Les multinationales imposent leur loi en Amérique latine

, par ALAI , FERRARI Sergio, MERLE Sandrine (trad.)

Les firmes transnationales ont remporté 62 % de leurs requêtes d’arbitrage contre les États latino-américains. Cet argent pourrait mettre fin à l’extrême pauvreté dans la région.

Crédits : Mathieu Stern via Unsplash

Ces trente dernières années, la pression des investisseurs étrangers contre les États latino-américains s’est intensifiée et les procès pour « inexécution » de la part de ces derniers se sont multipliés. Des six cas recensés en 1996, le nombre de litiges est passé à 1 190 aujourd’hui.

Pendant cette période, les États condamnés ont vu ainsi se volatiliser 33 638 millions de dollars de leurs finances publiques. Selon le Transnational Institute (TNI), dont le siège se trouve à Amsterdam aux Pays-Bas, ce chiffre est supérieur d’un tiers aux pertes engendrées par les catastrophes climatiques sur le continent entre 1970 et 2021.

Dans leur dernier rapport – publié la dernière semaine du mois d’août et dont les données ont été mises à jour au 31 décembre 2021 – Bettina Müller et Luciana Ghiotto, membres de l’équipe de recherche du TNI, affirment que l’Argentine, le Venezuela, le Mexique, le Pérou et l’Équateur sont les pays qui ont subi le plus de pressions juridiques ces trois dernières décennies.

Instrument néolibéral et de dépendance

Les traités bilatéraux d’investissement (TBI) sont des instruments qui permettent de traiter ces demandes. Ce sont des accords entre deux pays dont l’objectif est de garantir la sécurité juridique des investisseurs.

Comme l’explique l’organisation espagnole Ecologistas en Acción, ils comprennent généralement une série de dispositions standard toujours favorables aux transnationales, qui peuvent par exemple freiner l’expropriation directe ou indirecte des entreprises. Les références aux droits humains sont quasi inexistantes.

La disposition la plus pernicieuse est sans doute celle relative au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE). Si une entreprise considère qu’un État n’a pas respecté une des clauses d’un accord, elle peut contourner la justice dudit pays et le dénoncer devant les tribunaux internationaux.

Ces instances, auxquelles font généralement appel les grandes entreprises, sont le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), qui est le plus sollicité, la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale ou bien la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI). Ces dernières peuvent exiger le versement de dommages et intérêts en faveur des investisseurs concernés, qui incluent dans la plupart des cas le manque à gagner, c’est à dire les bénéfices escomptés par l’investisseur et qu’il n’aurait pas perçus en raison des mesures prises par le pays défendeur et que le requérant considère contraire à ses intérêts.

Ces accords, considérés par l’organisation écologiste comme « un outil fondamental pour la mondialisation libérale », profitent de trois éléments dont ils tirent leur substance propre. Les énoncés extrêmement vagues de la plupart de ces instruments juridiques, permettant de traduire en justice un État pour quasiment n’importe quel motif. Les méthodes opaques et aucunement transparentes utilisées pour résoudre les litiges qui seront, en fin de compte, jugés par des arbitres internationaux. Et enfin, comme le signalent Ecologistas en Acción, « l’unilatéralisme et l’exclusivité du RDIE », puisque les investisseurs peuvent accuser les États mais n’acceptent pas la situation inverse, c’est à dire lorsque ce sont les investisseurs qui ne respectent pas certains termes de l’accord (ou quand ils violent les droits humains) ».

Le site Web ISDS impactos, qui reprend les recherches du TNI, explique pour sa part que « le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (dont le sigle en anglais est ISDS) est inclus dans des milliers de traités internationaux. ». Et il précise que ce dispositif permet aux investisseurs étrangers de traduire les gouvernements devant les tribunaux internationaux s’ils considèrent que les changements introduits dans leurs politiques publiques – y compris ceux conçus pour protéger l’environnement et la santé – nuisent à leurs bénéfices.

