(Dé)passer la frontière

Sommaire du dossier

Les Garifunas, un peuple transfrontalier face au carcan de l’État-nation

, par AGUDELO Carlos

"...avec la mondialisation, on entend beaucoup parler de l’effacement des frontières, de gens qui passent constamment d’un pays à l’autre... Eh bien c’est quelque chose que nous, les Garifunas, nous faisons depuis que nous existons en tant que peuple, et malgré tous les problèmes que nous avons eus nous n’avons jamais cessé et nous continuons de le faire" Mario Ellington, leader garifuna du Guatemala.

L’histoire et le présent des Garifunas, peuple d’Amérique centrale d’origine africaine et amérindienne, se caractérisent par une forte mobilité, présente dès leurs origines. Confronté aux aléas de l’esclavage, de la spoliation coloniale et de la recherche de formes de subsistance, ce peuple a fait de sa transterritorialité et sa transfrontalité un élément essentiel de son identité et de sa culture.

Ce texte a pour but de retracer les attributs des Garifunas qui leur ont valu d’être qualifié·es de nation across borders [1]. Nous commencerons par développer le processus de sa constitution en tant que peuple transnational avant de nous intéresser à ses défis contemporains, dans un contexte d’essor des États-nations et de leurs frontières. La situation de ce peuple transfrontalier, sa construction historique, sa survie jusqu’à nos jours, malgré la pression exercée par les politiques migratoires répressives, font écho à celles d’une myriade d’autres peuples dispersés dans plusieurs pays. L’alternative entre mobilité et restrictions propres à l’État-nation qui se pose aux Garifunas est le reflet de tensions historiques impliquant l’affirmation liberticide de l’autorité de l’État par le biais du contrôle de ses frontières.

Les Garifunas, connu·es sous le nom de « Caraïbes noir·es » jusque dans la première moitié du XX e siècle, sont le fruit d’un processus de métissage entre des Africain·es issu·es de la traite négrière et des Arawaks (des autochtones des Caraïbes), qui se déroule sur l’île de Saint-Vincent au cours des XVII° et XVIII° siècles. En 1797, après avoir été déporté·es en masse en Amérique centrale par les Anglais, les Garifunas commencent à s’installer sur les côtes caribéennes de 4 pays (Honduras, Belize, Guatemala et Nicaragua). De nos jours, une grande partie d’entre elles et eux vit aux États-Unis, résultat d’un processus migratoire toujours en cours [2]. La culture garifuna s’articule d’abord autour de la langue et d’une spiritualité qui s’exprime à travers le culte des ancêtres. La musique, la danse et les pratiques alimentaires des Garifunas reflètent leurs origines au-tochtones et africaines. En 2001, l’UNESCO a inscrit leur culture au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

La dynamique de mobilité qui, depuis toujours, caractérise l’histoire de ce peuple, a alimenté un discours de revendication territoriale transfrontalière et transnationale. N. González qualifie les Garifunas de « pèlerin·es » des Caraïbes, un terme des plus judicieux en cela qu’il fait le lien entre leur ethno-histoire et une dynamique de mobilité constante [3].

De Saint-Vincent à l’Amérique centrale : perpétuellement en mouvement

Les Garifunas défendirent l’île de Saint-Vincent, dans les Petites Antilles, leur lieu d’origine et de vie, contre les assauts des puissances coloniales. L’empire colonial britannique finit pourtant par les défaire et déporta les survivant·es dans les Caraïbes d’Amérique centrale. À partir de leur arrivée, Yurumein (« Saint-Vincent » en langue garifuna) symbolise la terre de leurs ancêtres, le territoire réel et mythique de leurs origines. Les références à Yurumein sont une constante dans les expressions de leur religiosité et dans leurs revendications d’appartenance collective à un même groupe. Yurumein aura petit à petit occupé une place centrale dans leur discours mémoriel, dans leurs processus de mobilisation politique, dans la revendication et la défense de leurs nouveaux territoires en Amérique centrale, et dans l’affirmation de leur transnationalité.

De Saint-Vincent à Roatán. Route de la déportation des Garifunas en 1797

En 1797, les Garifunas arrivent en Amérique centrale. Dans un premier temps, le processus de dispersion et d’installation de ce peuple s’inscrit dans un contexte marqué par des querelles pour le contrôle des côtes caribéennes de la région, qui opposent Anglais et Espagnols. Le processus de peuplement de l’Amérique centrale en général par les Garifunas se caractérise par des mouvements migratoires progressifs et irréguliers, des allers et venues entre les premiers territoires où ils et elles s’établissent, et des déménagements dictés par des motifs divers, jusqu’à la consolidation du peuplement des nouveaux espaces occupés. Les migrations depuis les côtes du Honduras et l’établissement postérieur de zones de peuplement sur les côtes répondent, d’une part, à la nécessité de trouver des espaces permettant aux Garifunas de pérenniser leurs moyens de subsistance (pêche et agriculture), et d’autre part aux besoins en main-d’œuvre que nécessitent certains cycles productifs comme l’exploitation sylvicole, le commerce et le transport de personnes et de marchandises.

