À Asunción de Quiquibey, une communauté autochtone mosetén située dans le département de Beni, au nord-est de la Bolivie, les feux de forêt ont fait rage de manière incontrôlée pendant des mois [en 2023]. Armé·es de pelles, de branches d’arbres et de bouteilles en plastique de deux litres, les membres de la communauté ont fait tout leur possible pour tenir les flammes à distance, alors que le feu détruisait lentement le cacao, les papayes et les bananes que les membres de la communauté cultivent pour survivre.
Confrontée à une grave sécheresse et en l’absence de soutien significatif du gouvernement, la communauté ne pouvait pas faire grand-chose par elle-même. Les Forces armées boliviennes sont arrivées pour les aider pendant un après-midi, mais faute de préparation et d’équipement suffisants, leurs efforts ont été improductifs. « En tant que communauté, nous nous battons ici et là, chaque membre de la communauté défendant sa parcelle de cacao », a déclaré fin octobre Hermindo Vies, ancien dirigeant de la communauté et garde-forestier. « C’est une malédiction », a-t-il ajouté, « cet incendie a tout détruit ».
Pendant ce temps, par un après-midi brumeux de novembre, dans la capitale administrative de La Paz, un groupe de plusieurs dizaines de manifestant·es s’est rassemblé sur une place proche du centre-ville. Au fur et à mesure que la foule grandissait, les militant·es apportaient les dernières retouches à leurs pancartes, y ajoutant des images de poumons en feu et des slogans tels que « ni or, ni coca, la forêt ne se touche pas ».
Les manifestations ont été organisées en réponse aux gigantesques feux de forêt qui ont ravagé le pays entre septembre et novembre [2023], brûlant des millions d’hectares de forêt. Aggravée par le phénomène d’El Niño et les effets du dérèglement climatique, l’année 2023 a été marquée par une sécheresse sans précédent, dont les conséquences se sont traduites par des feux de forêt qui ont recouvert pendant des semaines des villes amazoniennes et andines de fumée. Au cours des premiers mois de 2024, alors que l’Amérique du Sud était toujours confrontée à une chaleur et une sécheresse sans pareil, des feux de forêt ont également embrasé l’Argentine, le Chili et la Colombie.
Bien que les changements politiques récents aient entraîné une diminution de la déforestation dans le pays voisin, le Brésil, l’expansion du soja, du bétail et du bois en Bolivie s’accélère sans relâche. En 2022, la Bolivie se classait au troisième rang mondial pour la perte de forêts primaires, après le Brésil et la République démocratique du Congo. Lors d’une réunion des dirigeant·es des pays amazoniens en août dernier, le gouvernement bolivien a de nouveau refusé de s’engager à mettre fin à la déforestation en Amazonie d’ici 2030.
Si les manifestant·es ont raison de se mobiliser contre la déforestation et les incendies incontrôlés, le mouvement écologiste est déconnecté des causes principales de la déforestation, dont le secteur agro-industriel du pays est le principal responsable. Un examen plus approfondi des actions et de la rhétorique tant du gouvernement bolivien que des intérêts privés révèle les fondements racistes et capitalistes qui façonnent une grande partie des réactions aux incendies. Par exemple, certain·es manifestant·es ont invoqué le slogan raciste « ni collas ni coca, la forêt ne se touche pas » pour dénoncer les incendies, en utilisant le terme « collas » de manière péjorative pour désigner les autochtones des montagnes qui ont migré vers les plaines de l’Est à la recherche d’un emploi. Ce type d’écologisme ne « considère pas les problèmes environnementaux comme une question structurelle étroitement liée à la classe, à la race et aux injustices sociales », déclare Angélica Becerra, membre du groupe militant Mujeres, Territorios y Resistancias (Femmes, territoires et résistances), basé à Santa Cruz.
Chaqueo en Bolivie
Les incendies saisonniers contrôlés sont courants dans les tropiques. La pratique consistant à défricher des champs pour la plantation pendant la saison sèche en mettant le feu aux mauvaises herbes mortes est utilisée depuis des millénaires dans le monde entier et fait traditionnellement l’objet d’une rotation, ce qui laisse le temps aux sols nouvellement cultivés de récupérer leurs nutriments. Bien que sa modalité traditionnelle puisse être durable et saine pour les forêts, le chaqueo, comme on l’appelle en Bolivie, a souvent été confondu avec l’agriculture sur brûlis, ou l’utilisation du feu pour abattre des forêts saines en vue de nouvelles cultures.