Transnationales, oiseaux de proie

D’après le rapport du TNI, ces trente dernières années, les 327 demandes d’arbitrage contre des États latino-américains et caribéens constituent un quart de l’ensemble des accusations formulées par les multinationales à travers le monde. Sur le continent, la plupart (86,8 % des cas) ont été émises par des investisseurs états-uniens, canadiens et européens, ces derniers étant principalement l’Espagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et la France. Trois demandes sur quatre ont été présentées devant le CIRDI, une des cinq organisations qui constituent le Groupe de la Banque mondiale. Les résultats parlent d’eux-mêmes : les entreprises ont remporté 62 % des procès, soit en obtenant un arbitrage favorable, soit en bénéficiant d’un accord entre les parties.

23 des 42 pays d’Amérique latine et des Caraïbes ont fait l’expérience de la rigueur du système international d’arbitrage. L’acharnement est particulièrement manifeste contre l’Argentine (62 requêtes), le Venezuela (55), le Mexique (38), le Pérou (31) et l’Équateur (25). Le recours à ce mécanisme de traduire en justice les États de ce continent s’est intensifié entre 2011 y 2021, lorsque le nombre de requêtes est passé de 91 à 180, multipliant par deux le total des procès. Ils sont attribués majoritairement aux industries extractives minières, gazières et pétrolières. Mais aussi de manière significative aux entreprises qui tirent profit du gaz et de l’électricité ainsi que des produits manufacturés.

L’Argentine, qui a perdu 87 % de ses procès, est le pays du continent qui a subi le plus de défaites devant ce type de tribunaux. Dans le cadre d’un accord entre les parties, elle devra débourser la somme record de 5 milliards de dollars à l’entreprise espagnole Repsol. Au total, ce pays sud-américain doit 9,222 milliards aux investisseurs.

Dans le cas du Venezuela, la deuxième nation la plus sanctionnée du continent par les tribunaux internationaux, 64 % des demandes ont abouti à un arbitrage en sa défaveur. Il leur doit l’arbitrage le plus coûteux du continent. En 2019, le tribunal du CIRDI lui intime de payer 8,366 milliards de dollars à la multinationale Conoco Phillips.
Concrètement, en matière monétaire, les États finissent toujours par être les grands perdants, constate le Transnational Institute dans son dernier rapport : « les demandes leur coûtent des millions de dollars en frais de défense (juridique) et de procès ». Même lorsque les tribunaux tranchent en leur faveur, ils doivent débourser des millions de dollars pour payer des cabinets d’avocats dont les honoraires coûtent parfois jusqu’à 1 000 dollars de l’heure. Cas emblématique de l’Équateur qui, jusqu’à 2013, a dépensé 155 millions de dollars pour assurer sa défense juridique et payer les frais d’arbitrage.

Selon le rapport détaillé de l’ONG, dont le siège est aux Pays-Bas, les sommes réclamées par les entreprises depuis 1996 se montent à 240,733 milliards de dollars. Cependant, on ne connaît pas les montants exigés pour 68 des 327 demandes, le chiffre est donc à réviser à la hausse. Jusqu’à présent, les tribunaux ont condamné les pays du continent sud-américain à payer 33,638 milliards de dollars.

D’après les calculs des Nations Unies, cet argent pourrait permettre de mettre fin au drame de l’extrême pauvreté dans 16 pays sur le continent. « Ce montant est plus élevé que la dette externe du Salvador, du Nicaragua et du Belize réunis (chiffres de 2020) et supérieur d’un tiers aux pertes engendrées par les catastrophes climatiques sur le continent entre 1970 et 2021 », explique le TNI.

Quant aux demandes en cours (on ne connaît le montant réclamé par les entreprises que dans 44 des 96 actions engagées), elles pourraient représenter des pertes supplémentaires de 49,626 milliards de dollars pour l’Amérique latine et les Caraïbes.
Réalité aussi irréfutable que dramatique d’une lutte inégale, institutionnalisée en vérité unique et universelle. Comme si sur le ring, deux acteurs (un boxeur et un arbitre) combattaient, ensemble, contre un autre boxeur, esquinté par les coups qu’il a reçu à quatre mains.

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