L’émancipation de l’Amérique centrale des Espagnols à partir des années 1820 et la délimitation postérieure des frontières nationales n’entravent pas excessivement la mobilité des Garifunas. La Fédération centraméricaine instaurée en 1820 est dissoute en 1834. Cinq États-nations vont en naître : le Salvador, le Guatemala, le Honduras, le Nicaragua et le Costa Rica. La dynamique de mobilité transnationale des Garifunas n’est pas perdue pour autant, car les jeunes États peinent à contrôler leurs frontières maritimes et terrestres, tandis que les Garifunas continuent de chercher à améliorer leurs moyens de subsistance et leurs conditions de travail et de vie. Les liens familiaux des Garifunas, déjà entremêlés en une trame transnationale, continuent de s’exprimer à l’occasion des célébrations rituelles et des fêtes qui réactivent les filiations : les cérémonies rituelles rassemblent en effet les membres des vastes familles dispersées dans les quatre pays d’Amérique centrale où les Garifunas sont présent·es. De nos jours, un simple document d’identité permet à ses détenteur·rices de circuler librement entre les quatre pays où vivent les Garifunas [4].

Reconstitution du processus de peuplement garifuna en Amérique centrale.

La « nation » garifuna et les métamorphoses nationales

À la fin du XIX e siècle, on assiste à un bouleversement en profondeur des dynamiques économiques, productives et démographiques dans chacun de ces quatre pays, ce qui ne sera pas sans conséquences sur la présence des Garifunas dans la région. L’un des principaux changements réside dans l’arrivée de capitaux nord-américains dans l’économie de la région, à travers les plantations bananières typiques de l’économie d’enclave et les infrastructures de transformation et de transport complétées par un important réseau ferroviaire et portuaire. En parallèle à l’industrie de la banane, d’autres dynamiques de production agricole se développent à plus petite échelle. L’exploitation du bois (scieries) est l’activité la plus importante dans certains des foyers de peuplement garifunas.

Ces facteurs productifs vont exercer une pression inédite sur les zones de peuplement garifunas. On assiste ainsi à une différenciation des situations en raison des mesures politiques et des dispositions que prennent les différents États concernant les processus productifs, la migration et les formes de propriété de la terre. Certes, le peuple garifuna conserve ses pratiques rituelles et un sentiment d’appartenance commun qui composent son identité transnationale, mais les formes de revendication et de défense du territoire des Garifunas commencent à être teintées de spécificités nationales. Autrement dit, une « néo-territorialisation » s’opère : les contextes nationaux façonnent des sociabilités et des pratiques différenciées, qui vont se superposer à l’exercice de l’identité transnationale des Garifunas. Ces facteurs font office de différenciateurs nationaux, mais sans pour autant briser l’identité collective de la « nation garifuna ». « Il convient de préciser que nous ne sommes pas en conflit avec l’État. Nous sommes une nation, une entité qui, par accident, se retrouve à cheval sur plusieurs pays. En tant que nation, nous avons des intérêts communs pour lesquels nous devons nous battre » [5].

La diaspora garifuna aux États-Unis : une nouvelle dimension transnationale ?

La première vague d’émigration massive vers les États-Unis démarre dans les années 1950 en réaction à la fermeture progressive des entreprises bananières, jusque-là principaux employeurs de la majorité des Garifunas du Honduras et du Guatemala. La conjoncture est alors favorable à un tel mouvement, car la demande de main-d’œuvre va croissante aux États-Unis, notamment dans la marine marchande et dans les ports. Les premières générations de migrant·es garifunas bénéficient de certaines facilités pour s’intégrer dans le milieu du travail et régulariser leur situation. Ces migrant·es sont suivi·es par leurs familles, d’abord les hommes en âge de travailler puis les femmes. Même si, comme nous le verrons par la suite, les choses se compliquent à partir des années 1990, ce processus s’est poursuivi jusqu’à nos jours, à des degrés divers. La ville de New York (et plus particulièrement le quartier du Bronx) est devenue la principale terre d’accueil des Garifunas. Elle accueillait déjà d’importantes communautés de migrant·es provenant de Porto Rico et de la République dominicaine.

