Pour la reconnaissance du droit à l’information et à la communication

Les écueils des médias traditionnels

, par CEDIDELP , GERGAUD Sophie

Introduction

« Medius : qui est au milieu »

Les médias sont notre lien avec le monde. Ils sont l’un des biais principaux par lesquels nous appréhendons ce qui nous entoure. Être bien informés est une nécessité pour tous ceux qui souhaitent vivre et agir de manière avisée et responsable. C’est pourquoi les médias revêtent un rôle fondamental, à la fois d’information et de socialisation. Dans la fabrication de nos pensées, de nos représentations et de notre imaginaire social, ils occupent une place au moins aussi importante que l’école et la famille. Le sondage mené par IPSOS pour Graines de Citoyens en 2006 montre que 55% des jeunes de 15 à 25 ans effectuent régulièrement des recherches d’informations liées à l’actualité. Ils sont 85% dans cette même tranche d’âge à se fonder sur les articles ou les dossiers proposés par les médias pour se forger leur propre opinion sur un sujet d’actualité ou de société. Et s’ils estiment que le pluralisme des opinions est davantage respecté sur le web, 86% d’entre eux font cependant davantage confiance aux experts et à la presse quotidienne qu’à Internet...

Une information de masse partielle et uniformisée

Et pourtant, les médias ont parfois tendance à agir comme des miroirs déformants. Dans certains pays, ils sont clairement des instruments au service du pouvoir et s’affichent comme de véritables outils de propagande. Mais dans d’autres, qui pourtant prônent l’indépendance des médias comme une condition sine qua non de la liberté d’expression que les États se doivent de défendre, l’information peut également être mise à mal par d’autres formes de contrôle, beaucoup plus insidieuses ou inconscientes.
En Belgique par exemple, une étude menée par l’Association des journalistes professionnels (AJP) montre que la diversité et l’égalité dans la presse quotidienne belge francophone sont loin d’être une réalité. Cette étude, publiée en octobre 2011 sur le site de l’AJP, confirme les tendances à l’uniformisation des intervenants observées par l’étude menée par le CSA pour le secteur audiovisuel belge, en mars de la même année. La très faible présence des femmes est probablement le résultat le plus marquant (moins de 18 %). 83% des intervenants dont l’origine a pu être identifiée sont perçus comme étant Blancs et ce sont les pages judiciaires et sportives qui font la plus grande place aux non-Blancs (25 et 22 % d’intervenants). Les rôles dans lesquels les non-Blancs interviennent sont, comme pour les femmes, fortement différenciés : ils sont très rarement experts (6 %), porte-parole (3 %), journalistes (3 %) mais on les trouve majoritairement dans la catégorie des victimes (45 %) et dans celle des auteurs d’actes répréhensibles (49 %). Les catégories d’âges correspondant à la vie active (19-64 ans) forment jusqu’à 94 % des intervenants en information nationale, au détriment des jeunes et des seniors.

Mais la Belgique est loin d’être une exception. Le 7 juillet 2011, le Conseil supérieur de l’audiovisuel remettait au Parlement français son deuxième rapport sur la représentativité des diversités dans la communication audiovisuelle. Michel Boyon, président du CSA, condamnait alors l’échec de la télévision française à être un« miroir de la société » : la diversité des origines n’est représentée que par 13 % des personnes à l’écran, 0,5 % pour les personnes handicapées, 36% pour les femmes qui incarnent en grande majorité des seconds rôles. Une inégalité qui touche également les catégories socioprofessionnelles : les cadres supérieurs sont représentés à 87% dans les émissions relatives à l’actualité française. La question de la façon dont toutes ces diversités sont représentées est également soulevée car, au delà de cette ségrégation liée à la présence à l’écran, c’est la persistance de clichés qui a frappé les membres de la commission, notamment en ce qui concerne l’image des banlieues où les conditions de vie sont souvent délibérément dramatisées.

