Les acteurs invisibles de la production de connaissances

, par Africa is a Country , ANSOMS An, MUDINGA Emery, MUZALIA Godefroid, NYENYEZI Aymar, VLASSENROOT Koen

Dans les publications de la série Bukavu, des chercheur·ses de deux universités congolaises et de deux universités européennes examinent leur façon de travailler sur les questions liées à la violence en RDC.

Des résident·es de la région de Beni accueillent les Casques bleus qui passent dans un véhicule militaire blindé du MONUSCO. @Sylvain Liechti, pour UN Photo (CC BY-NC-ND 2.0) via Flickr

Au début de l’année 2018, un groupe de 30 chercheurs et chercheuses basés aussi bien à l’est du Congo qu’en Europe, et qui travaillent tous et toutes sur des zones touchées par des conflits, a lancé un processus de réflexion collective afin de donner la parole aux personnes restant souvent invisibles dans la production de connaissances. Ces 18 derniers mois, ces chercheurs et chercheuses ont analysé de façon critique leur propre positionnement et (in)visibilité dans les cycles de recherche auxquels ils contribuent. Par ailleurs, ils ont examiné les dilemmes éthiques et émotionnels auxquels ils sont confrontés lorsqu’ils mènent des recherches dans des zones touchées par des conflits. Plusieurs ateliers organisés par des chercheurs et chercheuses de deux universités congolaises et deux universités européennes leur ont permis de partager leurs expériences, de réfléchir à leurs rôles et positions, et d’envisager d’autres façons d’agir à l’avenir. De plus, un processus d’écriture collective a été l’occasion de réfléchir ensemble de façon critique aux positions et expériences de chacun et chacune. Ce processus a donné lieu à une série de publications sur un blog, connu sous le nom de Série Bukavu.

De nombreux·ses chercheurs et chercheuses basé·es dans le Nord qui effectuent un travail de terrain dans le Sud, embauchent des assistant·es de recherche locales·aux, basé·es près du terrain ou sur le terrain. L’expérience montre que, dans le meilleur des cas, leur contribution est mentionnée dans une note de bas de page dans les articles ou les rapports écrits par des chercheurs et des chercheuses du Nord. Dans le pire des cas, ils et elles demeurent complètement invisibles, et ce, malgré leur travail et leur rôle fondamental dans le cycle de recherche. De récents débats sur les études portant sur le développement et les conflits ont remis en question ces pratiques, mécanismes et règles souvent institutionnalisées qui réduisent au silence et à l’invisibilité les assistant·es et les collaborateur·rices de recherche sur le terrain. Mais nombre de ces débats se sont souvent limités à des discussions entre « grand·es chercheur·ses du Nord ». De nouveaux débats émergent sur la façon de redéfinir les collaborations dans la recherche, mais il est bien rare qu’elles donnent la parole aux collaborateur·rices de recherche elles-mêmes. Ils réfléchissent à la façon d’améliorer la position des chercheur·ses basé·es localement, mais remettent rarement en question les logiques existantes qui sous-tendent la production de connaissances et qui définissent les rôles de chacune des personnes impliquées. Ils s’engagent à améliorer la visibilité des collaborateur·rices et assistant·es de recherche, mais ont tendance à ne pas faire le lien entre cette visibilité et les rapports de pouvoir déséquilibrés avec lesquels ils sont intrinsèquement liés. Souvent guidés par une attitude paternaliste, ces débats risquent en fait de renforcer la situation marginale des chercheurs vivant et travaillant sur le terrain, plutôt que d’inverser les logiques en place.

L’attention accrue portée à la place des collaborateurs et assistants de recherche sur le terrain n’est en réalité pas nouvelle. Elle s’appuie sur de nombreux articles et ouvrages relatifs à l’éthique de la recherche publiés dans différentes disciplines dès les années 1960. La récurrence des thèmes et des critiques laisse penser que, malgré la prise de conscience de l’importance de ce sujet, rien n’a été fait, ou si peu, pour que ces voix ne soient plus réduites au silence dans le processus de production de la connaissance dominé par des universitaires basé·es dans le Nord. Bien que ces contributeur·rices jouent un rôle fondamental, en facilitant l’accès à des zones difficiles et à des personnes ressources, la collecte de données, la production de rapports de recherche préliminaires et finalement la bonne diffusion des résultats de recherche, leur rôle n’est que rarement mis en avant dans les publications finales. Leurs ambitions, priorités, objectifs et difficultés personnelles sont très rarement établis comme des priorités dans les cycles de recherche, et leur rôle n’est pas davantage reconnu dans le champ institutionnel de la recherche, guidé par les résultats de performance individuelle et la « norme de l’article écrit par un·e auteur·e unique et évalué par ses pairs ».