La communauté Garifuna se distingue notamment par le fait qu’elle reproduit certaines activités culturelles et religieuses traditionnelles en symbiose avec ses foyers de peuplement d’origine. Ses membres organisent des collectes de fonds pour réhabiliter des ouvrages dans les villages d’Amérique centrale dont ils et elles sont originaires (restauration d’églises, construction ou amélioration de centres de soins, écoles, etc.) et participent au financement de certains rituels religieux onéreux. Leur religiosité tire sa force du « culte des ancêtres » et des liens étroits entretenus avec leurs familles au sens large et leurs villages d’origine en Amérique centrale. C’est ce qui explique pourquoi les Garifunas installé·es aux États-Unis attachent tant d’importance à pouvoir aller et venir librement.

Hommage garifuna aux ancêtres. Comté du Bronx - New York 2016. Photo : Carlos Agudelo.

La crise migratoire et ses défis

Dans les années 1990, la hausse généralisée du nombre de personnes migrant aux États-Unis pousse Washington à durcir ses mesures de contrôle et de répression de l’immigration illégale. Les perspectives d’intégration par le travail en pâtissent. Pour les nouveaux·elles migrant·es garifunas, la régularisation de leur statut migratoire est de plus en plus semée d’embûches. D’ailleurs, la grande majorité des migrant·es garifunas qui entrent aux États-Unis à partir de cette décennie sont sans-papiers, ce qui nuit à leur liberté de circulation et à la possibilité pour elles et eux de retourner occasionnellement dans leur foyer d’origine, en Amérique centrale. Un aspect central de leurs pratiques rituelles se trouve ainsi fragilisé, car ces pratiques nécessitent que les Garifunas puissent rentrer sur leurs terres d’origine pour participer à certaines célébrations religieuses, dans le cadre du culte aux ancêtres. Ne pouvant rentrer au pays tant qu’ils et elles n’ont pas obtenu les papiers nécessaires (visa, permis de séjour ou nationalité), les migrant·es garifunas inventent de nouvelles formes de religiosité pour entretenir leur identité de groupe. Ils et elles rendent par exemple hommage aux ancêtres et à la mer sur les plages du comté du Bronx mentionné plus haut.

La nouvelle donne migratoire engendre une autre conséquence fondamentale : l’extrême précarisation du passage du Mexique aux États-Unis. « Ces dernières années, il est devenu très compliqué de venir aux États-Unis pour nos proches et nos compatriotes. Avant, nous avions nos propres modes de migration qui nous évitaient de subir les mêmes affres que les autres migrant·es d’Amérique centrale et du Mexique [6]. Mais cette époque est révolue, et de nombreux jeunes de nos communautés se volatilisent désormais au Mexique en tentant de venir jusqu’ici. Ce n’était pas comme ça avant » [7].

Malgré un contexte général défavorable au processus migratoire, les Garifunas et des centaines de milliers de Centraméricain·es essayent toujours d’entrer aux États-Unis en raison de la dégradation progressive des conditions de vie dans leur pays.

En dépit de cette conjoncture hostile, les nouveaux·elles migrant·es garifunas jouissent encore du privilège relatif de l’aide que leur apportent les associations et réseaux composés de leurs proches et de leurs compatriotes bien établi·es aux États-Unis depuis plusieurs décennies. Il leur est ainsi plus facile de bénéficier d’un logement, d’un emploi ou de l’accès aux services, et ce malgré leur statut de sans-papiers. Cette communauté leur fournit aussi une assistance juridique précieuse et les informe de leurs droits migratoires. Ces liens permettent d’entretenir le processus migratoire, quand bien même le contexte est aujourd’hui défavorable.

La plupart des personnes issues des premières vagues migratoires aux États-Unis et leurs descendant·es ont obtenu la nationalité. Pour elles et eux, le processus de migration circulaire, d’allers et venues vers et depuis l’Amérique centrale, se poursuit sans obstacle à la migration. Ce sont ces Garifunas que l’on voit chaque année retourner dans leurs communautés d’origine pour y célébrer un rituel du culte aux ancêtres ou l’une ou l’autre festivité. Généralement, seules les personnes âgées retournent pour de bon s’installer dans leur village natal pour y profiter de leur retraite, allant de temps en temps rendre visite à leurs enfants et petits-enfants aux États-Unis.

Les États-Unis sont, dans les discours d’affirmation de certain·es Garifunas, considérés comme un « nouveau territoire de la diaspora », rejoignant ainsi les quatre pays d’Amérique centrale. Ce faisant, ils et elles donnent une connotation spirituelle au fait migratoire. « Nous migrons vers les États-Unis car c’est ce que souhaitent nos ancêtres, qui nous protègent face aux dangers. Ils et elles nous accompagnent là-bas » [8].

Les Garifunas revendiquent leur appartenance à une nation commune dans laquelle s’entremêlent le peuple, sa religiosité, sa culture et les territoires où ils et elles s’installent, par-delà les frontières géographiques susceptibles de les diviser spatialement. Ils et elles revendiquent ainsi en filigrane leur droit à circuler librement à travers les espaces où cette nation garifuna est présente. Détenir la nationalité correspondant au lieu où l’on naît ou l’on s’installe est considéré comme un événement fortuit et secondaire, par rapport à la primauté de l’identification à une communauté transnationale.

