Les caméras, armes de combat des Palestiniens

, par Orient XXI

Depuis plusieurs années, les réseaux sociaux sont submergés de vidéos montrant les violences des forces israéliennes contre les Palestiniens. Face à ce qu’il considère comme autant d’« atteintes à la sûreté de l’État » et autant de tentatives de délégitimer son image, le gouvernement israélien a validé une proposition de loi déposée le 17 juin -2018, qui prévoit jusqu’à dix ans de prison pour toute personne photographiant ou filmant des soldats israéliens.

Le 24 mars 2016, une vidéo se répand comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Des millions d’internautes la visionnent alors qu’elle est reprise et diffusée par les médias du monde entier. Elle avait été tournée le jour même à Hébron, au cœur de la Cisjordanie. On y voit un soldat s’approcher d’un Palestinien gisant au sol et lui tirer une balle dans la tête. L’image montre clairement le sang qui s’écoule de la tête de la victime. Le soldat responsable de ce crime se nomme Elor Azaria, un sergent franco-israélien de l’armée israélienne et membre d’une unité paramédicale. Le Palestinien assassiné s’appelait Abdel Fattah Al-Sharif.

C’est un militant de l’ONG israélienne B’Tselem présent sur place qui a filmé la scène. Sa vidéo provoque des réactions jusqu’au sein de l’ONU, le Haut Commissariat aux droits de l’homme qualifiant le crime d’« apparente exécution extrajudiciaire ». Elle sert d’ailleurs d’argument lors du dépôt de plainte et du procès ; pourtant Elor Azaria n’est finalement condamné qu’à 18 mois de prison. Toutefois, cette affaire a permis de mettre en valeur l’usage singulier de la vidéo, utilisée depuis 2007 dans les territoires occupés pour témoigner notamment de la vie sous occupation. Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a réitéré plusieurs fois son soutien à Elor Azaria, mais le gouvernement israélien se serait bien passé d’un document qui écorche l’image de « l’armée la plus morale du monde ».

Hébron, mars 2016. Un soldat tire et tue un Palestinien couché au sol
Crédit : B’Tselem

Pour sortir de l’ombre

B’Tselem, centre d’information israélien pour la défense des droits humains dans les territoires occupés, avait lancé dès janvier 2007 le « Projet Caméra », grâce auquel elle avait équipé des dizaines de familles palestiniennes de caméras pour leur permettre de filmer les attaques qu’elles subissaient à l’ombre des regards. L’ONG a également formé les familles à utiliser les caméras, en leur apprenant à cadrer, à suivre l’action ou encore à zoomer sur les visages pour pouvoir identifier les protagonistes. Aujourd’hui, des centaines de familles sont équipées de petites caméras numériques. B’Tselem a comme objectif de faire prendre conscience à la société israélienne ainsi qu’au reste du monde de la violence de son armée et de ses colons. Son porte-parole définit ce projet comme « l’un de nos projets phares, qui nous aide à exposer la réalité de la vie quotidienne et les violations des droits de l’homme sous l’occupation. »

L’accélération progressive de l’usage de ces vidéos militantes s’inscrit dans un contexte régional spécifique. À partir de 2011, le monde arabe est fortement ébranlé par des mouvements inédits issus des sociétés qui contestent les gouvernements autoritaires auxquels elles sont soumises. Les révoltes arabes partent de Tunisie, puis surgissent en Égypte ainsi que dans plusieurs pays du Maghreb et du Proche-Orient. Confrontés à des régimes autocratiques exerçant un contrôle des médias locaux en même temps qu’une répression d’une extrême violence, les peuples de ces pays se soulèvent. La vidéo joue alors un rôle central pour témoigner des luttes des différents mouvements nationaux. Cette mobilisation par l’image a certainement influencé son usage militant dans les territoires palestiniens occupés. En Palestine, comme en Égypte ou en Tunisie, les caméras permettront dès lors de construire un autre récit que celui de ces régimes autoritaires ou coloniaux, de faire entendre d’autres voix, dissidentes et contestataires.

