Émergence de l’extrême droite et menaces à la démocratie au Brésil

Les cinq piliers de la victoire de Jair Bolsonaro - I

, par TIBLE Jean

Dans quels secteurs organisés s’ancre le mouvement que Jair Bolsonaro exprime politiquement ? Quelles sont les bases sociales, politiques et économiques qui constituent sa candidature et sa victoire ?

Les militaires constituent son groupe de soutien principal — le plus puissant et influent. Indépendamment de la victoire électorale du Capitaine à la retraite, nous avons pu observer, ces dernières années, et surtout ces derniers mois, une présence croissante des militaires dans la vie politique. Selon certains récits qui circulent, les forces armées ne toléraient plus la présence de Dilma à la Présidence et auraient sollicité Temer dès 2016. Il semble évident que la mise en place de la Commission nationale de la Vérité (CNV), l’une des meilleures initiatives de la Présidente, n’y soit pas étrangère. En effet, les interventions du Général Luiz Eduardo Rocha Paiva lors d’émissions télévisées montraient bien le mécontentement militaire vis-à-vis de la CNV. Celle-ci avait également joué un rôle dans le rapprochement entre le Capitaine-député Bolsonaro — jusque-là perçu généralement avec méfiance — et les officiers supérieurs, en raison de ses positions au Congrès au sujet des graves violations des droits humains durant la période de la dictature militaire de 1964 à 1985. Nous pouvons ajouter qu’un élément décisif du maintien de Temer comme chef du gouvernement putschiste a été le soutien des militaires, et notamment le rôle important exercé par le Général de réserve Sérgio Etchegoyen, chef du Cabinet de sécurité institutionnelle, dont les pouvoirs ont été élargis le 15 octobre. Celui-ci serait, de surcroit, impliqué dans la surveillance de la campagne de Haddad qui visait à favoriser Jair Bolsonaro, selon le magazine Carta Capital.

Bolsonaro pose avec le Général Edson Leal Pujol pendant la cérémonie comémorative du Jour de l’Armée. Photo : Palacio do Planalto (CC BY 2.0)

D’autres éléments suggèrent un soutien des militaires (à étudier plus profondément à l’avenir par les chercheurs) à l’opération « Lava Jato » (Lavage à haute pression). Lorsque, le 3 avril de cette année (2019), la Cour Suprême du Brésil (STF) était en train de juger l’habeas corpus de Lula (qui devait empêcher son emprisonnement jusqu’à tant qu’il soit condamné en dernière instance), le chef de l’armée de terre, Eduardo Villas Bôas, publiait un tweet — repris à l’antenne quelques minutes après par le présentateur du journal national de la chaîne de télévision Rede Globo et lu sur un ton particulier — manifestant le « rejet de l’impunité » de la part de l’armée de terre qui resterait « soucieuse de ses missions institutionnelles ». S’agissait-il d’une menace à la Cour suprême en cas de décision erronée, autrement dit au cas où elle accorderait la liberté à Lula jusqu’au jugement en dernière instance ? Comme il a lui-même admis récemment, son action était « borderline », car « nous sentions que les choses pourraient échapper à notre contrôle si je ne m’exprimais pas à ce sujet ». À une voix près, la Cour suprême rejetait l’habeas corpus, et Lula serait emprisonné quelques jours plus tard, se retrouvant exclu de l’élection.

La présence des militaires s’est considérablement accue, et s’est accompagnée, depuis le milieu des années 1990, de la banalisation progressive d’opérations réalisées dans le cadre de la Garantie de la loi et de l’ordre (GLO) et des mises en examen en vertu d’une loi de sécurité nationale obsolète. La militarisation de la vie et de la politique est patente, avec une intervention militaire actuellement en cours à Rio de Janeiro (avec des résultats désastreux en matière de droits humains), un nombre croissant d’écoles militaires et au sein même de la Cour Suprême. Son nouveau président, Dias Toffoli, est revenu sur les événements de 1964 et a déclaré qu’il n’y aurait eu ni coup d’État (comme le qualifient les démocrates) ni une révolution (tel que certains militaires et leurs sympathisants le considèrent) mais plutôt un mouvement, posture intermédiaire pour le moins étrange. En parallèle à cette révision de l’histoire, Toffoli a nommé comme conseiller, chose inédite, le numéro 2 de l’armée de terre, à présent ministre de la Défense. Tout cela devient plus inquiétant encore face si l’on prend en compte le fait que le candidat vainqueur n’est pas seulement un défenseur de la dictature militaire, mais également un nostalgique de ses cachots — en effet, il a dédié son vote en faveur de la destitution de Dilma Rousseff à son bourreau, le tortionnaire Carlos Alberto Brilhante Ustra, un homme qui amena deux enfants de 4 et 5 ans à voir leur mère défigurée par les tortures qu’il ordonnait.