Les facteurs structurels à l’origine de la migration des Garifunas vers les États-Unis, au milieu du XX e siècle, sont toujours d’actualité. Ce sont les mêmes que ceux qui poussent des centaines de milliers de Centraméricain·es à y émigrer.

Toutefois, comme nous l’avons vu, la migration garifuna se démarque par un ensemble d’éléments qui donnent une connotation particulière au fait migratoire. Ces facteurs culturels et spirituels renforcent – si besoin était – l’inclination à la mobilité de ces « pèlerin·es des Caraïbes » qui revendiquent leur condition de « nation par-delà les frontières ».

Réflexions finales

Les Garifunas sont un peuple transnational, une nation, dont le discours de mobilité en fait une communauté qui dépasse les frontières nationales. Cette mobilité, qui caractérise depuis toujours leur processus de construction en tant que peuple, est devenue un élément central de leur identité. Ce processus a démarré avec la traite négrière, s’est poursuivi avec leur expulsion de Saint-Vincent et leur déportation en Amérique centrale par les Anglais, et continue aujourd’hui dans un contexte marqué par des conditions de subsistance précaires, pour celles et ceux qui peuplent l’Amérique centrale, et qui migrent vers les États-Unis ; une précarité qui s’explique par la crise économique régionale. Malgré l’hostilité apparente de ces facteurs, le discours revendicatif des Garifunas les façonnera progressivement en des éléments constitutifs d’une identité dans laquelle la mobilité transfrontalière est propice à la construction de territorialités nouvelles et à l’affirmation culturelle. En d’autres termes, la mobilité, traumatisme devenu facteur d’émancipation, est l’élément-clé qui explique la constance du discours de revendication de la territorialité et de la transnationalité des Garifunas.

Hommage garifuna aux ancêtres. Comté du Bronx – New York 2016.

Notes

[1Une nation par-delà les frontières. Tiré du livre « The Garífuna. A nation accross borders. Essays en Social Anthropology » édité par l’anthropologue garifuna Joseph Palacio. Cet ouvrage est un recueil
d’articles écrits sur ce peuple par d’éminent·es chercheur·ses.

[2Les chiffres de la situation démographique de la population garifuna sont approximatifs. On estime qu’environ 250 000 Garifunas vivraient en Amérique centrale, et autant voire plus aux États-Unis, soit une population totale de quelque 500 000 personnes

[3González, Nancie, Peregrinos del Caribe. Etnogénesis y etnohistoria de los garífunas, Editorial Guaymuras, Tegucigalpa, 2008.

[4Ceci vaut pour l’ensemble des citoyen·nes de ces pays en vertu des accords du SICA (Sistema de Integración Centroamericano), instauré en 1991

[5Roy Cayetano, intellectuel et militant garifuna du Belize. « La experiencia de la lengua garífuna ». http://biblioteca.upnfm.edu.hn/images/Cinterculturalidad/Documentos/Mcultuindigena/capitulo%202_2do.pdf

[6Jusqu’aux années 1990, les migrant·es garifunas issu·es des premières vagues profitaient de mécanismes de regroupement familial et de l’existence de réseaux d’aide communautaires qui leur permettaient d’obtenir un visa de travail (marine marchande, ports).

[7Déclaration d’un Garifuna résidant légalement dans le Bronx depuis 1982. Entretien réalisé dans le comté du Bronx, New York, juin 2016

[8Déclaration d’un Garifuna à Livingston, Guatemala. Entretien réalisé en juillet 2015.

Commentaires

Ce texte synthétise des éléments de réflexion développés par l’auteur dans les articles suivants :
• « Les Garifuna. Transnationalité territoriale, construction d’identités et action politique », in REMI, Revue Européenne des Migrations Internationales, Volume 27, No. 1 – 2011 pp. 47-70.
• « Construcción de identidades y territorio en un contexto de movilidad. El caso de los Garífunas, ‘Peregrinos del Caribe’ », in Hoffmann, Odile, Morales, Abelardo (coord.), El territorio como recurso : Movilidad y apropiación del espacio en México y Centroamérica, Flacso, LMI-MESO, IRD, UNA, San José, 2018.
• « Les « Pèlerins de la Caraïbe » : le difficile transit migratoire du peuple Garífuna ». Dossier Migrations : pour le respect des droits humains et la solidarité. FALMAG – France Amérique Latine Magazine, Hors-Série 2018.

Carlos Agudelo sociologue, chercheur associé à URMIS (Unité de Recherche Migrations et Société) IRD-Université Paris VII-Université Nice Sophia Antipolis.