Les migrants qui prennent soin de nous

Alessio Cangiano

, par OpenDemocracy

 

La version originale de cet article a été publiée en anglais par OpenDemocracy. Il a été traduit par Claire d’Hennezel, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Le secteur social du Royaume Uni repose sur les migrants pour prendre soin des personnes âgées. Il est urgent d’équilibrer les droits de deux groupes vulnérables – celui des migrants à des conditions de travail décentes, et celui des personnes âgées à des accompagnements de qualité.

Garantir des accompagnements et des soins adaptés, accessibles et abordables est une des clés pour permettre aux personnes âgées de vivre de manière autonome. Les termes du débat actuel sur les défis présents et futurs du système social de soin et d’accompagnement de long terme au Royaume-Uni s’est davantage axé sur les questions d’équilibre financier que sur les ressources humaines nécessaires pour assurer des services de haute qualité. On a en particulier peu prêté attention au rôle croissant et sans précédent joué par les travailleurs migrants.

Depuis le milieu des années 90, l’emploi de travailleurs migrants dans le secteurs des services à la personne s’est développé à un niveau sans précédent. Une recherche récente du Centre Migrations, Politiques et Société (COMPAS) du Conseil économique et social (ESRC) a étudié les expériences des travailleurs migrants, de leurs employeurs, des personnes âgées dans des institutions ou à domicile, révélant des défis majeurs tant en termes de recrutement et de pratiques des employeurs, que de qualité et de continuité dans la fourniture des soins.

Près d’une personne sur cinq employée dans le secteur des soins en résidence ou à domicile au Royaume Uni vient soit du reste de l’Europe – Pologne et autres États membres de l’UE -, soit de pays tiers comme le Zimbabwe, les Philippines, l’Inde et le Nigeria. Près de la moitié d’entre eux est venue au Royaume-Uni depuis le début des années 2000, représentant près de 40% des nouvelles embauches de la dernière décennie. Ces chiffres semblent indiquer qu’à long terme, le secteur du soin repose désormais de manière structurelle sur la force de travail des migrants. De nombreux facteurs y ont contribué. D’abord et surtout, la demande de travailleurs migrants dans le secteur de l’accompagnement et des soins est liée à la perception et à l’expérience de la part des employeurs d’une pénurie de candidats nés au Royaume-Uni. Environ deux tiers des fournisseurs de soins en résidence ou à domicile témoignent de difficultés à embaucher des travailleurs nés au Royaume Uni, considérés comme difficiles à recruter parce qu’ils n’acceptent pas les salaires à peine supérieurs à 6 livres l’heure du secteur privé, ni l’exigence de travailler de nuit ou en horaires décalés. Cela explique, par exemple, que la demande de personnels migrants soit significativement supérieure dans les organismes privés par rapport aux services de soins à domicile gérés par les collectivités locales – ces dernières accordant des salaires plus élevés et une sécurité de l’emploi supérieure.

Quoi qu’il en soit, pour plusieurs organisations, l’incapacité à trouver des travailleurs nés au Royaume-Uni n’est pas la seule, ni la principale raison d’embaucher des accompagnants migrants. Les fournisseurs considèrent plus souvent l’emploi de travailleurs migrants comme un avantage que comme un handicap pour leur commerce. Ainsi, la majorité des employeurs des travailleurs migrants du secteur s’accorde à dire qu’ils ont une bonne éthique de travail, qu’ils sont respectueux envers les clients âgés et désireux d’acquérir de nouvelles compétences. Selon un fournisseur privé du Sud-Est de l’Angleterre : « Les migrants sont plus ponctuels. Ils ne posent pas de congés sans avoir une bonne raison de le faire. Ils sont plus enclins à travailler davantage quand l’occasion s’en présente ; ils sont polis, font preuve d’entregent... et sont davantage disposés à être ouverts et sympathiques. » Près d’un employeur sur trois considère que la qualité de leurs services s’est améliorée suite à l’embauche de travailleurs migrants – alors qu’un sur dix seulement considère que la qualité des accompagnements a empiré.

Bien que la disponibilité des travailleurs migrants ait significativement contribué à « combler les manques » dans le secteur des soins pour les personnes âgées, le fait que les fournisseurs privés comptent de plus en plus sur une force de travail née à l’étranger n’est pas sans poser problème. Les problèmes de langue et de communication font partie des difficultés repérées tant par les employeurs que par les travailleurs migrants et les personnes âgées. Des entretiens avec des travailleurs migrants ressortent des problèmes de discrimination, d’inégalités face aux conditions de travail, notamment des salaires inférieurs, d’horaires plus longs et moins favorables, d’heures supplémentaires non rémunérées, d’absence de sécurité quant à la quantité minimale d’heures, et d’inégalités de traitement dans l’accès à la formation, à la promotion, face aux procédures disciplinaires ou au licenciement. Leur expérience est ainsi affectée par des tensions raciales et diverses contraintes économiques et légales. Plus de 40% des employeurs indiquent que les migrants n’étaient pas toujours bien acceptés par leurs clients plus âgés, et certains ont rapporté des insultes, notamment envers les accompagnants noirs. Les migrants dont le droit à travailler au Royaume Uni est restreint sont souvent plus « désireux » d’accepter des salaires bas ou des conditions de travail injustes ou abusives, parce que les services à la personne font partie de l’éventail limité des possibilités d’emplois mal payés auxquels ils ont accès.

