« Les droits de l’homme ne m’ont pas rendu moins pauvre »

, par SACSIS , FAKIR Saliem

 

Ce texte, publié originellement en anglais par SACSIS, a été traduit par Audrey Hiard, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Cette phrase, telle qu’elle est formulée, vise à dénoncer la futilité des droits humains et d’une constitution basée sur des droits dès lors qu’ils se réduisent à des idéaux normatifs écrits sur du beau papier, sans aucun effet concret pour les personnes concernées. Ou, comme le philosophe Jeremy Bentham l’avait ironiquement formulé, s’il s’agit simplement de « coucher sur le papier des cris de plaintes ».

En d’autres termes : à quoi sert la justice politique s’il n’y a pas de justice économique ?

Il est facile de dire que les gens doivent être les auteurs de leur propre vie, quand ce qu’on leur refuse, c’est précisément cela, la possibilité d’être les auteurs de leur propre vie.

Continuer à discourir sur les droits de l’homme dans le vide, sans discuter de la manière de pallier l’absence de droits économiques et transformer l’asymétrie des intérêts économiques, ne fait que renforcer le fossé entre prétentions morales et absence de réalisations concrètes.

L’approche basée sur les droits, qui mise sur les droits de l’homme comme perspective globale, est censée mettre en lumière la contribution des droits de l’homme au développement.

Cependant, des questions restent en suspens, comme de savoir si l’approche par les droits peut être développée tout en restant passif et totalement soumis à un modèle économique basé uniquement sur la croissance et la théorie libérale du « ruissellement » [1], ou au contraire en cherchant à atteindre des objectifs de développement de façon éventuellement plus agressive par une intervention active dans l’économie ?

En général, les droits de l’homme sont des droits inaliénables. Ils imposent une obligation morale. Comme celle de ne pas torturer ou de ne pas dénier certaines libertés. Ces droits visent à garantir que ces impératifs moraux sont mis en œuvre à travers des dispositions légales, sur lesquelles les individus peuvent s’appuyer pour revendiquer leurs droits.

Basé sur l’interprétation de différentes cultures et expériences des droits de l’homme, le débat autour de la question de savoir si les droits humains, à travers les droits de seconde génération (les droits au logement, au travail et à l’éducation) suffisent ou non à répondre aux besoins de développement et d’attention aux autres (l’autre obligation morale) produit un ensemble de leçons contradictoires.

Le dossier n’est pas toujours cohérent, mais soulève le problème suivant : les avancées sur les droits politiques ont toujours été inévitablement obtenues en contrepartie de la concession de davantage de pouvoir économique à ceux auquel il a toujours appartenu - l’élite.

Ceci soulève deux principes généraux, à la fois distincts et liés, à savoir que si nous avons tous une obligation morale de protéger la liberté de chacun, nous avons aussi un devoir moral de garantir qu’aucun de nous ne soit favorisé ou défavorisé par rapport à l’autre.

L’esprit des droits de l’homme dépasse largement la sphère politique. Il ne doit pas être tronqué.

En réalité, les gens n’agissent que dans l’intérêt de ceux dont ils sont les plus proches, et ils font peu pour ceux avec qui ils n’ont pas d’affinité directe, à moins d’y être incités, ou si on leur demande une contribution qui est redistribuée ensuite à ceux qui en ont le plus besoin.

Si l’on considère ces obligations, les trois points suivants ressortent :

  • le droit de ne pas se voir refuser les moyens de saisir une opportunité économique et de recevoir une part de revenu et de richesse équitable et proportionnelle à l’effort fourni ;
  • l’obligation des acteurs économiques de ne pas causer du tort en refusant de manière préméditée de fournir une part de revenu et de richesse équitable ;
  • enfin, l’obligation des autres (les observateurs extérieurs) d’apporter une assistance convenable ou une aide à la lutte contre ces préjudices ou ces dénis du droit aux opportunités économiques ou à une part de revenu et de richesse équitable.

Les droits de l’homme ont certes permis de constituer un ensemble irréfutable d’arguments en faveur de la protection des libertés humaines, mais là où le bât blesse, c’est qu’ils n’ont pas reconnu le caractère essentiel de la liberté économique pour assurer la jouissance des libertés politiques et l’expression au sein de la sphère politique.

En réalité, l’autoritarisme économique, à travers le monopole des acteurs économiques sur les leviers d’influence et de privilège, rend les libertés politiques dérisoires. Celles-ci sont même devenues des outils de relations publiques pour ceux qui s’accaparent les richesses économiques.

Ici, la montagne de privilèges extraits de l’économie par les nantis et ceux qui ont les bonnes relations sape véritablement la culture des droits de l’homme.

Le cynisme est tel que la liberté politique n’est plus qu’un colifichet distribué aux masses, alors que c’est l’économie qui est le véritable pouvoir et le moteur de l’organisation sociale.

Lorsque les droits de l’homme sont garantis par la loi, ils peuvent également développer une logique malsaine, en protégeant des intérêts économiques pervers. Les propriétaires de capitaux, de machines et de terres s’emparent d’une part disproportionnée de la richesse grâce à des rentes excessives et imméritées.

La loi débouche sur une constellation d’ironies amères et de conflits. Elle leur apporte – à ces personnes excessivement riches – autant (ou peut-être même plus) que les bricoles distribuées aux personnes économiquement défavorisées.

En fait, dans ce contexte économique déséquilibré, la loi elle-même ne peut pas être mobilisée pour défendre ses droits sans moyens financiers. Voilà le résultat de la monopolisation du pouvoir économique – empêcher les autres de pouvoir recourir à la loi, réduire le pouvoir qu’a la loi de les protéger.

Bien sûr, les choses peuvent changer. Et même les pauvres et les plus démunis peuvent trouver du soutien et une aide de la part de membres progressistes de la société dotés de davantage de moyens.

Ceux-ci peuvent s’appuyer sur la loi en leur faveur ou pour défendre leurs droits. Mais cela est loin d’être universel, et souvent trop rare ou épisodique. La loi est facile d’accès et aisément manipulable pour ceux qui peuvent utiliser leurs privilèges économiques pour leur propre avancement.
Ce faisant, ces derniers limitent la capacité des autres à se défendre contre les externalités sociales générées par leurs excès et à défendre leurs droits lorsqu’ils sont attaqués.

Les sociétés démocratiques qui professent la protection des droits de l’homme et ont une tradition politique démocratique, mais aussi une foule innombrable de victimes économiques, comme l’Inde et l’Afrique du Sud, ne font que favoriser le cynisme vis-à-vis du système tout entier.
Une partie de ce cynisme s’est déjà manifestée sous la forme d’une explosion d’impatience violente, comme avec l’insurrection naxalite au Bengale-Occidental.

Les Naxalites sont un groupe radical maoïste qui s’est séparé du Parti Communiste Indien et a appelé les paysans et les populations pauvres à prendre les armes contre le gouvernement et les classes supérieures, qu’ils tiennent pour responsables de leur détresse.

Il est clair que les transgressions économiques affectant les libertés et les droits peuvent passer inaperçues et ne pas être contestées au sein de sociétés démocratiques, malgré la libéralisation politique.

Pour promouvoir une culture des droits de l’homme, il est impossible de séparer le pouvoir économique du pouvoir politique sans altérer l’ensemble de la culture sociale.

La liberté politique est constamment malmenée par des transgressions économiques, qui, de manière structurelle ou en réduisant les capacités d’action, freinent l’avancement des droits économiques des pauvres en maintenant les conditions qui enferment les populations dans la pauvreté.