Tout le monde semble se mettre d’accord sur la nécessité de réfléchir de façon critique à la manière d’intégrer pleinement les collaborateur·ruces et assistant·es basé·es dans les zones de recherche au sein des processus de production de connaissances. Cependant, pour cela, il faut que les collaborateur·rices soient eux-mêmes directement intégré·es au débat. Ils et elles ne font pas qu’« aider » à accéder au terrain et à collecter des données, ils et elles co-définissent également le terrain. Ils et elles le lisent et l’interprètent et sont impliqué·es dans un processus de coproduction constant. La plupart des universitaires n’auraient jamais vu aboutir leurs recherches de doctorat sans les contributions et les recommandations de leurs collaborateur·rices. De nombreux projets de recherche auraient échoué à produire des résultats tangibles sans l’implication et la participation directe des collaborateur·rices et assistant·es de recherche. Leur rôle doit donc non seulement être reconnu dans les résultats finaux de recherche, mais il faut également leur permettre d’endosser la pleine co-responsabilité de ces résultats, de participer de façon égale à la conception des cycles du projet et d’établir une égalité des droits de propriété sur les données de recherche.

Les publications du blog présentées dans la Série Bukavu critiquent la logique actuelle qui sous-tend la production de connaissances, mais analysent également nos propres responsabilités. Les différentes contributions invitent à un débat plus inclusif et demandent une meilleure prise en compte des difficultés éthiques et émotionnelles auxquels font face les collaborateur·rices et assistant·es de recherche. Parmi ces difficultés, figure celle liée aux stratégies qu’ils et elles doivent mettre en place pour pouvoir gérer et négocier l’accès au terrain. Savoir gérer des zones de conflit exige un haut niveau de compétences. Plusieurs publications du blog évoquent l’incompatibilité entre les attentes du projet de recherche et les complications sur le terrain, qui en menacent parfois l’existence même. Non seulement ces incompatibilités sont courantes lorsque les assistant·es négocient l’accès au terrain, mais elles font souvent partie intégrante de la configuration méthodologique des projets de recherche en tant que telle.

La seconde difficulté réside dans les interactions entre les collaborateur·rices et assistant·es et les populations dans des situations de violence, de conflit ou de difficultés économiques. Comme l’expliquent bien plusieurs publications du blog, les collaborateur·rices et assistant·es de recherche ont sur le terrain souvent du mal à répondre, ou ne peuvent pas répondre, aux attentes économiques de la population et à leurs questions portant sur la diffusion des résultats de recherche au niveau local. Outre les questions éthiques inhérentes que cela soulève, cette absence de restitution complique également la possibilité de revenir vers ces populations pour de nouvelles activités de recherche.

Une autre difficulté souvent négligée que cette série aborde, porte sur la façon de gérer les aspects émotionnels de la recherche. Comme certain·es auteur·es l’expliquent, mener des recherches dans des environnements touchés par des conflits peut avoir des répercussions importantes sur le bien-être psychologique des chercheur·ses. On pense souvent à tort que le fait d’être intégré·e localement facilite les possibilités de négocier la situation pour les chercheur·ses. Or, le fait de mener des recherches « à domicile » implique toute une série de difficultés qui sont largement ignorées par le milieu de la recherche et par leurs financeurs. Plusieurs publications du blog font en effet état des traumatismes des chercheur·ses et de la façon dont ils se trouvent empêtré·es dans certaines situations, et attirent l’attention sur les stratégies qui leur permettraient de réduire risque de victimisation.

Enfin, dernière difficulté évidente, celle concernant la façon de gérer le manque de visibilité. Plusieurs contributeur·rices revendiquent leur droit à être reconnu·es comme des partenaires à part entière dans les travaux de recherche. Certaines publications du blog inscrivent cette revendication dans une perspective plus large et critiquent la façon dont le modèle hégémonique de la construction de connaissances universitaires officialise des rapports de pouvoir intrinsèquement faussés. En particulier, lorsque les collaborateur·rices de recherche n’ont pas le statut officiel de doctorant·e ou d’enseignant·e, leur rôle est alors presque automatiquement confiné à celui d’« assistant·e de recherche ». Cela place les collaborateur·rices de façon explicite ou implicite dans une position de subordination. De plus, le fait que les budgets soient limités au niveau local représente un obstacle important au développement d’une dynamique de recherche menée localement et limite la plupart des recherches à un travail sur commande. Ce genre de recherches est trop souvent guidé par les intérêts des donateurs et/ou universitaires du Nord et ne répond pas forcément aux priorités ou aux intérêts locaux.

Si l’objectif est d’avancer et de construire un environnement de recherche basé sur des partenariats égalitaires, alors nous devons passer de la réflexion à l’action. Les collaborateur·rices et assistant·es de recherche doivent bénéficier de l’espace nécessaire pour se faire entendre et parler des problèmes qu’ils et elles rencontrent. Il ne s’agit pas que d’une obligation morale, c’est aussi une condition nécessaire à la transformation de la production de connaissances et de l’université au sens large.

Lire l’article original en anglais sur le site de Africa is a Country