Les gouvernements répressifs jouent au chat et à la souris avec les droits numériques des Africain·es

, par OpenDemocracy , ROBERTS Tony

Un nouveau rapport sur les droits numériques dans dix pays africains révèle la guerre en ligne brutale que mènent les États contre leurs propres citoyen·nes.

Au Nigeria, des manifestant·es protestent sous le signe du hashtag #EndSars. Crédit : TobiJamesCandids (CC BY-SA 4.0)

Comme c’est le cas de nombreux aspects de nos vies, le débat démocratique se déplace de plus en plus en ligne. Mais il semble que chaque fois que les citoyen·nes adoptent un nouvel outil ou pénètrent dans un nouvel espace numérique pour exprimer leur opposition, les gouvernements répressifs répondent avec un arsenal complet de méthodes pour affaiblir l’opposition et nier le droit d’opinion et d’expression.

Pour chaque nouvelle tactique militante, l’État répond avec trois ou quatre contre-mesures. Les recherches menées par un nouveau réseau de chercheur·ses, de militant·es et d’analystes africain·nes spécialisé·es en droits numériques ont révélé que ce jeu d’obstacle se déroule sur tout le continent.

Le droit d’être entendu·e et d’influencer les prises de décisions qui affectent nos vies est un des fondements d’une démocratie ouverte et l’un des objectifs de développement durable des Nations Unis. Dans un monde de plus en plus numérique, se faire entendre passe notamment par les téléphones portables et les réseaux sociaux – et plus encore en temps de pandémie où la distanciation sociale rend les manifestations publiques à la fois difficiles et dangereuses.

Les groupes marginalisés ont, de manière répétée, adopté des technologies numériques pour créer des espaces en ligne où ils peuvent faire entendre leur voix, influencer le débat et demander des comptes. #MeToo and #BlackLivesMatter en sont d’éminents exemples.

La capacité d’utiliser l’espace en ligne pour exprimer son opposition est particulièrement importante dans les contextes répressifs où les manifestations publiques et les critiques ouvertes du gouvernement sont violemment sanctionnées ou conduisent à des arrestations. Une telle répression s’accentue dans le monde entier. Des études montrent que nous avons connu 15 années consécutives de déclin de la liberté politique dans le monde, et seulement 2 des 54 pays africains – le Cap-Vert et Sao Tomé-et-Principe – sont actuellement considérés comme des démocraties ouvertes.

Il y a dix ans, les outils numériques, et les plateformes de réseaux sociaux comme Facebook et Twitter, ont joué un rôle de soutien dans les révolutions d’Afrique du Nord qui ont conduit au départ des présidents Mubarak et Ben Ali, respectivement en Égypte et en Tunisie. Depuis, les réseaux sociaux sont devenus un élément majeur du répertoire des militant·es à travers le continent. Les campagnes citoyennes #RhodesMustFall en Afrique du Sud, #ENDSARS au Nigeria et #FreeBobiWine en Ouganda ont activement défié le pouvoir en place et ont contribué à inscrire à l’agenda national et international des problèmes jusque-là négligés.

Pour contrer l’influence des campagnes en ligne et réduire leur efficacité, les gouvernements répressifs ont lourdement investi dans la surveillance numérique, la désinformation et des technologies de coupure d’Internet pour dissuader la contestation et affaiblir la démocratie en ligne.

L’African Digital Right Network

L’African Digital Right Network (ADRN) est un réseau qui réunit 25 militant·es des droits numériques, chercheur·ses, journalistes et responsables politiques de toute l’Afrique et du Royaume-Uni. L’objectif du réseau est de produire des preuves, de sensibiliser et d’aider à créer les conditions de possibilités nécessaires aux citoyen·nes pour exercer leurs droits numériques en toute sécurité et en toute liberté. Il a été établi en 2020 grâce à une subvention du UK Research and Innovation.

Le réseau défini les « droits numériques » comme des droits humains dans les espaces en ligne, en accord avec l’ONU qu’il faut promouvoir et protéger tous les droits humains en ligne – entre autres, le droit à la vie privée et aux libertés d’opinion et d’expression.

Le mois dernier, l’ADRN a publié sa première étude sur l’ouverture et la fermeture d’espaces publics en ligne dans dix pays africains (Cameroun, Égypte, Éthiopie, Kenya, Nigeria, Afrique du Sud, Soudan, Ouganda, Zambie et Zimbabwe). L’étude identifie 65 exemples de militant·es utilisant des outils numériques pour ouvrir un espace public en ligne, et presque deux fois plus d’exemples (115) de gouvernements utilisant des outils technologiques et des stratégies pour fermer des espaces en ligne. Un rapport individuel a été produit pour chaque pays.

Le principal schéma qui émerge dans ces dix pays est que chaque nouvelle génération d’outil numériques utilisé par des militant·es pour permettre la libre expression se heurte au barrage de mesures gouvernementales conçues précisément pour empêcher cette liberté et priver les citoyen·nes de leurs droits numériques. C’est ce qui est arrivé avec les SMS, les blogs, les réseaux sociaux et même avec les outils de protection de la vie privée et d’anonymisation.

