Depuis les deux tremblements de terre dévastateurs qui ont frappé la Turquie et la Syrie dans la nuit du 5 au 6 février, causant la mort de plus de 50.000 personnes et le déplacement de millions d’autres, l’attention du monde entier s’est à nouveau tournée vers la frontière entre la Turquie et la Syrie. La situation, catastrophique pour toutes les personnes affectées, s’est encore aggravée pour les Kurdes de Turquie et l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES ou NES, également connue sous le nom de Rojava), car la Turquie et la Syrie empêchent les convois d’urgence d’acheminer de l’aide aux communautés kurdes du nord de la Syrie. Ces blocages ne sont que la dernière manifestation en date de l’oppression persistante des Kurdes, la plus grande nation sans patrie au monde.
Parallèlement, une autre crise frappe les communautés kurdes dans le nord-est de la Syrie : la Turquie a restreint l’écoulement de l’eau dans une région déjà durement touchée par le changement climatique. En conséquence, dans cette région qui dépend fortement de l’agriculture, les récoltes s’effondrent, les agriculteurs s’endettent et les habitants sont contraints de partir en raison des sécheresses récurrentes.
Une lueur d’espoir se dessine cependant à l’horizon, en particulier grâce aux femmes de la région. Un projet baptisé Water for Rojava (De l’eau pour le Rojava), organisé par l’association Solidarity Economy basée au Royaume-Uni, a bénéficié d’un financement participatif de 105.000 livres sterling (127.000 dollars américains ou 119.563 euros) à la mi-2022 pour aider les coopératives agricoles de femmes à réirriguer les terres souffrant de la sécheresse.
« Nous souhaitons assurer une bonne vie aux femmes qui vivront dans le village. Ce projet est géré par 13 femmes. Actuellement, nous creusons et cherchons de l’eau », écrit une porte-parole du Comité économique des femmes de la ville de Derik, au nord-est du Rojava.
Soutenu par Water for Rojava, le Comité économique des femmes a irrigué 75 hectares sur une ancienne ferme étatique de 450 hectares près de Derik (population estimée à 40.000 habitants) et 50 hectares près d’Hassaké (dont la population métropolitaine dépasse 600.000 habitants). « Grâce à cette eau, ces communautés peuvent à nouveau prospérer », explique Sami Miran (nous utilisons un pseudonyme pour protéger son identité), qui a visité le Rojava en octobre 2022 dans le cadre d’une délégation de l’association Water for Rojava.
« La Démocratie sans l’État »
Les régions à majorité kurde du nord de la Syrie ont déclaré leur autonomie en 2012, au cours de la deuxième année de la guerre en Syrie qui se poursuit encore aujourd’hui, dans le cadre de ce qui est connu sous le nom de « révolution du Rojava ». Se fondant sur les principes de la lutte de libération des Kurdes, les habitants du Rojava s’organisent dans le cadre d’un confédéralisme démocratique, « un modèle social, politique et économique de gestion autonome de différents peuples, dont les pionniers sont les femmes et les jeunes », expliquait Dilar Dirik, universitaire et activiste kurde, dans le magazine ROAR en 2016. « C’est la démocratie sans l’État. »
Au Rojava, dont la population est estimée à quatre ou cinq millions d’habitants, les décisions politiques sont confiées à des conseils locaux respectant l’équilibre entre les sexes, et non à l’État-nation. La libération des femmes et la cohésion ethnique sont des éléments clés dans le Rojava. En septembre 2018, le Rojava (qui signifie « Ouest » en langue kurde) a officiellement changé de nom pour devenir l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie, afin de refléter la mosaïque d’ethnies et de religions qui vivent dans la région.
Les femmes sont au cœur de cette révolution : au-delà de la parité hommes-femmes à tous les niveaux de décision, il existe un engagement fort pour mettre fin à la violence et à l’oppression dont les femmes sont victimes.
Avant la révolution de 2012, le gouvernement syrien contrôlait de vastes fermes étatiques, dont la coopérative près de Derik utilise une partie. « Lorsque vous vous tenez là, vous ne voyez que la terre qui s’étend à perte de vue », raconte Miran, qui a visité l’exploitation de 450 hectares.