Une concentration alarmante des médias de masse

En l’espace de quelques années, les dirigeants de grands groupes multimédias transnationaux se sont retrouvés au sommet du monde et du pouvoir, intensifiant la concentration des médias de masse dans une dimension à la fois verticale (intégrant les phases de création, de production et de distribution) et horizontale (réunissant au sein d’un même groupe des quotidiens, des magazines, des chaînes de télévision et des stations de radio ainsi que des portails Internet). Cette concentration est également présente à l’échelle régionale et locale (la plupart des villes américaines, tout comme la grande majorité des régions françaises, n’ont plus qu’un seul quotidien), ainsi qu’à l’international (comme par exemple le groupe News Corporation de Rupert Murdoch qui, parti d’Australie, s’étend aujourd’hui de la Grande-Bretagne aux Etats-Unis).

La concentration est particulièrement accentuée en ce qui concerne les circuits producteurs d’informations, détenus par les grandes agences de presse qui diffusent au monde entier une vision uniforme de la planète. Ainsi, quelques agences des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest se partagent le monopole de la mise en circulation des images. Il n’est donc pas étonnant que les médias traditionnels consacrent la quasi totalité de leur temps d’information aux pays riches (ils ne consacrent de fait que 2% d’information à 80% de la planète), engendrant des lacunes énormes et un manque patent d’ouverture sur le monde. Puisant leurs informations aux mêmes sources, ces médias semblent se répéter et se faire écho sans cesse. D’autant qu’à côté de la chasse au scoop pour sortir du lot, la peur de paraître à la traîne sur les concurrents incite à traiter systématiquement des sujets que d’autres ont déjà abordés...

Déjà en 1983, Ben Bagdikian publiait un livre intitulé Media Monopoly, dans lequel il dénonçait la concentration des médias américains. A l’occasion de sa septième réédition, il notait que le nombre de médias américains contrôlant plus de la moitié de l’audience est passé de 50 en 1983 à seulement 5 en 2005 ! Si la diversité médiatique n’a pas totalement disparu, il est vrai que la concentration dénoncée par Bagdikian touche particulièrement les médias enregistrant la plus forte audience et exerçant donc la plus grande influence sur l’opinion publique. Et ce n’est pas seulement vrai aux Etats-Unis. Au Brésil par exemple, l’information est désormais dominée par ce qui peut être assimilé à un « latifundio médiatique », composé de quelques groupes familiaux qui ont la main-mise sur la majorité des médias nationaux, avec, en tête, l’empire communicationnel de la Rede Globo. En France, les entreprises Lagardère et Dassault, puissants groupes industriels spécialisés dans l’aviation civile et militaire, mais aussi Bouygues, leader de la construction immobilière, possèdent une grande partie des journaux, magazines, chaînes de télévision, radios et maisons d’édition.

Les limites des médias traditionnels

Les conglomérats médiatiques multinationaux et grands groupes de presse familiaux ayant acquis une certaine forme de monopole sur la production générale de l’information, ils décident de ce dont on parle et de ce dont on ne parle pas. Cette évolution récente des médias a inévitablement entraîné des changements considérables du processus démocratique et menace le pluralisme médiatique à l’échelle internationale. Dans les pays où la liberté de la presse peut exister vis à vis du pouvoir politique, elle se retrouve cependant inféodée aux élites économiques et financières dont les visions du monde et les exigences constituent autant de limites à la production d’une information de qualité.

L’information : une marchandise comme une autre

Une entreprise de presse reste une entreprise avant tout, avec l’obligation de réaliser un chiffre d’affaire et des bénéfices redistribués à des actionnaires. Or les logiques économiques réduisent forcément l’information à sa seule valeur commerciale. Ce phénomène que Bourdieu dénonçait en invoquant la « marchandisation de l’information » a des effets majeurs sur son traitement et sur le rôle des médias en général. La logique marchande redéfinit la pertinence de l’information au regard des objectifs de rentabilité, de concurrence et de profit, ce qui ne peut servir que les intérêts des propriétaires au détriment du collectif. La « faitdiversification » en est une des conséquences les plus patentes, les journalistes ayant alors tendance à mettre l’accent sur l’émotionnel, le sensationnel et le divertissement, simplifiant la réalité et délaissant les analyses structurelles au profit de raccourcis spectaculaires. Dans le cas de conflits sociaux par exemple, les médias ont souvent tendance à couvrir davantage la « pagaille » engendrée par les grévistes au détriment de l’analyse de leurs motivations et de leurs revendications profondes. Dans un souci permanent de rentabilité, les véritables enquêtes de fond ne sont plus vraiment encouragées, au contraire des interviews, bien moins coûteuses, qui dressent rapidement le portrait individuel de quelques protagonistes émouvants...