C’est le cas de communautés comme Asunción de Quiquibey, située dans la réserve de biosphère de Pilón Lajas. Contrairement aux grandes exploitations agro-industrielles, les membres d’Asunción de Quiquibey pratiquent le chaqueo, c’est-à-dire la culture en rotation des plantes telles que le cacao, les bananes, les papayes et le riz. Cette méthode de plantation durable est qualifiée dans le monde entier d’« arriérée ». Toutefois, dans un contexte de grave sécheresse, de nombreux incendies provoqués par le chaqueo à petite échelle se sont propagés à la forêt environnante. Les mégafeux sont un phénomène postérieur à 2016, ce qui indique que les forces combinées du dérèglement climatique induit par les humain·es et de l’agriculture industrielle sont les principales responsables des incendies incontrôlables.
En Bolivie, l’État dit depuis longtemps aux communautés autochtones comme Asunción de Quiquibey qu’elles doivent prendre soin et préserver, « vous devez prendre soin, vous devez prendre soin, vous devez prendre soin », dit Hermindo Vies. « Pas de déprédation. » Mais en tant que communauté qui a toujours vécu dans la forêt et utilisé des pratiques de brûlage durables, « de quoi allons-nous vivre si nous prenons soin, simplement soin, sans bénéficier de ses ressources ? », se demande Vies.
Les discours du gouvernement qui attribuent la responsabilité de la conservation aux communautés autochtones contrastent fortement avec les politiques gouvernementales qui encouragent la colonisation des zones forestières par les producteurs agricoles, principalement des entreprises de culture du soja et des exploitations d’élevage de bétail. Ces entreprises utilisent le feu pour défricher de vastes étendues de terre, une pratique qui dépasse souvent les limites légales, qui ne sont guère mises en œuvre par les pouvoirs publics. Alors que les régions amazoniennes connaissent la pire sécheresse depuis des décennies, nombre de ces incendies se propagent par inadvertance de manière incontrôlée.
Bien que le gouvernement bolivien ait envoyé des pompier·es volontaires dans les régions les plus affectées et qu’il ait reçu une aide internationale limitée, c’était trop peu et trop tard. En novembre [2023], les incendies avaient détruit 2,7 millions d’hectares. La plupart des communautés touchées, y compris Asunción de Quiquibey, ont dû prendre leur destin en main. Au mois de novembre [2023], les affiches réclamant des dons pour soutenir les efforts locaux de lutte contre les incendies étaient main courante dans de nombreuses villes et villages boliviens.
Les mouvements sociaux ont raison de condamner la tiédeur de la réponse nationale et internationale aux incendies. Cependant, selon Angélica Becerra, les écologistes bolivien·nes ont été « coopté·es par l’ultradroite ». La plupart des participant·es aux manifestations environnementales sont issu·es de classes et de groupes sociaux privilégiés, une position qui les met souvent en porte-à-faux avec les intérêts de la majorité de la population bolivienne. Angélica Becerra souligne que nombre de celles et ceux qui façonnent le discours environnemental au niveau national ont également des intérêts commerciaux en jeu. Par conséquent, iels « proposent des mesures individualistes pour lutter contre le dérèglement climatique » et « dépolitisent la lutte pour la vie, l’eau et la terre », affirme-t-elle. « Ce type d’environnementalisme ne favorise que les élites locales et mondiales et ne change pas la réalité des populations et des territoires. »
Systèmes mondialisés de consommation et de demande
Entre 2001 et 2021, la culture du soja a entraîné la déforestation de 90 000 hectares, et l’industrie de la viande de bœuf est responsable de 35 % de la perte historique totale de forêt en Bolivie. La majeure partie de cette déforestation est due à l’appétit croissant des pays du Nord pour le soja, le bœuf et le bois. En 2020, les pays à revenu élevé consommaient plus de 90 kg de viande par personne et par an, tandis que les pays à faible revenu n’en consommaient qu’environ 15 kg. En Bolivie, la consommation de viande est élevée pour sa catégorie, avec environ 75 kg par habitant.