La guerre des images

Nabi Saleh est un petit village situé au nord de Jérusalem. Le comité populaire de Nabi Saleh utilise de manière singulièrement performante l’outil vidéo et est aujourd’hui à la pointe de ce que Paul Moreira appelle « la guerre des images » dans son documentaire Voyage dans une guerre invisible.

Bande-annonce de Voyage dans une guerre invisible, documentaire de Paul Moreira (2014)

Comme de nombreux villages de Cisjordanie, Nabi Saleh fait face à Halamish, une colonie illégale qui s’étend depuis 1977 à la fois sur ses terres et celles d’un autre village : Deir Nitham. Dès cette date, les colons ont entrepris de bâtir dans la zone de manière illégale, détruisant des biens et des terrains agricoles palestiniens. Petit à petit, les villageois ont perdu le contrôle de leurs terres. Aujourd’hui, sur les 5 km2 appartenant aux habitants de Nabi Saleh, 60 % des terres ont été confisquées ou expropriées.

Depuis 2009, le comité de résistance populaire organise des marches hebdomadaires tous les vendredis pour lutter contre la colonie. Bilal Tamimin de ses membres, filme ces manifestations depuis 2011, et ses vidéos connaissent un succès grandissant. On y voit à la fois les exactions de l’armée israélienne et la résistance des habitants du village. Le village a même fait la Une du New York Times Magazine en mars 2013.

Ahed Tamimi, détenue pendant plusieurs mois pour avoir « frappé » deux soldats israéliens, est la nièce de Bilal Tamimi. Elle est devenue célèbre en 2012, suite à la diffusion d’une vidéo où on la voit, poing levé, faisant face à l’armée israélienne, prête à frapper. Elle n’avait alors que onze ans. Depuis, son oncle diffuse régulièrement des images de ses face-à-face avec des militaires israéliens, qui ont fait du village et d’Ahed des figures de la résistance connues internationalement.

Si le succès des vidéos réalisées par Bilal Tamimi a permis au village de gagner en notoriété et d’attirer de nombreux militants de monde entier venus apporter leur soutien aux villageois dans les manifestations ou pour la récolte des olives, cela n’a en revanche pas permis au village de remporter des victoires contre la colonisation. La situation dans les territoires occupés ne s’est pas améliorée pour autant. Et si les vidéos sont parfois utilisées par les familles pour porter plainte, une majorité d’attaques demeurent impunies.

Saper la propagande de l’occupant

Les vidéos ont permis de sensibiliser des milliers de personnes sur les pratiques de l’armée israélienne tout en renforçant la conviction de ceux qui militaient déjà en solidarité avec les Palestiniens. Mais force est de constater qu’elles n’ont pas de poids immédiat sur la colonisation et n’ont pas encore permis d’inverser le rapport de force. Elles agissent sur autre registre, qui irrite l’État israélien. Car les petits films tournés par des Palestiniens dans les territoires occupés viennent saper les mécanismes de propagande qui construisent une image lisse et irréprochable d’Israël à grand renfort de storytelling depuis plusieurs années. Israël tente en permanence, à travers des campagnes internationales, et notamment à travers la vitrine culturelle, d’imposer la vision d’une nation avant-gardiste, moderne, démocratique, avant-poste de la lutte contre le « terrorisme ». Les vidéos sont une ressource de plus pour abattre et discréditer cette activité d’autopromotion. Mises côte à côte, elles forment un océan de preuves des crimes commis contre les Palestiniens, qu’Israël s’est toujours efforcé de camoufler.

Petit à petit cette présence de caméras lors de leurs opérations dans les territoires occupés a forcé l’armée israélienne à s’adapter. Dans un premier temps, ce fut un bricolage opéré par les soldats sur place. Le port de la cagoule est par exemple devenu de plus en plus fréquent ; les soldats évitent ainsi d’éventuelles poursuites et d’être reconnus par le reste de la société israélienne — ou même par leurs familles au cas où ils seraient accusés d’exactions relevant du droit pénal. D’autre part, les caméramans sont devenus leur cible prioritaire lors des opérations sur le terrain : ils tentent parfois d’arracher les caméras, et arme à la main, somment fréquemment les caméramans d’arrêter de filmer.

