Le peuple soudanais veut en finir avec un régime de plus de trente ans

, par El Salto Diario , BABIKER Sarah

Des manifestations contre le prix du pain à la révolte contre le président, dix jours de mobilisations qui pourraient changer l’avenir du Soudan. 

"Hurriya, hurriya", chantent des centaines de femmes soudanaises dans une manifestation. Beaucoup d’entre elles portent la blouse blanche des étudiantes. Hurriya signifie liberté en arabe, ces femmes participent à l’une des nombreuses manifestations qui occupent les rues de plusieurs villes du Soudan depuis ce 19 décembre. Le pays africain est touché par des dizaines de mobilisations, un climat de rébellion qui pourrait bien menacer la continuité du régime.

Manifestation devant l’ONU en 2010, réclamant que Omar Al Bashir, président du Soudan, soit jugé devant la Cour Pénale Internationale @Martha Heinemann Bixby (CC BY-NC 2.0)

Les premières manifestations ont été spontanées. Une réponse au ras-le-bol provoqué par l’augmentation au triple du prix du pain. Cette augmentation signifie, pour de nombreuses familles, ne pas pouvoir s’alimenter, une situation qui marque le point culminant de l’appauvrissement provoqué par l’inflation - le gouvernement admet une inflation de 70% sur la dernière année, mais d’autres experts suggèrent un pourcentage bien plus élevé - la pénurie d’essence, qui durant des mois a obligé les gens à dormir dans leur voiture pour faire les files d’attente devant les stations essence, et une mesure limitant les retraits d’argent qui a laissé les banques sans liquidités, empêchant que les gens touchent leurs salaires. C’est cette liste de préjudices qui a pu être entendue lors des manifestations, qui se sont finalement traduites en une exigence : « le peuple veut en finir avec le régime ».

En juillet 2018, le FMI a visité le pays. Parce que le Soudan figure toujours dans la liste des États qui soutiennent le terrorisme, il ne peut pas bénéficier d’emprunts de l’institution. Mais de ses conseils, si. L’assistance technique délivrée par le fonds s’est traduite par la fin des subventions, l’incapacité de la population à subvenir à ses besoins de base, et en réponse : la révolte.

Omar Al Bashir, qui a pris le pouvoir le 30 juin 1989 avec l’appui de l’armée, a fait de sa dictature l’une des plus longues de la région. A la tête du Parti du Congrès National, sous son gouvernement, de tendance islamiste, la guerre contre le Sud du pays a connu une recrudescence. Deux décennies de conflits qui ont abouti à la sécession du Sud après un référendum en 2011. Alors que le Soudan du Sud vit en situation de guerre civile depuis sa création, le Nord, défait de ce qui était devenu sa principale source de richesse, le pétrole – 75 % des réserves appartenait à la partie méridionale – est précipité dans une débâcle économique.

« Aujourd’hui, nous peuple du Soudan avons atteint le point de non-retour dans la route vers le changement », déclarait un communiqué de la coalition des associations professionnelles qui ont convoqué la marche du mardi 25. « Nous prendrons tous les moyens d’actions pacifiques et populaires pour arriver à bout de ce régime qui continue de faire couler le sang. Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons confiance en la capacité du collectif à y arriver », annonçaient-elles. Selon Amnesty International, ce même mardi, 37 personnes déjà étaient mortes victimes de la répression.

Après plusieurs jours de manifestations spontanées, en grande partie du fait des étudiants – la gouvernement a fermé les universités et les écoles pour arrêter les protestations – la manifestation du 25 à Khartum, marquée par la marche vers le palais Présidentiel, a été l’une des premières actions organisées articulant les syndicats et les partis de l’opposition. D’autre part, le lundi 24 les médecins se sont déclarés en grève. Hier le 27 [décembre 2018], les journalistes ont appelé également à une grève de trois jours.

A travers les réseaux sociaux circulent les images des manifestations, et aussi celles qui prouvent la répression du régime, qui a répondu aux protestations avec des munitions réelles et des gaz lacrymogènes. Une vidéo montre une longue file de 4x4 chargés de militaires dans l’une des plus grandes artères de la capitale. Dans le même temps le gouvernement a limité internet, censurant les réseaux sociaux et expulsant plusieurs journalistes de médias arabes. 14 membres de l’opposition ont été arrêtés.

Le retour d’une tradition de contestation

Les premières manifestations ont eu lieu dans la ville d’Atbara, une ville d’un peu plus de 100 000 habitants dans le nord-est du pays. Atbara, considérée comme la capitale ferroviaire durant l’époque coloniale, a une importante tradition syndicale et anti-coloniale. A partir de là, les manifestations se sont étendues à d’autres villes dont la capitale. C’est ainsi qu’à la fin de l’année 2017, le mécontentement dû à l’inflation s’est converti en mobilisations.