La culture illicite de la coca pour la production de cocaïne – à ne pas confondre avec la production légale de coca pour la consommation humaine des feuilles non transformées – est également une source majeure de la déforestation dans les zones subtropicales. Comme pour l’agro-industrie et l’extraction de l’or, la culture illégale de la coca est largement alimentée par la demande des pays du Nord : en 2020, l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale et centrale ont représenté 51 % de la demande mondiale de cocaïne.
De même, l’extraction industrielle et artisanale informelle de l’or contribue à la déforestation. Avec les récentes flambées des prix de l’or stimulées par les marchés de la bijouterie dans les pays riches et la demande croissante d’opportunités d’investissement dans les économies émergentes, l’activité minière aurifère a explosé dans les pays amazoniens. La Bolivie a exporté pour plus de 2,5 milliards de dollars d’or en 2021.
Les appels lancés par les manifestant·es écologistes font souvent peu de cas du diagnostic des systèmes capitalistes mondiaux qui sont à l’origine de l’exploitation écologique. Au contraire, iels rejettent toute la responsabilité sur l’actuel gouvernement du Mouvement vers le socialisme (MAS), ainsi que sur celui de l’ancien président du MAS, Evo Morales.
Les reproches adressés au MAS sont justifiés, bien que ces gouvernements-là ne soient pas les seules. Les gouvernements de Luis Arce et d’Evo Morales ont joué un rôle important dans la facilitation de la déforestation, en grande partie par le biais d’accords clientélistes avec les géants de l’agro-industrie dans le département de Santa Cruz, dans l’Est de la Bolivie. Les deux gestions ont été critiquées pour avoir prêché des conceptions environnementales utopiques tout en développant des activités extractives au détriment de l’Amazonie et d’autres écosystèmes fragiles. Plus récemment, lors de la COP28 à Dubaï, le vice-président bolivien, David Choquehuanca, a souligné la nécessité de « sauver la Terre-Mère des multiples crises provoquées par la civilisation occidentale néocoloniale, capitaliste, impérialiste et patriarcale ». Lorsqu’il a tenu ces propos au début du mois de décembre [2023], de nombreux feux brûlaient encore avec un soutien minimal du gouvernement en matière de lutte contre les incendies, et son gouvernement n’avait pas encore déclaré l’état d’urgence.
Le gouvernement bolivien devrait bien sûr adopter des politiques plus agressives pour freiner la déforestation et lutter contre le dérèglement climatique ; mais cette responsabilité incombe à tous les gouvernements, en particulier à ceux qui ont la plus grande responsabilité historique dans le dérèglement climatique. Les pays riches ne représentent que 12 % de la population mondiale actuelle, mais sont responsables de 50 % des émissions de combustibles fossiles à l’origine du dérèglement climatique.
La Bolivie fait partie d’un climat mondial et ne peut faire face seule à ses catastrophes liées au climat.
« Iels viennent nous envahir »
L’un des paradoxes d’une partie du mouvement écologiste, semblable à celui des États-Unis et d’autres pays, est que les problèmes écologiques tels que les feux de forêt sont souvent imputés aux pauvres, aux migrant·es ou aux « étranger·ères » considéré·es comme une menace pour la nature. En Bolivie, cette menace est largement exprimée par des migrant·es supposé·es arriver dans l’Est de la Bolivie en provenance des Andes, une présomption également chargée d’imaginaires raciaux qui opposent les migrant·es à la peau plus foncée aux Bolivien·nes à la peau plus claire. Les slogans et les chants des manifestant·es écologistes suggèrent implicitement que les feux de forêt sont la faute des cultivateur·rices de coca, des petit·es agriculteur·rices et des mineurs d’or artisanaux, dont beaucoup sont autochtones et ne cherchent qu’à joindre les deux bouts. « Les slogans et les pancartes portent sur la nécessité de prendre soin de l’eau, de la terre, de manière très globale », explique Angélica Becerra. Iels « considèrent les forêts comme des êtres vierges, purs et propres et ferment les yeux sur les relations d’interdépendance que l’humanité entretient avec la montagne et la terre ».
