Les paysans indiens pourront-ils faire fléchir le gouvernement Modi ?

, par The conversation

Bulandshahr, une ville moyenne de l’Uttar Pradesh, un État situé au centre de l’Inde, a été témoin d’une scène inédite ce 10 janvier : plusieurs dizaines de paysans de la région ont immobilisé les véhicules gouvernementaux en circulation pour peindre leurs numéros d’immatriculation sur le capot.

Résidant au sein de la Région Capitale Nationale de Delhi, de nombreux fermiers sont touchés par la récente interdiction des véhicules diesel datant de plus de 10 ans, rendant la plupart de leurs tracteurs obsolètes. Leur action a ainsi visé à dénoncer l’hypocrisie d’un gouvernement dont les véhicules ne sont pas eux-mêmes aux normes, illustrant une défiance grandissante vis-à-vis de la classe politique indienne.

Cet événement insolite participe d’un ensemble de mobilisations et d’actions collectives imaginées par des fermiers indiens, organisées avec l’appui des organisations syndicales et politiques, à travers toute l’Inde, depuis au moins deux ans. Cette vague de protestations paysannes, qui n’a cessé de s’intensifier, vise à dénoncer la dégradation des conditions socio-économiques des ruraux et l’invisibilisation du monde paysan.

Des souris, des serpents et des crânes…

Pour faire entendre leurs voix, les paysans ont eu recours à des modes de protestations inédits.

Ainsi, en octobre 2017, des paysans originaires du Rajasthan (nord-ouest indien) s’ensevelissent sous la boue pour protester contre l’acquisition indue de leurs terres.

Un mois plus tard, ce sont des agriculteurs du Tamil Nadu, au sud du pays, qui s’installent à proximité des bâtiments gouvernementaux de Delhi pour réclamer des fonds d’urgence face à une interminable période de sécheresse.

Pendant près de 40 jours, ces derniers font preuve d’une imagination incroyable pour capter l’attention de l’État : ils serrent des souris vivantes et des serpents morts entre leurs dents, se rasent la moitié de la tête, se vêtissent de saris traditionnels, se tailladent les mains, organisent des simulacres de funérailles, menacent de boire leur urine et d’ingérer leurs excréments

Paysans du sud de l’Inde ralliant Delhi et… brandissant des crânes, 2018.

Face à l’indifférence gouvernementale, trois leaders du mouvement finiront par se rouler nus sur le macadam bouillant à proximité du palais présidentiel en criant le nom du puissant dieu de la trinité hindoue Shiva, Shiva, Shiva.

Et encore, début 2018, pour le premier match à domicile de la saison de l’équipe de cricket Chennai Super Kings, des manifestants protestent à l’intérieur du stade en brûlant leurs billets, menacent de jeter des serpents sur la pelouse, obligeant le club à délocaliser ses matchs à 1200 kilomètres.

Une intensification des mobilisations

S’il est difficile de dire quand le mouvement social a réellement commencé, la date du 6 juin 2017, quand cinq manifestants sont tués par la police dans un district rural du Madhya Pradesh, marque certainement le début de l’ intensification des protestations.

Mais ce n’est qu’en mars 2018, au bout d’une longue année de crescendo, que tous les regards se tournent enfin sur la colère des paysans. La twittosphère indienne, à coups d’hashtag #KisanLongMarch (comme ci-dessous un tweet du leader communiste Sitaram Yechuri), démontre alors une affection répandue à l’égard de ces milliers de paysans coiffés de chapeaux Gandhi rouges et aux pieds en sang marchant vers Mumbai pendant 6 jours et 5 nuits.

Le gouvernement du Maharastra n’a alors pas d’autre choix que de faire son mea culpa et fini par accueillir toutes les requêtes des manifestants. Il se donnait alors six mois pour engager des actions concrètes. Mais fin novembre 2018, des dizaines de milliers de paysans venus des quatre coins de l’Inde se sont rejoints à Delhi pendant près d’un mois pour protester contre les promesses non tenues du premier ministre Narendra Modi.

Une crise agraire profondément enracinée

Au-delà des demandes précises motivant ces multiples actions, elles sont la manifestation de problèmes structurels profondément enracinés dans le monde rural, que les gouvernements successifs ne sont pas parvenus à résoudre.

En trois décennies de libéralisation et d’ouverture économique, si la pauvreté a globalement diminué dans son ensemble en Inde, 80 % de l’extrême pauvreté reste concentrée dans les zones rurales, selon la Reserve Bank of India.

En fait, contrairement aux services et à certaines industries manufacturières, la contribution de l’agriculture au PIB est en chute libre. Bien qu’employant 600 millions de personnes, le secteur agricole ne représente aujourd’hui plus que 16 % du PIB Indien.

La crise agraire a plusieurs origines : la pression démographique encourageant le morcellement des terres, l’augmentation des coûts de production, l’intensification des risques climatiques. Selon les données du National Sample Survey Office, moins de 10 % seulement des ménages ruraux indiens possèdent plus de 2 hectares de terres arables. Le reste survit grâce à une agriculture de subsistance où l’on travaille à la tâche, généralement pour moins de 3 euros par jour.

