Le manque d’eau menace le Maghreb

, par Orient XXI , CHIBANI Ali

Les disponibilités en eau courante ont diminué de 60 % depuis quarante ans en Afrique du Nord. La modification de la pluviométrie liée au réchauffement climatique, le mauvais entretien du réseau et l’insuffisance d’infrastructures d’épuration sont en cause dans cette impasse inquiétante, qualifiée par les experts de stress hydrique. Dont les premières victimes sont les petits paysans de la région.

Arbres morts après sécheresse, bassin de Macta, Algérie.
Photo de Nabil Kherbache pour Water Alternatives.
CC BY-NC 2.0 sur Flickr

En février 2020, Arezki Barraki, ministre des ressources en eau, assure que « L’Algérie n’est pas en situation d’alerte ou de stress hydrique ». Pourtant, ce pays et ses voisins n’atteignent plus le seuil de 1 000 m3/habitant/an au-dessous duquel la vie sociale et le développement économique sont difficiles selon le chercheur suédois Martin Falkenmark. Si bien que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) [1] et le World Ressources Institute (WRI) [2] ont, contrairement au ministre algérien, déclaré le Maghreb en état de stress hydrique élevé.

Concentration des épisodes pluvieux

Les stocks d’eau diminuent, car ils dépendent en grande partie de la pluviométrie. « La quantité de pluie qui tombe annuellement n’a pas baissé considérablement », tempère Jamila Tarhouni. Selon la directrice du laboratoire de Sciences et technologies de l’eau à l’Institut national agronomique de Tunis, « ce qui a changé, c’est la concentration des épisodes pluvieux. Alors que la pluie s’étalait dans le temps et profitait aux sols, la durée des précipitations actuelles est courte quand la quantité peut être grande. Cela provoque des inondations et des érosions, car nos surfaces sont altérées par la déforestation et l’urbanisation ».

« Les épisodes pluvieux, en plus d’être courts, sont immédiatement suivis d’un temps ensoleillé et sec, ajoute Malek Abdesselam, maître de conférences en hydrogéologie à Tizi-Ouzou. Dans ces conditions, l’eau s’évapore vite et la ponction des nappes souterraines s’intensifie : la pluie n’empêche plus le pompage des eaux par les agriculteurs. »

Des réseaux d’épuration insuffisants

Les pays du Maghreb augmentent leur capacité à stocker les eaux de surface. Le Maroc dispose ainsi de 144 barrages, chiffre dont l’Algérie veut se rapprocher d’ici 2030. La Tunisie a 34 unités, le double de la Libye qui en compte 16.

Ces pays s’intéressent aussi aux eaux non conventionnelles. Les usines de dessalement se multiplient sur les 7 000 km de littoral maghrébin. L’Algérie fait office de leader avec 21 usines réalisées en moins de 20 ans. Le Maroc a emprunté 130 millions d’euros pour la construction à Agadir de la deuxième plus grande station de la région après celle d’El Maqtaa à Oran. Tunis compte sur un prêt de 306 millions d’euros pour réaliser une usine à Sfax.

Le talon d’Achille de l’Afrique du Nord reste l’épuration des eaux usées, puisqu’elle lui dédie à peine 260 usines, dont 170 sont en Algérie. En comparaison, la France en a plus de 20 000. « Pourtant, dit Abdesselam consterné, 80 % de l’eau domestique va dans les égouts qui se déversent souvent dans la mer ».

Pour répondre à la demande du consommateur, des plans d’envergure sont lancés ici et là. Le Plan Maroc vert est suivi de Generation green 2020-2030 et Forêts du Maroc. La Tunisie veut planter 100 millions d’oliviers alors qu’en Libye, Mouammar Kadhafi avait réalisé le projet pharaonique de la Grande Rivière artificielle constituée de stations de pompage de l’eau des nappes sahariennes pour desservir la population en eau potable et développer une agriculture locale, transformant des pans entiers du désert en vergers sous serres.

Mais malgré ces efforts, « les disponibilités en eau douce par habitant dans les pays du Maghreb ont chuté de plus de 60 % au cours des 40 dernières années »
Moulay-Driss El-Jihad, Mohamed Taabni, [3], notamment parce que les capacités de stockage de l’eau sont limitées en partie par le manque d’entretien.

Ainsi, la production des usines de dessalement n’est jamais à son maximum. La quantité d’eau gardée par les barrages régresse à cause de l’envasement. « Oued El Kebir, le premier barrage d’Afrique du Nord en service depuis 1928, est carrément à l’arrêt à cause de la sédimentation », se désole Tarhouni. « L’entretien des usines et des barrages fait défaut, ajoute Abdesselam. De même pour les raccordements. Malgré les recommandations de l’État, les entrepreneurs préfèrent les matériaux chinois qui sont moins chers que la production locale, pourtant de meilleure qualité. C’est pourquoi les fuites se multiplient très vite ».