Les accompagnants migrants et les personnes âgées témoignent aussi de pénuries de personnel et de pressions liées à la charge de travail, qui affectent le développement et la continuité de la relation d’accompagnement. Un travailleur d’agence polonais témoigne : « Parfois j’oublie leurs noms. C’est une honte, mais vous savez, je ne peux pas me souvenir de tous les noms quand je travaille dans 20 ou 30 maisons différentes et que je rencontre des centaines de gens. J’essaie de me souvenir d’eux, de leurs besoins, de ce qu’ils aiment, de ce qu’ils n’aiment pas. ». Ces freins à la construction de la relation nuisent à la fourniture de services de qualité telle que les souhaiteraient les bénéficiaires, qui insistent sur l’Importance pour eux de cette dimension – le besoin d’un accompagnant « avec qui discuter », « qui m’écoute », qui est « comme un ami ».

De ces tensions nées de la forte dépendance du secteur envers les travailleurs migrants et de conditions d’emploi et d’accompagnement problématiques découlent des enjeux en termes d’élaboration de politiques publiques, tant pour ce qui a trait à l’immigration qu’à l’accompagnement. L’emploi de travailleurs migrants dans l’accompagnement de longue durée s’inscrit dans un contexte de réduction des voies d’immigration, qui a culminé avec la mise en place par le gouvernement de coalition d’un plafonnement du nombre d’entrants non-citoyens européens dans le pays, et de restrictions pour les citoyens étrangers temporairement autorisées à rester dans le pays.

Le climat économique actuel renforce encore la pression sur le gouvernement pour qu’il restreigne l’arrivée de nouveaux immigrants pour la faire passer de centaines de milliers à des dizaines de milliers. Le plan gouvernemental prévoit non seulement un plafonnement de l’immigration, qui affectera les visas disponibles pour des travailleurs accompagnant les seniors (qui figurent sur la liste des secteurs d’activités en pénurie), mais imposera aussi des conditions plus strictes pour les autres catégories de visas, tels que ceux des épouses ou des étudiants, qui contribuent largement à pourvoir les emplois du secteur des services à la personne.

Les employeurs du secteur ont de plus en plus de difficultés à obtenir ou renouveler les Certificats de parrainage (certificates of sponsorship). Cela influe sur la possibilité pour les travailleurs migrants du secteur de renouveler leurs permis de travail. L’Association anglaise du soin communautaire (English Community Care Association , ECCA) a engagé une poursuite judiciaire contre le gouvernement suite à son projet de limiter le nombre de migrants extra-européens, à cause des préjudices potentiels pour les services d’accompagnement des adultes vulnérables, et de la violation des droits des migrants en termes de vie privée et de vie familiale.

Il est donc nécessaire d’équilibrer les droits et devoirs de deux groupes vulnérables – le droit des migrants à des conditions de travail de qualité et à l’égalité de traitement, et le droit des personnes âgées à des services de haute qualité. À cet égard, une politique migratoire qui sélectionne les travailleurs sur la base de qualifications formelles et mesurables ne peut répondre aux besoins du secteur de l’accompagnement, dans lequel les savoirs-être – par exemple l’ouverture, la gentillesse, la compassion, l’empathie – sont aussi, voire plus, importantes pour le bien-être des bénéficiaires.

Le secteur restera sans doute à l’avenir fortement dépendant du travail des migrants. La demande accrue de services personnels d’accompagnement, liée au vieillissement de la population et au déclin des solidarités informelles, mettra le secteur de plus en plus sous pression. Bien que des interventions visant à améliorer les conditions de travail et l’attractivité des emplois de l’accompagnement soient possibles et hautement souhaitables pour tous les travailleurs, les contraintes pesant actuellement sur l’allocation de ressources publiques, et la faible priorité accordée à l’accompagnement des personnes âgées, font de la requalification du secteur de l’accompagnement de longue durée et de la possibilité de reposer exclusivement sur le marché du travail national des objectifs difficiles à atteindre.

Pourtant, jusqu’à récemment, les politiques d’immigration n’ont pas beaucoup pris en considération leurs implications potentielles sur le pourvoi des besoins du secteur social ; tandis que les politiques ciblant ce secteur reconnaissaient peu le rôle des travailleurs migrants et leur impact sur la qualité des soins – la nouvelle stratégie annoncée par le Département de la Santé sur la main d’œuvre de l’aide sociale des adultes ne mentionne toujours pas les travailleurs migrants… Si la fourniture de services d’accompagnement de longue durée continue à dépendre d’un grand nombre de travailleurs migrants, cette question devrait faire partie des politiques publiques prioritaires, politiques d’immigration et politiques relatives au secteur de l’accompagnement. Le rôle de ces migrants doit être anticipé, plutôt que défini en creux du fait que le secteur n’est pas prioritaire.

Alessio Cangiano est démographe et travaille au Centre Migrations, Politiques et Société (COMPAS) du Conseil économique et social (ESRC), Université d’Oxford.