Les églises évangéliques face à la grève nationale en Colombie

, par NACLA , BARTEL Rebecca C.

En Colombie, la nouvelle vague de christianisme d’extrême droite n’est plus catholique.

Une banderole soutient le grève nationale et manifeste contre le problème national qu’est la pauvreté. Crédit : Oxi.Ap (CC BY 2.0)

Depuis le 28 avril 2021, la Colombie connaît une nouvelle vague de protestation sociale avec le « Paro Nacional » (grève nationale). Initialement déclenchées par le projet de réforme fiscale du gouvernement d’Iván Duque, les manifestations se sont rapidement transformées en un vaste mouvement de protestation contre les disparités économiques, la pauvreté, la violence d’État, l’impunité des criminels, les discriminations ethniques, raciales et de genre, ainsi qu’en faveur de l’accès à l’éducation, au travail et à la santé. Plus de 12 000 marches se sont déroulées dans les principales villes du pays. Et bien que 89 % des manifestations aient été pacifiques, les forces de police ont réagi de manière excessivement violente et répressive, provoquant de nouvelles marches contre les brutalités policières.

Les manifestations ont divisé la société colombienne.

D’un côté, il y a ceux qui marchent pour un changement social, politique et économique dans le pays et ceux qui soutiennent cette protestation. De l’autre, il y a les partisans des structures de pouvoir établies, qu’elles soient traditionnelles ou récentes, en raison de leurs nouvelles relations économiques et politiques ; parmi eux, beaucoup de méga-églises et méga-pasteurs du pays, que l’on appelle les églises néo-pentecôtistes, ou plus simplement évangéliques.

Deux semaines après le début des manifestations, la méga-église Misión Carismática Internacional (MCI) a diffusé en direct sur YouTube son émission « MCI Talks ». Trois pastoresses de l’église y ont discuté de « notre rôle en tant que chrétiens ». Elles ont utilisé des exemples tirés de la Bible pour débattre sur la valeur de la participation des chrétiens aux marches et aux manifestations. Elles en ont conclu que les chrétiens colombiens ne devraient pas chercher à obtenir un changement social ou politique dans les rues, mais que c’est le changement personnel, du cœur, de l’âme individuelle, la repentance et l’obéissance aux structures de pouvoir établies qui apporteront un changement dans le pays. L’une des pastoresses a insisté sur le fait que « le rôle du chrétien est de souffrir en Christ », tandis qu’une autre a affirmé : « Je suis sortie de la pauvreté grâce à ma foi, en faisant confiance au Seigneur ».

Dans des espaces comme la MCI, les pratiques économiques telles que le paiement de la dîme, au point de s’endetter, sont considérées comme des actes de foi. Je suis arrivée à cette conclusion dans mon récent livre « Card Carrying Christians : Debt and the Making of Free Market Spirituality in Colombia » (Les Chrétiens qui portent une carte : dette et construction de la spiritualité du marché libre en Colombie), après une dizaine d’années de travail et d’études en Colombie, ainsi que deux années de recherche ethnographique au sein de la MCI et d’autres espaces de réflexion sur la prospérité. J’y démontre comment les valeurs fondamentalistes liées à certaines positions politiques conservatrices et à une idéologie économique clairement capitaliste dans les méga-églises de la théologie de la prospérité existent également au sein d’autres églises et institutions conservatrices ; mais surtout qu’elles doivent exister pour maintenir le fonctionnement du capitalisme financier.
En cette période de pandémie et de crise sociale en Colombie, la sacralisation de certaines pratiques économiques, comme s’endetter pour Dieu ou intégrer les injustices systémiques comme des questions de moralité individuelle, contribue à la prolongation et à l’approfondissement des conditions politiques, sociales et économiques qui ont maintenu le conflit armé et la violence structurelle en Colombie pendant les 70 dernières années.

La réponse des méga-églises au Paro Nacional

L’an dernier, le Covid-19 a dévasté l’économie nationale et le bien-être de millions de Colombiens. Depuis le début de la pandémie, des centaines de milliers de personnes ont perdu leur emploi et des millions d’autres sont tombées dans la pauvreté. Aujourd’hui, deux Colombiens sur cinq vivent dans la pauvreté, soit une augmentation de près de 30 % depuis 2019, et plus de deux millions de familles n’ont pas les moyens de manger trois repas par jour.

Bien que le projet de réforme fiscale ait été rapidement retiré, les manifestations ont continué en raison de la crise sociale, de la brutalité des forces de police et militaires en réponse à la grève et des réalités de la violence contre les défenseurs des droits humains, les défenseurs de la terre et les leaders sociaux. De surcroît, le gouvernement Duque n’a pas respecté la totalité des engagements établis dans les accords de paix de 2016, le taux de chômage chez les jeunes atteint près de 30 % et il existe encore une grande frustration sociale et politique à la suite des manifestations de 2019 contre l’injustice sociale généralisée et l’incompétence du gouvernement Duque.

