Le monde en ruines : ce que la poésie peut nous apprendre sur nos combats actuels

, par Red pepper , CARCHEREUX Agnès (trad.), ENJUTO RANGEL Cecilia

Dans le sillage de chaque civilisation, des ruines subsistent. Ces lieux et leur poétique nous aident à mieux appréhender les luttes et injustices contemporaines, selon Cecilia Enjuto Rangel

La citadelle Inca de Macchu Pichu

La phrase « je ne peux pas respirer » a résonné dans de multiples contextes depuis 2020. Alors que nous devons faire face à diverses crises sanitaires et environnementales publiques et que nous devons encore nous battre pour une justice raciale aux États-Unis, en Amérique latine et en Europe, les derniers mots de George Floyd font étrangement écho à notre angoisse collective. Les poèmes modernes sur les villes en ruines amplifient souvent cette angoisse et suggèrent qu’amener le·la lecteur·rice à une conscience politique pourrait offrir une alternative à la suffocation silencieuse et collective.

En 2016 à Porto Rico, la population de la ville de Peñuelas ne pouvait pas respirer. Lors des manifestations contre les dépôts de cendres de charbon, il y a eu des arrestations massives de citoyen·nes qui condamnaient les niveaux élevés d’aluminium, d’arsenic, de plomb et de lithium dans les poussières en suspension qu’ils et elles respiraient tous les jours. Au Chili, la résistance du peuple Mapuche contre les compagnies d’abattage de bois s’est aussi soldée par des arrestations durant plusieurs manifestations pour reprendre le contrôle de leurs terres ancestrales. Depuis 2019, les incendies et la déforestation en Amazonie, en Australie, aux États-Unis et maintenant en Europe, ainsi que les records de températures élevées au Royaume-Uni en juillet, nous ont rappelé que le changement climatique et la dégradation de l’environnement façonnent et contraignent nos communautés, notre faune et notre capacité à respirer dans notre propre maison.

Depuis Peñuelas jusqu’à l’Amazonie, le Chili, les États-Unis et l’Espagne, les crises environnementales affectent de manière disproportionnée les communautés appauvries, privées de leurs droits. De plus, tous ces exemples permettent d’établir un lien évident entre la dégradation de l’environnement et les conséquences généralisées du racisme, de l’injustice sociale et de l’héritage du colonialisme, au sein desquelles l’impunité et le profit soutiennent les multinationales.

Des sites où règne une violence lente

Ces sites de catastrophe écologique et les manifestations qu’ils ont provoquées illustrent bien la référence de Rob Nixon dans Slow Violence and the Environmentalism of the Poor (« Violence lente et écologie des pauvres ») sur l’« activisme écologique au sein des communautés pauvres qui se sont mobilisées contre la violence lente ». Par violence lente, Rob Nixon entend « une violence qui s’installe progressivement et de manière invisible, une violence de destruction différée qui se répand dans le temps et dans l’espace, une violence d’usure qui n’est généralement pas du tout considérée comme telle ». Le changement climatique, la déforestation et les sous-produits toxiques des guerres sont certaines de ses multiples conséquences.

Des poèmes tels que « Silencio » (« Silence ») de Rosario Castellanos (Mexico, 1925-1974) répondent à cette violence coloniale invisible. Dans ce poème, les ruines sont remplacées par des arbres : « Yo no miro los templos sumergidos / sólo miro los árboles que encima de las ruinas / mueven su vasta sombra. » (Je ne regarde pas les temples submergés / Je regarde seulement les arbres, qui, au-dessus des ruines / bougent leur grande ombre). Dans peu de temps, nos paysages n’auront plus d’arbres pour remplacer les ruines de la modernité.

Comme dans la violence décrite par le poème de Rosario Castellanos, les victimes de la pollution de l’air, de l’eau et des sols ont été rendues invisibles et passées sous silence, comme si leurs fléaux étaient moins réels et qu’ils étaient justifiés par leur pauvreté. Les ruines ont aussi souvent été représentées comme étant le seuil entre le vrai et le faux, entre l’authentique et le non-authentique, entre le passé et, comme le dit Charles Baudelaire, la « mémoire du présent ».