Les Israéliens ont forgé le terme Pallywood — contraction de « Palestine » et « Hollywood » —, très vite repris par l’armée israélienne pour affirmer que les Palestiniens provoquent et mettent en scène de manière endémique des incidents pour nuire à l’image d’Israël. Si l’argumentaire du Pallywood ne résiste pas aux faits, il révèle en revanche l’aveuglement de la société israélienne, prête à tout pour ne pas voir les crimes commis en son nom.

Aujourd’hui le gouvernement israélien franchit un cap dans sa lutte contre les vidéos en voulant faire passer une loi instaurant des peines d’emprisonnement — jusqu’à 10 ans — à l’encontre des personnes filmant des soldats de l’armée israélienne. Pour le porte-parole de B’Tselem, il s’agit d’une proposition de loi « qui s’inscrit dans une série d’initiatives législatives qui visent à réduire au silence et à limiter la capacité des organisations de défense des droits humains et de quiconque qui ose s’opposer à l’occupation à agir  ». Cette série d’initiatives s’explique par la dérive de la société israélienne et de son gouvernement vers l’ultranationalisme d’une extrême droite qui opère une surenchère militaire permanente et a normalisé un discours raciste envers les Palestiniens.

La dérive d’un régime

Le porte-parole de B’Tselem complète sa réponse en affirmant : « Si le gouvernement israélien a honte de l’occupation, il devrait agir pour y mettre fin, plutôt que de faire taire les critiques. Mais tant que l’occupation se poursuivra, nous continuerons à le documenter ». Il est évident que l’État israélien n’est pas prêt à interroger sa politique coloniale ; ses responsables politiques ont fait le choix inverse de s’attaquer à tous ceux qui dénoncent une politique oppressive.

Cette proposition de loi ne témoigne donc pas tant de la réussite de ces vidéos à influer sur l’évolution du conflit que de la dérive supplémentaire d’un régime de plus en plus autoritaire qui cherche à discréditer toute initiative dénonçant ses crimes et délégitimant sa position au sein du « concert des nations ». Ainsi, le gouvernement et le Parlement mettent-ils en place tout un arsenal juridique pour bâillonner les associations de défense des droits humains comme B’Tselem, en s’attaquant notamment à leurs financements en provenance de l’étranger. Parallèlement un ministère israélien des affaires stratégiques organise la lutte contre la campagne BDS, considérée comme une « menace stratégique ». C’est avec les mêmes termes que le Parlement qualifiait la menace iranienne, ce qui donne une idée de l’ampleur des inquiétudes du gouvernement. Il a ainsi approuvé un plan de 72 millions de dollars pour lutter contre cette même campagne BDS, pour créer une structure supervisée mais indépendante de l’État afin de permettre une action plus flexible et moins bureaucratique et agir contre BDS.

Tout en menant cette action, le gouvernement tente de faire la promotion d’Israël et de soigner son image à travers la fabrique de l’opinion. Il a ainsi financé des formations auprès de journalistes étrangers ou encore travaillé à l’établissement de la saison France-Israël en 2018. Le choix est donc d’investir ses forces pour bâillonner les Palestiniens et les organisations qui les soutiennent, tout en dépensant d’importantes sommes à l’étranger pour promouvoir son image, comme le fait le gouvernement saoudien, ami et allié diplomatique d’Israël. Les récents rapprochements d’Israël avec des régimes ouvertement racistes et antidémocratiques en disent long sur les dérives de son gouvernement.

En attendant le vote de cette loi, les Palestiniens continuent de s’armer de caméras et de publier les vidéos des exactions de l’armée et des colons. Face à un État sioniste qui travaille de façon obsessionnelle à effacer toute marque, dans l’espace et dans le temps, d’une quelconque existence palestinienne, ces vidéos permettent au contraire d’en témoigner de manière incontestable.

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