Les communs sont le tissu de la vie

, par HELRICH Silke

« Le 19 décembre 2009, pendant une tempête de neige, les passants font une bataille de boules de neige à Times Square, New York. Même si la météo a contribué à réduire la circulation automobile, je ne pense pas que cette scène aurait été possible sans les mesures en faveur des piétons prises l’été dernier. », déclare le photographe, Zokuga.

Lorsqu’on parle de communs, de quoi parle-t-on ?

Soit un bateau de croisière allant de port en port. Sur le pont supérieur, quelques transats, trois fois moins nombreux que les passagers. Pendant les premiers jours de croisière, les chaises changent continuellement de « propriétaire ». Dès qu’une personne se lève, son transat est considéré comme libre ; les serviettes de bain ou les autres symboles d’occupation ne sont pas reconnus. La règle était appropriée à cette situation particulière. Une règle efficace, parce que simple : Utilisation libre, mais de courte durée !

Ce qui nous amène directement à l’un des principes de base d’une économie et d’une société basées sur les communs : Utiliser ? Oui ! Abuser ? Non !

De cette manière, les transats - même en nombre limité – n’étaient pas une « denrée rare ».

Plus tard, toutefois, après avoir quitté un port où de nouveaux passagers ont embarqué, l’ordre ainsi établi s’est écroulé. Les nouveaux venus ont occupé les transats et en ont revendiqué la possession permanente. De sorte que la plupart des autres passagers se sont retrouvés sans possibilité de se détendre sur le pont.

Résultat : la rareté règne, des conflits se développent, et la majorité des passagers s’en trouvent moins bien qu’avant. (D’après H. Popitz, Phänomene der Macht)

Il y a plusieurs leçons à tirer de cette histoire. Tout d’abord, les communs sont synonymes de prospérité partagée, ou, pour reprendre la formule de Wolfgang Sachs : lorsque nous parlons des communs, nous parlons du « secret caché de notre prospérité. »

Le message est simple, mais fort. « Les communs sont le tissu de la vie. », déclare Vandana Shiva. De fait, les communs sont le tissu de la vie dans toutes ses dimensions : naturelle, sociale, culturelle et numérique. Parler des communs, c’est parler de la qualité de la vie, de notre avenir et de celui de nos enfants.

Le problème est que les communs sont partout, mais de manière souvent invisible ; ils peuvent se perdre et puis être oubliés.

Ils peuvent se perdre par la force brute (c’est-à-dire entre nous, comme dans le cas de notre croisière), par la force de l’argent (c’est-à-dire du fait du marché) ou par une décision du capitaine (du fait de l’État). Ce processus a pour conséquence l’érosion des communs.

En fait, la véritable « tragédie des communs » (selon la célèbre métaphore inventée par G. Hardin) est que nous ne prenons conscience des communs et de leur immense valeur pour nous que lorsqu’ils sont sur le point de disparaître.

On me demande souvent : Les communs, qu’est-ce que c’est exactement ?

Nous avons l’habitude de fragmenter la complexité par de brèves définitions « scientifiques » et soi-disant objectives.

On doit l’une des contributions majeures à la théorie des communs à Elinor Ostrom. Avec ses collègues, elle insiste sur le fait qu’il n’existe pas de « liste de référence » ou de définition unique des communs. Chaque commun est le produit de circonstances historiques uniques, d’une culture locale, de conditions économiques et écologiques, etc.

Au lieu de chercher une définition unifiée, nous devons examiner ce que tous les communs ont en commun.

Qu’y a-t-il de commun entre la défense de la biodiversité et la lutte pour le logiciel libre ?

Pourquoi le combat en faveur de l’accès à la connaissance et à la culture rejoint-il celui pour l’accès à l’eau ou la lutte contre le changement climatique ?

Les communs nous permettent de réunir en pensée ce que notre esprit tend à séparer mais qui constitue une unité.

  1. Tous les communs ont une même fonction. Les communs naturels, les communs sociaux ou les communs de la connaissance sont tous essentiels pour nous : « Les communs naturels sont nécessaires à notre survie, les communs sociaux permettent la cohésion sociale et les communs culturels sont indispensables pour diriger de manière autonome notre vie personnelle et nos passions. » (extrait du manifeste Gemeingüter stärken. Jetzt ! – Renforcer les communs. Maintenant !)
  2. Tous les communs ont une architecture, c’est-à-dire qu’ils peuvent être considérés comme des systèmes complexes au sein desquels interagissent plusieurs composants. Naturellement, ces architectures varient amplement d’un commun à un autre, mais tous s’appuient sur trois éléments génériques.

Examinons brièvement quelques exemples du premier élément : il y a la biodiversité, l’eau, notre code génétique, les algorithmes et les techniques culturelles que nous pouvons utiliser pour produire de la connaissance – comme lire et écrire –, les notes et les ondes radio, ou le spectre électromagnétique pour transmettre de la musique et des informations ; le temps dont nous disposons, les règles du jeu, l’information et la connaissance dont nous avons besoin pour obtenir un diagnostic médical ou le savoir compilé par des millions de wikipédiens, le code numérique contenu dans un logiciel ou le silence. Et la capacité de l’atmosphère à absorber les émissions de CO2.