La publicité : une censure insidieuse

Le recours à la publicité ne contribue pas non plus à l’indépendance des médias. Il les contraint au contraire à privilégier la quantité (de lecteurs, d’auditeurs ou de téléspectateurs) pour rentabiliser l’investissement de l’entreprise, au détriment de la qualité des contenus. Les propos de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, sont restés tristement célèbres/ Dans un ouvrage intitulé Les dirigeants face au changement, il affirmait clairement : « Soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. (…) Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».

Il est certain que de tels médias auront peu tendance à développer l’esprit critique des citoyens ou à les informer sur d’autres modes de vie possibles. Au contraire, la priorité est avant tout de plaire aux annonceurs et non de respecter les exigences de l’information libre. Ainsi, il est de notoriété publique que le groupe Prisma Presse ne critique aucun annonceur qui, par ailleurs, paie assez cher ses encarts publicitaires. Sachant qu’un Français sur deux est lecteur régulier d’au moins un titre du groupe (comme par exemple Femme Actuelle, Ça m’intéresse, Voici, VSD, Géo ou encore National Geographic), et que Prisma Presse est partenaire d’environ 700 annonceurs, il est facile d’imaginer le nombre de sujets gênants qui tombent ainsi dans l’oubli... Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Des informations issues d’une « matrice idéologique » commune, éloignée des préoccupations sociales

Les héritiers d’empire industriels comme Lagardère, Dassault ou Pinault ont eux-mêmes organisé leur succession en confiant les rênes de leurs entreprises à leur descendance, instituant ainsi de véritables dynasties de l’information. Et si de nombreux journaux changent régulièrement de mains, c’est le plus souvent pour tomber sous le contrôle de nouvelles familles. Les médias faisant partie intégrante de ces grands empires familiaux, ils jouent également le rôle de protecteurs des intérêts du groupe, notamment économiques, et filtrent les analyses ou les informations qui pourraient les menacer.

Mais on peut également s’interroger sur le rôle exercé par ces grandes familles propriétaires dans l’intériorisation, par les médias eux-mêmes, de l’ordre établi et maintenu par la reproduction des élites... Posséder un journal peut en effet résulter de la volonté de faire passer ses propres idées. C’était le cas, par exemple, pour Marcel Dassault qui comptait ouvertement sur Jours de France et ses éditoriaux pour y diffuser son idéologie. Ses fils perpétuent la tradition au Figaro...

Les médias traditionnels ne sont donc pas des témoins neutres de l’actualité. Ils n’agissent pas comme une simple chambre d’enregistrement reproduisant les propos des protagonistes de la vie sociale. Ils en sont au contraire les acteurs silencieux, y compris lors des conflits sociaux. Il est frappant de constater que le social n’est médiatisé qu’en situation de crise, comme par exemple lorsqu’une grève induit des perturbations. Mais à l’échelle quotidienne, peu d’analyses sur le champ social transparaissent alors qu’elles devraient accompagner et contextualiser les décisions à l’origine des conflits. Pire, ces médias ont tendance à cloisonner la société de manière simplificatrice. Dans le cas des mouvements de grèves, les salariés ne sont donc plus opposés au gouvernement ou à leur patron qui s’attaque à leurs droits. Ils s’opposent aux travailleurs gênés par la mobilisation sociale... comme s’ils n’étaient pas eux-mêmes des travailleurs et qu’ils n’empruntaient jamais les transports.