Grâce à leur usage créatif des nouvelles technologies mobiles et d’Internet pour dénoncer l’injustice et exiger un changement social, les militant·es qui touchent à ces technologies ont souvent un coup d’avance sur l’État, mais l’État en réponse dispose de ressources et d’un pouvoir bien supérieur pour les faire taire. La troisième loi de Newton pose que pour chaque action il y a une réaction opposée qui lui est égal, et dans le cas du militantisme numérique, il semble que cette réaction soit toujours inégale. Le jeu du chat et de la souris tourne au jeu de massacre truqué.

Un jeu du chat et de la souris

Voici quelques-uns des résultats de l’étude.

Militantisme par SMS

Il y a des centaines d’exemples en Afrique d’utilisation de messagerie SMS pour exprimer l’opposition, défendre des groupes marginalisés, organiser des campagnes et mobiliser la population. Cependant, les premiers succès du militantisme par SMS se sont heurtés à une série de mesures répressives, dont par exemple l’enregistrement obligatoire des cartes Sim, la surveillance de messages, l’interdiction des SMS groupés et des arrestations pour discours politique par SMS.

Militantisme par blog

La possibilité de créer et de publier un blog sur des questions ignorées par les média grand public et les acteurs politiques a fait des blogs un instrument clef pour les militant·es. Pour réduire leur influence, le gouvernement a utilisé diverses techniques, notamment le blocage de sites web et l’arrestation de blogeur.ses pour discours politique, et la surveillance du web. Atnafu Brhan (qui a co-écrit sur le rapport sur l’Ethiopie) était membre du collectif de blogueur·ses Zone9 et a passé 540 jours en prison pour avoir blogué avant de créer l’organisation de défense des droits humains CARD.

Activisme par les réseaux sociaux

Les plateformes numériques comme Facebook et Twitter, en permettant la création de vastes réseaux sociaux et la possibilité d’envoyer instantanément des messages à des milliers de contacts de manière répétée et sans coût supplémentaire, ont été les outils numériques les plus puissants pour les mouvements sociaux. Elles ont aussi provoqué la réponse la plus concertée de l’État (et des corporations privées) et impliqué le plus large éventail d’outils technologiques, de tactiques et de techniques. Avec notamment les coupures d’accès à Internet, la surveillance de masse systématique et le micro-ciblage secret pour manipuler les croyances et les comportements – en utilisant souvent des « armées de trolls  » coordonnées et des « bot-nets » automatisés, et toujours davantage d’arrestations pour discours politique en ligne.

Outils de protection de la vie privée

L’un des moyens d’échapper à la surveillance et à l’atteinte à la vie privée est le recours aux outils d’anonymisation et de protection de la vie privée, comme les réseaux privés virtuels (VPN), les applications de messagerie chiffrée (Signal par exemple), les navigateurs protégeant la vie privée (Tor) et les moteurs de recherches sans traçages (DuckDuckGo). Les Ougandais·es ont largement eu recours aux VPN pour dissimuler numériquement leur emplacement. Des millions de personnes migrent maintenant vers des applications de messageries plus sécurisées. Ceci a suscité l’ire des gouvernements qui tentent désormais de pirater, bloquer ou rendre illégaux ces outils qui protègent le droit universel à la vie privée.

Cependant, les contre-mesures utilisées par les gouvernements répressifs sont rarement tout à fait une réussite. La résistance est fertile.

Que peut-on faire ?

Il est essentiel que les citoyen·nes prennent conscience de l’existence de leur droit à la vie privée et à la liberté d’expression, et que ces droits doivent être protégés tant en ligne que hors ligne. Il est tout aussi essentiel d’adopter une législation qui protège le public contre les violations de ces droits par les gouvernements et qui veille au rôle plus large que jouent les technologies numériques dans la gouvernance et la démocratie. Le projet « Making All Voice Count » (faire que toutes les voix comptent), contient d’excellentes recherches à ce sujet.

Jusqu’à présent, il y a eu très peu de recherches systématique sur qui utilise quels outils, quelles tactiques et quelles techniques pour affaiblir les droits numériques des citoyen·nes en Afrique. Sans une définition claire du problème, il est impossible d’élaborer des solutions efficaces. Au cours de sa première année, l’African Digital Right Network a entamé ce processus au côté de ses réseaux membres, l’Association for Progressive Communication (APC), Collaboration on international ICT Policy for East and Southern Africa (CIPESA) et Paradigm Initiative (PIN). Nous nous concentrons maintenant sur la surveillance, la désinformation et les coupures d’internet – toutes identifiées comme des priorités dans les rapports nationaux – et nous étendons notre réseau pour inclure d’autres pays et d’autres compétences.

Lire l’article original en anglais sur le site d’Open Democracy