Suicides paysans

Face à des rendements décroissants et à la stagnation des prix des produits agricoles d’une part, et d’autre part à la hausse du prix du pétrole, à l’utilisation d’engrais et de semences de plus en plus coûteuses et de moins en moins efficaces, le monde rural est surendetté, et les paysans sont poussés à bout.

Pourquoi nos fermiers sont-ils en colère ? Le journaliste P. Sainath s’exprime sur la dernière crise rurale.

En 2015, le National Crime Records Bureau recensait pas moins de 8007 cas de suicides chez les paysans.

La réponse de l’État, qui selon le leader syndical communiste paysan (All India Kisan Sabha), Vijoo Krishnan, se limiterait à « une misérable indemnité de 20 000 roupies [250 euros] versée aux familles des victimes » suscite l’indignation générale.

Parallèlement, les pertes causées par les catastrophes naturelles, notamment les inondations comme celles qui ont frappé le sud du pays en automne dernier, à la suite d’une longue sécheresse, pèsent lourdement sur la petite paysannerie.

Seuls les grands exploitants peuvent s’équiper d’espaces de stockage sécurisés comme les chambres froides, quand l’arrosage mécanique et l’irrigation, encore trop peu développés en Inde, couvrent uniquement 35 % des terres agricoles.

Promesses non tenues

Pendant ce temps, les partis politiques indiens se renvoient les responsabilités. Depuis plusieurs décennies, les politiques publiques de tous les gouvernements confondus, ont principalement bénéficié aux grandes villes, aux classes moyennes, et aux industries émergentes. Un rapport du National Skill Development Council de 2017 montre bien cet abandon du monde rural, fixant comme objectif la diminution de la population agricole de 57 % à 38 % d’ici 2022.

Pourtant, les hommes et femmes politiques sont bien conscients du réservoir de votes que constitue le monde rural. En effet, malgré une très forte urbanisation, 70 % de la population vit encore dans les villages.

Le premier ministre Narendra Modi avait promis aux paysans le doublement de leurs revenus d’ici 2022 à travers le prix minimal d’achat de certaines denrées agricoles. Mais l’augmentation promise est revue à la baisse en juillet dernier.

En fait, de nombreuses études économiques montrent que la situation du monde rural s’est aggravée depuis l’arrivée du gouvernement Modi.

Le gouvernement est accusé d’avoir alloué les fonds des plans sociaux de manière déstructurée et désorganisée, notamment en réduisant des subventions de manière hasardeuse.

Une convergence des luttes paysannes ?

La mobilisation paysanne devrait donc s’intensifier dans les mois à venir, à l’approche des élections générales en Inde qui se tiendront entre avril et mai 2019. Cette fois-ci, les paysans apparaissent présenter un front uni autour de revendications communes, parfois au-delà des divisions idéologiques, religieuses, et de caste qui ont pendant longtemps empêché la constitution d’une « classe agraire ».

La manifestation du 5 septembre 2018, qui a attiré 100 000 paysans à Parliament Street à Delhi, a été particulièrement significative de ce tournant.

Coordonnée par le AIKS, la journée a pour la première fois vu manifester ensemble des adivasis (aborigènes), des travailleurs journaliers et des petits propriétaires.

Pour la première depuis des décennies, des drapeaux de la CITU (Centre des syndicats indiens), l’un des plus grands syndicats nationaux, ont été brandis aux côtés de ceux des organisations et des unions paysannes. Vijoo Krishnan voit d’ailleurs dans la démonétisation de novembre 2016 – mesure gouvernementale appliquée brutalement visant à éliminer les liquidités supposées encourager le blanchissement d’argent – un facteur de la convergence des luttes entre paysans et travailleurs journaliers :

« Si les plus favorisés ont réussi à gérer la crise et retomber sur leurs pattes, les agriculteurs, les ouvriers, les travailleurs migrants, les journaliers du secteur informel et les plus vulnérables en souffrent encore ».

De la révolte paysanne à la révolution politique

La cause paysanne semble rencontrer une résonance à l’échelle nationale depuis 2017. Comme le souligne Vijoo Krishnan,

« Le peuple indien s’est toujours soucié de la figure de l’annadata, littéralement “celui qui fournit la nourriture”, mais le consensus et le soutien que nous voyons émerger de toutes les couches de la population depuis un an sont sans précédent  ».

Le renforcement des liens entre le monde rural et le monde urbain y est sans doute pour quelque chose.

Nombreux sont les jeunes qui quittent leurs villages et se rendent dans les villes en quête d’un emploi alternatif à l’agriculture, une activité souvent insuffisante pour soutenir leur famille. Cette flotte de « travailleurs sans attache » pourrait compter selon certains chercheurs plusieurs dizaines de millions de personnes, dont la grande majorité finit par travailler pour une misère et dans la plus grande précarité.

Ainsi, la détresse additionnée de ces deux sphères, celle rurale des paysans et celle urbaine des travailleurs migrants, dont les causes se rejoignent, pourraient constituer une réelle menace pour le Bharatiya Janata Party, le parti au pouvoir. Vijoo Krishnan reste toutefois prudent sur l’issue des prochaines élections générales :

« Modi a trahi une grande partie de ses électeurs […]. Mais seulement si nous avions des élections nettes et équitables, sans argent ni rapports de domination, alors seulement, nous pourrions être sûrs d’un véritable changement. »

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