Cette tendance à l’ethnocentrisme des médias, lié à une classe sociale et à l’origine culturelle des producteurs de l’information, les empêche de rendre compte de manière compréhensive de mobilisations issues de milieux sociaux très éloignés des élites politiques et sociales. Les médias en viennent donc à décrire une « réalité globale » que les gens découvrent dans les journaux mais qu’ils ne vivent pas au quotidien et qui ne leur ressemble pas.

Une consommation volontairement passive

Le rythme auquel l’information nous est fournie par les médias de masse obéit à un tel débit qu’il ne peut entrainer qu’une consommation passive et rapide. Il en résulte un processus de surinformation, et donc de désinformation, qui ne permet aucun recul critique, aucune identification des objectifs sous-tendant l’information ni aucune évaluation de sa validité. Ce déversement continu occulte d’autres sources d’information, souvent plus représentatives des réalités quotidiennes, et repousse les conditions nécessaires à la mise en place d’une prise de conscience collective. Le type d’information véhiculé par ces médias de masse ne participe donc pas à la volonté de formation critique des individus, considérés comme de simples consommateurs d’actualités qui ne peuvent que croire en ce qui leur est répété à outrance.

Un « cinquième pouvoir » nécessaire ?

Ainsi, à travers l’extrême concentration des grands groupes de presse et face à ce manque d’indépendance et de transparence, le public doute sans cesse davantage de la capacité des médias à fournir une information de qualité. Pire, l’écart se creuse entre ce que pensent les médias dominants d’un côté et la population de l’autre. Et c’est toute une profession qui perd de sa crédibilité auprès du grand public. Au grand regret de bon nombre de journalistes qui souffrent de ne pas pouvoir exercer leur métier librement, contraints au rendement et acculés sous les pressions des rédactions et de leurs bailleurs.

Or la dénonciation des violations des droits commises par les trois pouvoirs traditionnels (législatif, exécutif, judiciaire) a longtemps été considérée comme l’un des devoirs majeurs des professionnels de l’information. Ils représentaient ainsi le « quatrième pouvoir », au service des citoyens pour critiquer et contrecarrer démocratiquement des décisions injustes, voire criminelles. Pourtant, depuis une vingtaine d’années, ce « quatrième pouvoir » a peu à peu mis de côté cette fonction essentielle. Et face à ces grands groupes médiatiques mondiaux qui rassemblent à la fois les médias classiques mais également toutes les activités de culture de masse, il devient de plus en plus difficile de distinguer ce qui relève de l’information du simple divertissement.

Face à ces hyperentreprises médiatiques, devenues les acteurs centraux de la mondialisation libérale via leur poids économique et idéologique, il devenait nécessaire de créer un « cinquième pouvoir », permettant d’opposer une véritable force civique. Inévitablement, le nombre de médias alternatifs a explosé ces dernières décennies, prouvant que le besoin d’une information multiple et différente est bien réel. Une information qui soit le reflet des mouvements sociaux et des luttes, certes, mais qui en soit également le détonateur. La critique du pouvoir des industries de l’information et de leur globalisation a donné naissance à des mobilisations particulières, parfois qualifié de « militantisme informationnel ». Il s’agit de démocratiser les médias en agissant sur leurs pratiques et sur les messages qu’ils véhiculent, mais aussi de mettre en œuvre de nouveaux dispositifs de production d’information et de communication.

Un latifundio, en espagnol, désigne un grand domaine foncier en Amérique Latine. L’expression de « latifundio médiatique » est de Nilton Viana, dans son article Construire des moyens de communication alternatifs paru en 2008 (DIAL). Il y dénonce l’intense concentration des médias brésiliens et leur position dominante du secteur qui en font une « dangereuse menace pour la démocratie ».

Sophie Léonard définit la « faitdiversification » comme la tendance, au sein des médias, à mettre le fait divers au sommet de la hiérarchie de l’information et à traiter l’ensemble des problèmes comme des faits divers. Voir son article « Pluralisme des médias et démocratie » paru dans le numéro 181 de la revue Antipodes, Presse, Radio, Télé et... diversité ? 2008.