Les appels à l’expulsion des « interculturel·les » – généralement des autochtones des Andes qui ont migré vers les zones tropicales pour cultiver ou extraire de l’or – masquent le problème plus large de l’agriculture industrielle, qui est responsable de la plupart des feux de forêt. Alors qu’on dénonce la contribution des autochtones bolivien·nes à la disparition des forêts, le rôle des mennonites, qui ont émigré d’Europe et d’Amérique du Nord vers l’Amérique latine au milieu du XXe siècle, est rarement critiqué. Les communautés mennonites de Bolivie sont responsables de près de 25 % de la déforestation liée aux plantations de soja.
« C’est un discours très superficiel ou très faux qu’iels tiennent », déclare Marie, une autre militante de Mujeres, Territorios y Resistencia, qui préfère n’être identifiée que par son prénom. De nombreux·ses militant·es blâment généralement « les peuples autochtones des plaines », qui peuvent désigner à la fois des personnes interculturelles et des communautés telles qu’Asunción de Quiquibey, « sans les nommer, sans savoir très bien à qui l’on fait référence », note-t-elle, ce qui contribue à un discours « profondément raciste » selon lequel « iels viennent nous envahir ». Si la simplicité de cette rhétorique est séduisante, elle ne permet pas de « bien voir d’où viennent réellement les incendies ».
En réalité, ce langage simpliste se trouve être fonctionnel pour les chef·fes d’entreprise et les organisations conservatrices qui, dans certains cas, ont essayé de coopter le mouvement écologiste. Accuser les pauvres et les populations autochtones est bien pratique, puisqu’il a pour effet de détourner l’attention du secteur industriel privé en faisant des petit·es agriculteur·rices des boucs émissaires. L’instrumentalisation des incendies à des fins politiques par ces mêmes acteurs n’a rien de nouveau. Lors des incendies catastrophiques qui ont ravagé les plaines tropicales de la région de la Chiquitanía en Bolivie en 2019, des ONG écologistes, comme Ríos de Pie, ont émergé avec l’ambition claire d’utiliser les incendies comme une arme contre l’ancien président Evo Morales, dans le but de réduire ses chances de réélection. Comme le résume l’anthropologue Andrés Huanca, la grande agro-industrie a « utilisé la lutte environnementale uniquement pour augmenter sa marge de profit. Existe-t-il un meilleur portrait du capitalisme contemporain ? »
Vers une approche plus critique
Bien entendu, tous·tes les militant·es écologistes ne peuvent être inclus·es dans ce groupe. Certain·es affrontent ces contradictions afin de faire évoluer le débat. Pour construire un mouvement écologiste plus efficace, plus juste et plus transversal, des organisations militantes telles que Mujeres, Territorios y Resistancia remettent en question la vision étroite et classiste de « ni or ni coca, la forêt ne se touche pas ». Elles la remplacent par « ni soja, ni bétail, ni agro-industrie ». Selon elles, les incendies auxquels est confrontée la Bolivie devraient brûler l’agro-industrie et le modèle capitaliste extractiviste, et non les forêts boliviennes.
« Nous n’avons pas besoin de cet environnementalisme myope, bourgeois, fasciste et machiste », déclare Angélica Becerra. Au lieu de cela, « nous devons penser à un autre environnementalisme… avec des objectifs politiques qui prennent en compte les inégalités, les structures capitalistes, patriarcales et coloniales ».
Derrière ces conflits politiques et la désignation de boucs émissaires, les forces politiques, économiques et environnementales à l’origine de cette situation restent inchangées. On estime que le réchauffement de la planète induit par l’activité humaine a multiplié par 30 la probabilité de la sécheresse de 2023 en Amazonie et que des sécheresses similaires ou pires risquent de se produire plus fréquemment.
À Asunción de Quiquibey, les cicatrices des incendies demeurent. « Tous les chacos à vocation agricole ont brûlé », explique Hermindo Vies, qui estime qu’entre 20 et 30 hectares de terres agricoles et entre 10 000 et 15 000 hectares de forêt ont été perdus rien que dans sa communauté.
Bien qu’une loi bolivienne garantisse une indemnisation pour les terres et les structures perdues dans les feux de forêt, les autorités n’ont même pas encore évalué les dégâts dans le village. « Nous savons aujourd’hui qu’il n’y aura plus d’argent, plus de manioc, plus de riz, plus rien. Nous allons souffrir toute l’année à partir de maintenant. »