Le comité économique des femmes, l’un des comités d’organisation régionaux du Rojava, soutient les coopératives de femmes afin de revitaliser ces terres. « Les femmes font tout : creuser des puits et pomper l’eau, construire des infrastructures résistantes au changement climatique, notamment ombrager les entrepôts ou planter des cultures résistantes aux changements climatiques. Elles transportent ensuite les récoltes (blé, fruits, légumes et lentilles) jusqu’au marché et les vendent. Étant donné qu’elles travaillent dans des coopératives, il n’y a ni patron ni subordonné. Les bénéfices sont partagés », explique M. Miran.
Sécheresse causée par l’homme et guerres de l’eau
« À la source de la sécheresse, il y a la Turquie, la crise climatique et les politiques locales de l’eau [de l’État syrien avant 2012] », explique Ercan Ayboğa, co-auteur de Révolution au Rojava et activiste au sein du Mouvement écologiste de Mésopotamie.
M. Ayboğa explique que sous le régime du parti Baas (dirigé par la famille el-Assad depuis 1971), la Syrie a mené une politique d’agriculture industrielle qui impliquait une déforestation à grande échelle et le creusement de dizaines de milliers de puits. Selon lui, il est toutefois possible de renverser ce processus : « Avec de la végétation, en particulier des forêts, l’eau reste dans la nature. Elle ne s’écoule plus. »
M. Miran, qui a grandi dans la région, se souvient de ce qu’était la vie dans le « grenier à blé du Levant » : « Autrefois, ce sol riche permettait de cultiver des olives, du blé, des lentilles, des pois, du coton, des haricots et des pois chiches – en fait, tout ce que vous y semiez. Il nourrissait non seulement la Syrie, mais aussi la Jordanie, la Turquie et d’autres pays encore ».
La Turquie est accusée de se servir de l’eau comme d’une arme contre les Kurdes en limitant son débit dans la région du Rojava. Le gouvernement turc dément ces accusations, malgré des preuves telles que le programme de construction de barrages de la Turquie qui a inondé et détruit des villes kurdes en Turquie, tel qu’Hasankeyf en 2020.
« Le fait que la Turquie utilise l’eau comme une arme est sans précédent. Je ne connais pas d’autre État qui coupe l’eau de manière aussi systématique et pendant des périodes aussi longues », déclare M. Ayboğa.
L’Euphrate, fleuve d’une grande importance régionale et historique, prend sa source en Turquie avant de traverser la Syrie et l’Irak, et constitue une source de vie essentielle pour les deux États situés en aval. En 1987, la Turquie s’est engagée à ce que 500 mètres cubes d’eau par seconde s’écoulent vers la Syrie. Cela correspond approximativement à la moitié de ce qui s’écoulait avant les années 1960, moment où la Turquie a commencé à construire de vastes barrages, à pratiquer l’irrigation et à produire de l’énergie hydroélectrique.
M. Ayboğa affirme qu’entre 1987 et 2012, la Turquie n’a jamais respecté cet accord, sauf une fois, lors du remplissage du barrage Atatürk au début des années 1990. Toutefois, « depuis 2012, la Turquie n’a libéré que 200 à 250 mètres cubes par seconde, en particulier au printemps et en été, privant [le nord de la Syrie] d’eau pour l’irrigation. »
Depuis 2016, la Turquie et les milices soutenues par la Turquie occupent et attaquent le nord de la Syrie, notamment en occupant le district d’Afrin, déplaçant plus de 300.000 personnes. Ces groupes soutenus par la Turquie font depuis lors face à des allégations de nettoyage ethnique et de crimes de guerre. Ces attaques s’inscrivent dans la continuité d’une longue histoire d’oppression des Kurdes qui remonte à la formation de l’État turc en 1923. La Turquie qualifie la lutte de libération kurde à l’intérieur de la Turquie de « terrorisme » et utilise le même argument pour attaquer le Rojava.
Préoccupations sanitaires
En janvier 2023, le débit de l’Euphrate se situait en moyenne à 125 mètres cubes par seconde, selon Hammoud al-Hammadi, administrateur du barrage de Tichrine dans la province du Rojava, le deuxième plus grand barrage de Syrie, interrogé par l’agence de presse North Press.