Tous sont des « ressources partagées » (RP). Chacun d’entre nous a identiquement le droit d’utiliser ces ressources.

Une ressource partagée est le premier élément fondamental d’une architecture de communs.

Quel est le second élément ?

Cette photo est sous-titrée : « Mon premier marquage de place de parking par chaise pliante ». Dans de nombreux quartiers de Boston, c’est un rite hivernal établi : aux premiers flocons de neige, les caisses, les poubelles et les chaises sont de sortie. Une multitude de chaises pour protéger ce que certains résidents tiennent à appeler « leur » place dans la rue. On pourrait penser : « Mais ce n’est pas la leur – car enfin, à qui appartiennent les voies publiques ? »

« Il s’agit encore de communs », dirait Elinor Ostrom, parce que les résidents, une certaine communauté, partagent une conception commune de la manière d’utiliser une ressource. Ainsi, dans beaucoup de quartiers de Boston (mais pas tous), il est admis que si vous déneigez une place de parking, vous êtes en droit de vous y garer jusqu’à la fonte de la neige. Vous signalez ce droit en posant une chaise sur la place ainsi dégagée. Encore une fois, comme dans notre exemple de la croisière, la solution est d’accorder des droits d’usage (temporaires) au lieu de droits de propriété exclusifs.

En d’autres termes, la possession temporaire n’est pas la propriété inamovible. Chacun peut prendre possession de communs, tant qu’il n’en prive pas les autres – ni les générations futures !

Nous avons là notre deuxième élément : la communauté, le groupe de personnes qui se répartissent la ressource partagée. Dans le cas de l’atmosphère et des autres communs planétaires, ce « groupe » est l’humanité entière.

En fait, les communs devraient être considérés comme un verbe bien plutôt qu’un nom. Ce dont il est ici question, ce n’est pas de l’eau ou de l’atmosphère ou du code en eux-mêmes, - mais de nous et des décisions que nous prenons.

Pour citer Peter Linebaugh : « Il n’y a pas de communs sans mise en commun, sans communalisation. »

« L’exemple des places de parking est une excellente manière de montrer à quel point les communs peuvent être idiosyncrasiques », explique David Bollier . Sur Internet, où les ressources sont des fragments intangibles de code et d’information, la gouvernance des communs prend des formes très différentes. Chaque communauté définit ses propres règles. Et nous avons ici le troisième élément d’une architecture de communs : un ensemble de règles, édictées dans la mesure du possible par le groupe lui-même.
Une société fondée sur les communs sera bâtie sur des règles conçues de manière à maintenir et recréer automatiquement nos communs.

Qu’est-ce qui ne va pas, et comment y remédier ?

Si vous connaissez cet homme, levez la main

[Photo de Tim Berners-Lee – quasiment aucune main levée.]

Et cet homme ?

[Photo de Bill Gates – toutes les mains levées !]

Pourquoi une telle différence ?

Nous devons tous beaucoup à Tim Berners-Lee. Pourtant, la plupart d’entre nous ne le connaissent pas – ni son nom ni son visage. Alors que nous connaissons tous le rôle de Bill Gates dans l’économie actuelle.

En 1989, Tim Berners-Lee a créé le HTML (Hypertext Markup Language), le langage de description des pages web, et le protocole HTTP associé. Berners-Lee n’a pas breveté ses idées ni leur mise en application technique. Et il a veillé à ce que le World Wide Web Consortium (W3C) n’adopte que des standards libres de tous brevets.

Cette démarche reflète une idée centrale des communs : celle du partage, ainsi que l’importance de renoncer à contrôler ce que font les autres. « Les pages Web sont faites pour tout le monde. », déclare Berners-Lee.

Tim Berners-Lee a apporté une contribution importante et réussie au développement des communs. Mais le problème est que notre idée de la réussite est liée à d’anciens paradigmes, aux bilans comptables, à la présence médiatique ou aux stratégies d’entreprise, indépendamment de leur contribution au développement des communs.

Si nous voulons que les communs prennent une place de premier plan dans notre société, la réussite de l’action des acteurs économiques, de l’État et des individus doit être mesurée en fonction de l’apport aux communs (et non au PIB).

« Toute personne qui contribue aux communs plutôt que d’en tirer profit, mérite prestige et reconnaissance sociale. » (manifeste Gemeingüter stärken. Jetzt !)

C’est pourquoi nous avons un besoin urgent d’idées neuves et de nouvelles perspectives pour le XXIe siècle.

Il y a bien des manières différentes de contribuer aux communs, si l’on se focalise radicalement sur :

  • Une production décentralisée, rendue possible par de nouvelles manières de travailler en réseau grâce aux outils numériques.
  • La coopération à l’échelle locale et globale.
  • La diversité des ressources, des communautés, des conceptions et des règles.
  • La « relationalité » – qui renvoie à l’idée suivante : « J’ai besoin des autres et les autres ont besoin de moi. »

Telles sont les idées fondamentales qui sont à la base du passage à une société de communs.

Traduit de l’anglais par Jean-Louis Clauzier.