Les ruines ont été considérées comme des allégories historiques depuis l’Antiquité. Au Moyen-Age, elles étaient souvent porteuses de message didactique. C’est le cas des poèmes baroques sur les ruines qui décrivent la façon dont la nature reprend ses droits après la destruction de cités autrefois puissantes, afin de réfléchir à la mort – memento mori [NdT : souviens-toi que tu te meurs] – et à la façon dont la nature survit à nous tous. La poésie romantique tend à idéaliser les ruines, qu’elles soient vraies ou fausses (construire des ruines artificielles, ou folies, sur sa propriété est devenu une tendance qui a rivalisé avec la poésie romantique). Elles sont souvent décrites comme des lieux sublimes qui favorisent la contemplation du soi mélancolique.

D’autre part, les poèmes modernes sur les ruines ont tendance à donner un contexte historique à la destruction de la ville moderne, en critiquant souvent les illusions capitalistes du progrès. Le poème « Canto sobre unas ruinas » (« Chant sur des ruines ») de Pablo Neruda (Chili, 1904-1973) en offre un exemple particulièrement poignant. Ce poème fait partie du recueil poétique España en el corazón (1937) ("Espagne au cœur"), publié en soutien à la cause républicaine lors de la guerre civile espagnole. Le recueil poétique a aussi été publié en 1938 par Manuel Altolaguirre et des soldats républicains à l’abbaye Santa Maria de Montserrat en Catalogne : des chutes d’uniforme et un drapeau ennemi déchiqueté ont été transformés pour fabriquer un livre recyclé à partir de déchets. Bien que dans « Canto sobre unas ruinas », le locuteur ne parle pas d’un site de ruines en particulier, le poème révèle une vision apocalyptique de l’histoire, dans laquelle l’aluminium et le ciment sont « pegado al sueño de los seres » (« collés aux rêves des êtres »). Cette vision représente la critique du progrès, qui doit être lue dans le contexte de la guerre civile espagnole et de son urgence.

Les ruines et les éveils

Les poèmes de Neruda sur les ruines de cette guerre et sa critique du fascisme ont clairement déterminé son analyse du passé de l’Amérique latine et ses liens avec le présent. Ceci transparaît dans « Alturas de Macchu Picchu » (« Hauteurs de Machu Picchu »), poème composé après son voyage au Pérou en 1943. Contrairement au ton pessimiste de « Canto sobre unas ruinas », l’enchevêtrement d’allusions littéraires de Neruda dans « Alturas de Macchu Picchu », de Dante à Rodrigo Caro en passant par Whitman, évoque le voyage de la voix poétique dans cette ville inca, en nouant le dialogue avec les voix de ceux qui n’en ont pas et en faisant vivre ceux qui sont sans vie.*

Dans Cities in Ruins : The Politics of Modern Poetics, je parle des ruines et de la manière dont elles ont façonné la modernité, et dont des poètes tels que Charles Baudelaire, T S Eliot, Luis Cernuda, Octavio Paz et Pablo Neruda, parmi tant d’autres, provoquent un « éveil historique » (cf. The Arcades Project de Walter Benjamin) pour critiquer les conséquences dévastatrices de la guerre et du progrès moderne, en donnant un contexte historique aux ruines et en évitant la réflexion narcissique sur la destruction.

De la même manière, les poèmes sur les ruines d’Amérique latine et d’Espagne se penchent aussi sur l’angoisse collective et un éveil politique, historique. Ces dernières années, les injustices écologiques, économiques et politiques ont généré une série de luttes engagées dans le monde. Une répression violente a été utilisée pour répondre aux « troubles » politiques. Des millions de personnes se sont mobilisées par le biais d’organisations de terrain pour décoloniser les institutions et les systèmes entachés d’impérialisme et de néolibéralisme. En Colombie et au Chili, nous avons été les témoins de la façon dont les mobilisations ont donné lieu à une nouvelle ère politique. Au milieu du XXe siècle, les visions poétiques d’un futur pollué et de paysages délaissés semblaient anticiper ces manifestations contemporaines, les défis auxquels nous faisons actuellement face, et les multiples possibilités offertes pour remodeler le futur.

Voir l’article original en anglais sur le site de Red Pepper