En raison du manque d’eau, la production d’énergie hydroélectrique — la principale source d’électricité du Rojava — est à l’arrêt. Selon M. Miran, les habitants de la région doivent désormais recourir à des générateurs à combustible, sources de pollution et de maladies respiratoires. « Si l’Euphrate coulait [efficacement], ce problème disparaîtrait du jour au lendemain. »
En fait, la pénurie d’eau est à l’origine de nombreux risques pour la santé. Le 10 septembre 2022, une épidémie de choléra a été déclarée en Syrie, touchant à la fois le Rojava et d’autres régions du pays. Après plus d’une décennie de guerre, les dommages causés aux infrastructures sont un problème majeur. L’une des principales préoccupations de l’UNICEF est la station de pompage d’Alouk, qui se trouve désormais en territoire occupé par la Turquie.
L’UNICEF estime que près d’un million de personnes dans le Rojava dépendent de cette source pour leur approvisionnement en eau potable. L’UNICEF a rapporté qu’au cours de l’année 2022, cette station était restée inactive (sans pomper d’eau) pendant 128 jours, et qu’elle n’avait fonctionné partiellement qu’au cours de 54 jours. Pour éviter de nouvelles épidémies de choléra, l’UNICEF propose un « mécanisme de surveillance dirigé par l’ONU [à Alouk] afin de garantir des services ininterrompus et fournir un soutien de maintenance le cas échéant, ce qui est en cours de discussion. »
La délégation de Water for Rojava a visité la ville d’Hassaké, l’un des foyers de l’épidémie de choléra, et l’un des endroits où les femmes sont en train de creuser des puits. « Les niveaux de choléra reculaient à mesure que l’eau des camions-citernes était traitée avec du chlore », explique M. Miran. « La ville a besoin de la station d’Alouk, mais il arrive souvent qu’elle ne pompe pas d’eau. C’est la situation qui prévaut depuis octobre 2019, lorsqu’elle est passée sous le contrôle de l’Armée syrienne libre, soutenue par la Turquie. En lieu et place, les habitants puisaient l’eau dans la rivière Khabour. Celle-ci était remplie d’eaux usées en provenance de la Turquie. »
Solutions de terrain et solutions géopolitiques
Pour résoudre la crise de l’eau, le Rojava tente également d’inverser le legs des politiques du gouvernement syrien qui se sont concentrées sur les monocultures commerciales, en particulier le blé et le coton destinés à l’exportation. « Partout dans le Rojava, des discussions sont en cours concernant la réduction de l’utilisation [de l’eau]. Les comités économiques encouragent également la plantation d’arbres [fruitiers] pour les besoins personnels. Les organisateurs plantent de petites forêts autour des villes », explique M. Miran.
M. Ayboğa estime que la Turquie ne changera pas de stratégie à moins que le président Recep Erdoğan ne perde les élections prévues en mai 2023 : « Leur stratégie actuelle consiste à détruire les infrastructures et à réduire l’accès des populations à l’eau et à la nourriture, et ce, afin que les gens en aient assez, changent d’allégeance ou partent. Pour eux, moins il y a de personnes qui vivent [dans le Rojava], mieux c’est. »
La Turquie a défendu la légitimité de ses projets massifs de construction de barrages, d’irrigation et d’autres projets liés à l’eau, qu’elle considère comme des moyens de favoriser le développement économique. Cependant, le gouvernement turc dément également une multitude d’abus à l’encontre des Kurdes et ses politiques autoritaires de plus en plus dures. Il s’agit notamment de l’assassinat de Kurdes en Turquie, en Syrie et en Irak, de l’interdiction des partis d’opposition, d’attaques contre les droits des femmes et d’une répression contre les médias critiques.
M. Ayboğa suggère que les États-Unis et leurs alliés européens fassent pression sur la Turquie pour qu’elle cesse de bloquer l’eau : « Nous savons que les États-Unis ont autorisé la Turquie à attaquer [les villes frontalières de] Serê Kaniyê et Tall Abyad en 2019. Pourtant, au cours des derniers mois, des rapports suggèrent que les États-Unis ont fait pression sur la Turquie pour qu’elle arrête sa dernière invasion [plus loin dans le nord de la Syrie]. Les États-Unis et l’Union européenne souhaitent un équilibre des forces [dans la guerre en Syrie]. Ils ne tiennent pas à ce que la Turquie détruise ce projet [Rojava], mais ils ne veulent pas non plus qu’il devienne trop fort – politiquement, militairement ou économiquement. »