En 2011 lors du printemps arabe, avait démarré un cycle de manifestations dans le pays dont le point culminant a été les révoltes de l’automne 2013 contre l’augmentation de l’essence. Ces mobilisations se sont soldées par la mort de plus de 200 personnes. Les mesures d’austérité approuvées par Al Bashir au cours de ces deux années ont alimenté des mobilisations sporadiques. D’autre part, la Cour Pénale Internationale a émis en 2009 et 2010 deux mandats d’arrêt contre le président soudanais, accusé de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, principalement pour son rôle au Darfour.

« Ceci est une seconde vague, plus intense, à la suite de ce qui s’était passé en septembre 2013. Le gouvernement avait réussi à y survivre à l’époque. Mais cette fois, les manifestants ont l’air plus déterminés, et ils ont surmonté le massacre qu’ils ont subi la première fois », commentait l’analyste soudanais Mohamed Osman à la chaîne Al Jazeera lundi dernier. Selon l’expert, un des signes les plus clairs de l’actuelle vulnérabilité du régime tient à la participation de plusieurs militaires aux manifestations.

Jusqu’à maintenant le principal soutien à Al Bashir a été l’armée. Son gouvernement destine 75% du budget national à la défense. Si le conflit au Sud a été le prétexte pour perpétuer un régime militaire, tant qu’il a été possible de compter sur les recettes du pétrole, une certaine illusion de prospérité a pu être créée. De ces années de croissance, il est resté peu de choses en termes d’infrastructures ou d’industrie d’État, et l’argent du pétrole est venu enrichir les élites politiques. Outre la dénonciation de la situation économique, dans la rue, on pointe la corruption du système.

Les manifestants voient également les partis historiques de l’opposition, la Umma et le parti Unioniste, comme partie prenante du système corrompu qui a mené la population à la pauvreté. Ce sont les partis de gauche et partis libéraux que les porte parole du gouvernement accusent d’être derrière ces protestations. Les manifestants appellent à une rupture et se souviennent que ce n’est pas la première fois que les gens imposent dans la rue un tournant démocratique.

En 1964 un cycle de manifestations avait un point final à la dictature de Ibrahim Abboud, responsable d’un coup d’Etat en 1958, deux ans seulement après l’indépendance. En 1985, le régime de Yaafar al-Numeiry avait pris fin quand des milliers de personnes sont sorties dans les rues pour exiger la démocratie. Ces deux faits historiques émergent dans les discours des activistes présents sur le territoire soudanais mais aussi dans la diaspora. Tout au long de la semaine, les rassemblements de solidarité avec les manifestations au Soudan se sont étendues à plusieurs villes des États-Unis et d’Europe.

Etas-Unis, Yemen et le réveil d’autres printemps

Tandis que 2018 s’achève dans ce climat de révolte en interne, au niveau international Al Bashir traverse une période calme. Après des années de sanctions économiques contre l’État africain, les États-Unis les ont levées en octobre 2017, laissant entendre que le gouvernement a fait des progrès dans la lutte contre le terrorisme. Ce blanchiment coïncide avec la participation du Soudan à la guerre du Yémen, intégrant l’alliance avec l’Arabie Saoudite, les États-Unis et les Émirats Arables contre les Houthi. Là où les superpuissances et les riches monarchies pétrolières mettent de l’argent et des armes, le Soudan a posé des troupes. Beaucoup de ces soldats proviennent des milices janjaweed, célèbres pour leur cruauté au Darfour. 

Néanmoins, cette fois-ci, la fronde interne pourrait être suffisante pour déstabiliser le régime. Selon les opposants, le fait qu’Al Bashir n’était pas présent dans le palais présidentiel lors de la manifestation du mardi 25 [décembre 2018] est une preuve de sa faiblesse. La veille, il qualifiait de "traîtres et mercenaires" ceux qui étaient derrière ces "sabotages" et promettait de nouvelles réformes économiques. Ses mots furent clairement insuffisants pour contenir les manifestations.

Face aux précédents des printemps arabes, les gens se demandent ce qu’il pourrait advenir après Al Bashir. Pour le moment cette incertitude n’empêche pas les manifestations de continuer. Demain, le 29 décembre à onze heures du matin, la communauté soudanaise à Madrid a appelé à un rassemblement en face de l’ambassade du Soudan pour dénoncer la violation des droits de l’Homme dans le pays et exiger le respect des manifestations pacifiques.

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Cet article, publié le 28 décembre 2018, a été traduit de l’espagnol vers le français par Juliette Carré, traductrice bénévole pour Ritimo.

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