Les églises évangéliques et catholiques ont réagi de diverses manières au Paro Nacional. Certaines ont envoyé leurs propres dirigeants pour soutenir la « première ligne », comme l’ont fait plusieurs pasteurs et prêtres à Cali. D’autres ont publiquement appelé le gouvernement à négocier de bonne foi avec le comité de grève. Quelques églises ont, quant à elle, ouvertement soutenu les revendications des manifestants (tout en critiquant le recours à la violence des différentes parties). D’autres églises, comme la MCI, ont soutenu directement l’autorité de l’État et ses institutions de répression, comme la police et l’armée.

Bien qu’historiquement la Colombie ait été l’un des bastions du catholicisme conservateur en Amérique latine, l’évangélisme conservateur connaît aujourd’hui une croissance exponentielle. Près de 20 % des Colombiens s’identifient désormais comme chrétiens non catholiques, et la plupart d’entre eux comme évangéliques ou pentecôtistes. Si l’Église catholique colombienne est historiquement alliée aux partis conservateurs, le clergé catholique ne s’est jamais présenté aux élections. Les pasteurs évangéliques, en revanche, non seulement créent leurs propres partis politiques, mais accroissent leur présence sur la scène politique dans une vague croissante de théologie politique ultraconservatrice et pro-austérité qui détermine les politiques publiques et l’avenir politique et économique du pays. Par exemple, la pastoresse Emma Claudia Castellanos, fondatrice de la MCI, est également la fondatrice du premier parti politique chrétien de Colombie, le Partido Nacional Cristiano (Parti national chrétien). Elle s’est présentée aux élections présidentielles en 1990 et à la mairie de Bogota en 2000, a été ambassadrice au Brésil sous l’administration d’Álvaro Uribe Vélez et remplit actuellement son troisième mandat de sénatrice de la République. Sa fille, Sara Castellanos, animatrice de l’émission « MCI Talks », est aussi conseillère municipale de Bogota pour le Partido Liberal (Parti libéral).

Les fidèles de la MCI sont encouragés à voter pour les candidats de l’église et pour les partis qui démontrent des valeurs en accord avec les positions sociales et politiques de l’église. Ces valeurs se concentrent généralement sur la famille traditionnelle et les politiques conservatrices et s’opposent aux mouvements en faveur de l’égalité des femmes, de la communauté LGBTQI+ et d’autres politiques progressistes, notamment les politiques économiques alternatives à la consolidation du capitalisme dans le pays ; en grande partie, car la théologie de ces églises affirme que c’est Dieu qui a mis les puissants à leur place et que le système est divinement ordonné.

Les structures de pouvoir traditionnelles s’alignent sur de nouvelles forces

La religion catholique institutionnelle et la politique d’extrême droite ont entretenu une relation longue et complexe tout au long de l’histoire de la Colombie. Récemment, certaines des églises évangéliques les plus importantes et les plus bruyantes se sont alignées sur les factions les plus conservatrices de l’Église catholique avec une alliance influente dans la sphère publique, comme ce fut le cas avec le referundum en 2016. L’alignement entre les Colombiens évangéliques conservateurs, le gouvernement et d’autres institutions conservatrices et traditionalistes est ancré dans les pratiques politiques et les théologies qui ont sanctifié les mesures d’austérité néolibérales et les discours ambitieux, mais irréalisables, qui soutiennent une realpolitik fondamentaliste. De nombreux évangéliques, comme les pastoresses de « MCI Talks », pensent que « le système » est ordonné par Dieu et que le problème est individuel – au niveau de l’âme – et qu’il s’agit donc d’une question de réforme intérieure et personnelle. Cette croyance soutient le fait que la pauvreté, la corruption, les inégalités et même la maladie sont dues aux péchés individuels et que la seule façon d’en sortir est de se repentir et d’obéir aux institutions établies.

Dans l’épisode de « MCI Talks » du 20 mai 2021, trois jeunes pasteurs ont discuté de « comment avoir de l’influence ». Les pasteurs ont parlé de l’omnipotence de Dieu et, au sujet des manifestations et des marches, l’un d’entre eux a résumé la position politique de l’église en insistant sur la nécessité d’obéir et de respecter l’autorité, « indépendamment du fait qu’elle soit bonne ou mauvaise ».

Le financement de la foi

Il existe un lien inextricable entre cette forme de moralité chrétienne évangélique et la moralité du capitalisme financier en Colombie. L’accent mis dans les discussions de « MCI Talks », sur les stratégies intérieures et individuelles de maîtrise de soi et de réforme personnelle, est au cœur de la promesse de prospérité prêchée par les pasteurs et pastoresses des églises néo-pentecôtistes – une théologie qui existe dans tous les types d’églises, y compris certaines catholiques – et reprise par les architectes du système financier. Selon eux, le problème ce n’est pas le système, le problème c’est vous. Le système est le seul moyen d’avancer, à condition d’avoir suffisamment la foi.

