurs de ces autoroutes et couloirs industriels sont en cours de planification, de long en large des côtes indiennes. Cela va impacter les vies des communautés de pêcheurs et autres qui vivent sur les côtes, privatiser les communs, et sur le long terme, cela va préparer le terrain pour les entreprises privées et les projets immobiliers et en lien avec le tourisme. L’histoire du développement en Inde et de ses coûts sociaux et environnementaux, est une histoire qui se répète sans fin.
Défis pour aller de l’avant
En tant que société, l’énergie, la nourriture etc. nous sont indispensables – mais est-il possible de rendre ces processus productifs plus soutenable, holistiques, et moins dommageables pour les populations et l’environnement ? Cela est d’autant plus souhaitable que nous sommes en plein cœur d’une crise climatique et des désastres qui s’en suivent, et qui ont déjà causé la destruction de millions de vies et de moyens de subsistance, ce qui représente des milliers de milliards de dollars chaque année.
L’article sur l’agriculture urbaine est une tentative d’aller dans cette direction : il montre qu’il est encore temps de réparer les dégâts. Contrairement aux villes occidentales, et même si cela change rapidement, les villes indiennes conservent des espaces verts et des terres agricoles qui n’ont pas encore été transformées en jungle urbaines. Ces espaces servent de poumon à la ville, et approvisionnent la population en aliments, ce qui fait économiser des milliers de litres de carburant fossile pour le transport d’aliments produits dans les contrées lointaines. Ils servent de puits de carbone et digère les déchets organiques générés dans les villes, et nourrit la faune et la flore locale en cours d’épuisement. Cette initiative peut se révéler importante dans la lutte contre le changement climatique et ouvrir des voies inédites vers un modèle d’urbanisation intégré. Cet article sur l’agriculture urbaine à Delhi met l’accent sur les pratiques en cours et l’urgence à les intégrer, à un niveau national, aux planifications de croissance.
Cependant, cela pourrait ne pas être suffisant pour nourrir notre population en pleine croissance – population qui doit soutenir les agriculteur·rices dans un contexte de stagnation économique et d’inflation, et exiger des changements de politiques publiques pour être en harmonie avec les engagements climatiques. Les syndicats et autres organisations agricoles manifestent depuis un moment conte l’accaparement des terres, la faible rémunération de leur travail et de leurs produits, la privatisation croissante et les contrats agricoles. Avec chaque année qui passe, les paysan·nes se voient obligé·es à descendre dans les rues partout dans le monde, mais apparemment en vain. On le sait bien, les données ne se mangent pas ; malgré tout, aucune action n’est prise pour remédier à leur situation, et ce malgré les milliers de personnes qui abandonnent le secteur agricole chaque année. Cet article est une extension d’un article antérieur au sujet des mouvements paysans, alors que les paysan·nes reprenaient les mobilisations au Punjab, Haryana et d’autres États au nord de l’Inde en janvier 2024.
Si les luttes pour une agriculture durable et les campagnes pour des villes écologiques et durables trouvent un certain écho dans le monde, le projet de transition énergétique présente ses propres défis. De nombreuses critiques pointent légitimement le besoin d’abandonner progressivement les combustibles fossiles, et d’entamer la transition vers les énergies renouvelables. Cependant, pour des raisons d’efficacité et d’échelle, d’imposants parcs solaires et éoliens sont construits sur d’immenses étendues de terres, menant à la privatisation des communs et des terres collectives utilisées par les communautés. Ces parcelles sont acquises par des biais parfois douteux, ou directement en violant les principes du consentement libre, préalable et éclairé. C’est par exemple l’histoire du parc solaire de 2020 mégawatt de Pavagada, dans l’État du Karnataka, qui s’étend sur plus de 53 km². Ce cas montre comment sont commises les mêmes erreurs qu’avec les barrages hydroélectriques et les centrales thermiques. Il montre que les élites et les décideurs politiques n’ont aucun égard pour les leçons à tirer de l’Histoire. La transition énergétique n’est pas qu’une chance pour penser à des modes de production énergétiques alternatives ; mais aussi des modes plus démocratiques de planifier le développement. Hélas, c’est une occasion manquée.
Les mouvements populaires, agricoles, syndicaux et des communautés affectées par ces projets de développement n’ont donc pas d’autre choix que de continuer à se mobiliser. Dans un contexte où l’autoritarisme d’extrême droite est en plein essor et où l’État, comme d’habitude, s’évertue à présenter les militant·es comme étant « anti-développement », les espaces démocratiques de contestation se voient d’autant plus rétrécis. Un article de ce dossier revient sur les attaques contre des individus et des organisations qui sont frappés de plein fouet par la répression de l’État et la puissance des entreprises.
Ces articles mettent en avant quelques unes des histoires les plus emblématiques des projets de développement en Inde et ailleurs. Ces défis posés par le développement sont omniprésents dans le monde, que ce soit dans les pays développés ou en voie de développement. Après tout, le capital prédateur et le modèle extractiviste de développement, combiné aujourd’hui au capitalisme de surveillance, mènent à de plus en plus d’inégalités à l’intérieur des sociétés, et à une plus grande centralisation du pouvoir. Si le futur devrait mener à des modèles de développement plus démocratiques et plus décentralisés, nous sommes encore à la recherche de solutions pour la crise climatique en cours et le déclin des droits démocratiques dans le monde.