Pendant la préparation de la campagne, un groupe d’officiers supérieurs a rejoint la candidature de Jair Bolsonaro, organisant des réunions régulières et participant à l’élaboration d’un programme. La figure principale de ce groupe a été le futur ministre du Cabinet de sécurité institutionnelle, Augusto Heleno. Ce Général a été le premier chef de la Minustah [Mission des Nations Unies pour la stabilité de Haïti] et son coming out politique a eu lieu en avril 2008, lors d’une rencontre de la FIESP (organisée avec l’Université de Sao Paulo) avec différents intervenant·es (membres du gouvernement, entrepreneurs, chercheurs) pour débattre du développement de l’industrie nationale de défense. Lors de cet événement, il fit une déclaration sur un thème différent, à savoir : son opposition catégorique au classement comme territoire indigène de la Serra da Raposa do Sol, à Roraima [1]. Des militaires seront aussi à la tête des ministères des Mines, de l’Énergie et des Infrastructures, à des postes-clés du Palácio do Planalto (siège du pouvoir exécutif brésilien, situé à Brasilia) et le vice-président, le Général Hamilton Mourão, devra assumer les fonctions de coordination du nouveau gouvernement. Les militaires, tout comme Jair Bolsonaro, ont opéré un tournant néo-libéral (a contrario de l’étatisme du gouvernement précédent). Mourão défend en premier lieu cette position, et a pris position, pendant la campagne, contre le 13e mois, par exemple, ou bien en faveur de la privatisation d’une partie des activités (distribution et raffinage) de Petrobras.

Un deuxième secteur fort est celui du pouvoir judiciaire. Celui-ci a tiré parti des brèches de 2013, de l’adoption de la loi de « délation récompensée » [2], et a joué un rôle actif et inédit, bénéficiant du soutien populaire (notamment de la classe moyenne). Résultat de cette offensive (qui a alimenté, à son tour, la crise économique en détruisant des secteurs-clés du capitalisme brésilien), en 2017, pour la première fois, la corruption est devenue la principale préoccupation des Brésilien·nes (31 %). Depuis 1995, date du début des enquêtes du Latino-baromètre, c’est la première fois que ce phénomène s’observe dans un pays. Jair Bolsonaro incarne cet acharnement contre la corruption. L’action des procureurs et des juges s’apparente à un « mouvement des lieutenants en toge » [3], terme qui fait un parallèle avec le mouvement des lieutenants des années 1920-1930 qui cherchait à prendre le pouvoir afin de mettre en œuvre un agenda de moralisation politique, ancré dans les classes moyennes. Deux différences cependant : le mouvement contemporain n’est pas militaire (même s’il compte avec la sympathie des forces armées) ni nationaliste. Autrefois, ils s’agissaient de militaires positivistes, aujourd’hui ce sont des libéraux du droit. Le contexte est également distinct : les premiers s’insurgèrent contre un gouvernement oligarchique, tandis que les seconds s’opposent à un parti qui est lié à une période d’inclusion sociale significative, dans un cadre démocratique.

Dans un système politique qui va en s’effondrant depuis 2013, ce secteur est perçu comme un précurseur régénérateur (et libéral) de la République, agissant contre la corruption, l’étatisme et le pouvoir construit autour d’un chef charismatique. Des républicain·es, très bien payé·es, appartenant à la tranche des Brésilien·es les plus riches et occupant des postes ultra-privilégiés au sein du secteur public, avec des avantages substantiels (mille dollars d’indemnité pour le logement, par exemple) —et gagnant bien plus que leurs homologues de pays plus riches, avec des augmentations régulières au cours de ces dernières années (la dernière quelques semaines après les élections présidentielles). Se situant en dehors des partis et ayant été reçus à des concours publics, bénéficiant d’un pouvoir renforcé suite à la Constitution de 1988, ils et elles estiment exercer un pouvoir technique. On peut s’interroger sur cette idéologie de la méritocratie dans une société si inégalitaire et où le leg de l’esclavage est encore très actuel. En outre, leurs actions politiques se font de plus en plus explicites, le point culminant étant la nomination annoncée du juge Moro au ministère de la Justice du gouvernement de Jair Bolsonaro — le juge qui avait déclaré que sa future fonction ministérielle serait technique et non pas politique (!).

Manifestation pour la destitution de Dilma Rousseff en mai 2016. Photo : PSB National 40 (CC BY 2.0)

Ce rôle de premier plan aurait été impossible sans le sceau de la Cour suprême et le soutien résolu du Procureur général de la République d’alors, Rodrigo Janot. Lors d’un événement notable, le 16 mars 2016, Moro lève la confidentialité des mises sur écoute par la Police fédérale, des conversations entre Lula et Dilma Rousseff et d’autres personnes encore (allant, pour certaines, à l’encontre de la loi, ce dont il s’excusera ultérieurement après réprimande de la Cour). Au cours des deux jours suivants, Lula assumait ses fonctions comme chef de Cabinet du gouvernement (équivalent au statut de Premier ministre) de Dilma Rousseff et prononçait un discours dans un meeting politique sur une avenue Paulista bondée. Quasiment au moment même où il se trouve à la tribune — déclarant qu’il allait résoudre les difficultés que rencontrait le gouvernement —, le juge de la Cour suprême, Gilmar Mendes, suspend sa nomination, invoquant un détournement de finalité. L’ex-président aurait ainsi assumé cette fonction afin que l’éventuelle plainte contre lui soit jugée à la Cour suprême et non à Curitiba (la Cour se méfierait-elle d’elle-même ?). La dernière cartouche de Dilma Rousseff finit en balle perdue, ces jours scellant, avec la participation décisive de plusieurs secteurs du pouvoir judiciaire, le destin de son gouvernement.

Notes

[1Mayrink, José Maria, “Demarcações estão acabando com Roraima, alerta general”, Estado de S. Paulo, 10 de Abril de 2008.

[2NdT : Mécanisme qui permet de menacer une personne de peines d’emprisonnement écrasantes, à moins qu’elle ne contribue à impliquer un autre justiciable.

[3Cyril Linch. Ascensão, fastígio e declínio da “Revolução Judiciarista”. Insight Inteligência, n. 79, out./nov./dez. 2017, p. 158–168.

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Jean Tible est professeur de science politique de l’Université de Sao Paulo.