Cette réalité austère est directement liée aux promesses du capitalisme tardif selon lesquelles « l’entrepreneuriat », tant sur les marchés informels que formels, et le recours aux crédits des banques et des institutions financières, tant au niveau macro que micro, sont les clés de l’expansion économique de la Colombie, et la croissance économique de la Colombie est la clé de la paix et de la prospérité. Ce discours est particulièrement vrai dans les méga-églises où les appels à la réforme intérieure et à la repentance sont liés à des pratiques économiques de sacrifice et d’endettement. À la MCI, au moment de payer l’offrande et la dîme, des terminaux de paiement électronique sont disponibles pour que les fidèles puissent donner de l’argent à Dieu avec leur carte de crédit. Comme l’explique une proche collaboratrice de la MCI, « s’endetter, c’est montrer que l’on a confiance en Dieu. L’endettement est un acte de foi. »

Les conditions de ces spiritualités du libre marché génèrent, selon les termes de la philosophe Lauren Berlant, un « optimisme cruel ». La foi dans le système capitaliste et dans les fondements profondément théologiques du concept de la « main invisible du marché » doit être remise en cause lorsque, par exemple, au début de la pandémie, tout le marché informel s’est effondré, car on a dit à ceux qui dépendaient de cette économie de « travailler à domicile ». Qui a le privilège de travailler à domicile ? Certainement pas la majorité ! Le fait que le système économique actuel nuise à la majorité du peuple colombien signifie qu’il est intrinsèquement antidémocratique et structurellement violent.

La prospérité à laquelle aspirent les fidèles de la MCI est en même temps un obstacle, car leur « prospérité » exige souvent l’endettement. En effet, dans la condition moderne du capitalisme tardif, c’est la dette qui sous-tend la prospérité : cartes de crédit, microcrédits, dette publique et dette sociale de l’État envers le peuple. C’est la dette qui est la servante de la financiarisation. De cette façon, l’optimisme cruel de la modernité avancée croise les désirs d’aspiration nourris par la conviction que les signes extérieurs de prospérité révèlent une moralité intérieure. Ces pratiques de consommation par la dette comme stratégie d’ascension sociale et spirituelle deviennent particulièrement néfastes lorsqu’elles sont liées aux ordres d’un système nécro-financier, dans lequel le profit vaut plus que la vie et où la violence commande l’économie.

Foi et obéissance vs résistance et changement

Sous l’influence croissante de la force des spiritualités du libre marché, l’aspiration, la croyance en la dette et les pratiques visant à devenir « prospère » sont devenues les manifestations sociales du capitalisme financier. Cela permet non seulement de comprendre les conditions de la financiarisation et du christianisme en Colombie, mais également à l’échelle mondiale. Dans les pays émergents, tels que le Brésil, l’Afrique du Sud et la Corée du Sud, on observe des tendances similaires, à savoir la force croissante des méga-églises évangéliques et l’endettement lié à la consommation et aux besoins de la population. Les chrétiens évangéliques modifient les paysages religieux et politiques ainsi que les réalités économiques dans le monde entier. La foi dans le marché est devenue une foi en soi. Le conflit armé et social en Colombie, soutenu par les économies de la guerre et le commerce de la violence, offre une atmosphère propice à examiner la manière dont le système financier fonctionne et soutient des systèmes de mort. Pendant ce temps, des millions de Colombiens continuent de marcher, de résister et de travailler pour un pays en paix, juste pour tous, dans l’espoir que ces systèmes de mort et de répression puissent être renversés par les forces collectives de la résistance pacifique, la créativité débridée et la remise en question sans faille du statu quo. Ce sont ces forces qui apporteront la paix en Colombie, car la paix est toujours et seulement le fruit de la justice.

Lire l’article original en espagnol (ou en anglais) sur le site de NACLA

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Rebecca C. Bartel est professeure d’études de la religion, directrice associée du centre d’études latino-américaines et professeure du programme pour la paix à l’Université d’État de San Diego. Elle est titulaire d’un doctorat en études de la religion de l’Université de Toronto, ainsi que d’un master en sciences politiques et d’une spécialisation en résolution des conflits armés de l’Université Los Andes à Bogota.

Cet article, initialement paru en espagnol et en anglais sur le site de NACLA le 28 septembre 2021, a été traduit vers le français par Charlène Brault et relu par Virginie de Amorim, traductrices bénévoles par ritimo. La traduction est republiée avec l’autorisation explicite de l’éditeur original, NACLA.