Franck Galland le confirme : « Les pays du Maghreb augmentent l’offre en eau. Mais ils ne réparent pas assez les réseaux d’adduction et les conduites d’eau. Aussi, le niveau de fuite est élevé, surtout dans les réseaux urbains où les pertes s’élèvent à 30 à 40 % de l’eau déstockée ». Ce chercheur associé à la Fondation de la recherche stratégique (FRS) regrette aussi que « la guerre ait endommagé la Grande Rivière artificielle en Libye. Des infrastructures et des stations de pompage ont été bombardées ou sont prises en otage ».

L’inégalité de l’accès à l’eau

Maitre de conférences en géographie à l’université de Poitiers, Mohamed Taabani estime que « les premières victimes du manque d’eau sont les petits agriculteurs, les paysans et les petits éleveurs ». Jamila Tarhouni le confirme : « J’ai observé en 2016 que les populations rurales se déplacent beaucoup en période de sécheresse. Elles abandonnent leurs biens pour louer en ville ou s’installer à la périphérie urbaine, ce qui induit des piquages sauvages pour s’approvisionner en eau ».

Les déplacements des populations révèlent l’inégalité de l’accès à l’eau. D’après l’Unicef, 36 % de la population rurale marocaine n’a pas un accès élémentaire à l’eau contre seulement 4 % en ville. Onze pour cent de la population rurale algérienne n’y accède pas contre 5 % de la population urbaine
 [4].

Ces chiffres cachent une autre disparité : la fréquence de l’accès au précieux liquide. Ainsi, le barrage de Taksebt situé près de Tizi-Ouzou dessert essentiellement les grandes agglomérations, dont Alger. Quant aux villageois habitant à proximité du barrage et affectés par des maladies respiratoires liées à l’humidité de l’air, ils remplissent citernes, fûts, bassines, casseroles… une fois seulement par semaine ou par quinzaine.

En effet, les autorités favorisent les populations urbaines. « Ce sont les zones les plus denses en population. On ne veut donc pas les mécontenter », résume Abdesselam. Mais cela provoque d’autres frustrations : « Le sud tunisien voit l’eau de ses nappes souterraines extraite à destination des villes touristiques, témoigne Tarhouni. Les révoltes se multiplient comme à Sidi-Bouzid où la population demande des quotas que refusent les autorités sans explication. Alors les manifestants empêchent les projets de forage et entreprennent de casser les conduites d’eau ».

Si en Algérie et en Tunisie l’eau permet d’acheter la paix sociale, Kadhafi en a fait un moyen de pression politique. Selon Mohamed Larbi Bouguerra, « il y avait un avertissement et une menace on ne peut plus clairs : en cas de désobéissance au Chef, l’eau pourrait être coupée » [5].

Et pour assombrir le tableau, les millions de touristes qui visitent la région chaque année gâchent de grandes quantités d’eau. « La consommation annuelle par touriste est de 2 à 5 fois celle des habitants, déclare Taabani. Les installations touristiques n’étant pas équipées de stations de traitement efficaces des eaux usées, le recyclage de celles-ci y est insignifiant ». La Tunisie a même fixé « un objectif de consommation de 300 litres par jour et par lit occupé » [6], soit le double de l’usage local.

La sécheresse éprouve le tissu social

« Les autorités marocaines sont solidaires des agriculteurs oasiens », se réjouit Saïd Doumi. Le président de l’Association des oasis pour le développement intégré loue une politique d’acheminement de l’eau qui a limité l’exode oasien : « Dans les oasis, la sécheresse éprouve durement le tissu social et son économie. L’absence de pluie redouble l’ensablement des terres agricoles et le bayoud [maladie fongique] ravage les palmeraies. Alors, l’oasis perd de sa beauté, les solidarités disparaissent et les gens migrent. Depuis que le roi a construit des barrages pour irriguer nos champs, nous disposons de l’eau courante ».

Toutefois, le manque de pluie limite la capacité des barrages à satisfaire les besoins des agriculteurs. Ces derniers creusent donc des puits qui ponctionnent les nappes non renouvelables. « Ce sont des puits de 30 à 50 mètres. Mais ce sont les grands propriétaires qui se le permettent. Les autres restent dépendants des eaux de surface. Pour cette raison, je prévois de creuser un puits au milieu de l’oasis pour protéger définitivement la palmeraie de la sécheresse ».

Les problématiques rencontrées par les populations oasiennes sont symptomatiques de ce qui se passe dans tous les pays en voie de développement où « l’agriculture consomme jusqu’à 90 % des ressources renouvelables », selon Galland. Comme en Libye et en Tunisie, « les nappes souterraines sont surexploitées au Maroc, les prélèvements annuels sont supérieurs aux rechargements naturels, note Taabani. On estime à 1 milliard de m3/an la surexploitation, c’est-à-dire le déstockage non renouvelé ».

« Hier encore en Algérie, on tirait l’eau avec un seau dans la Mitidja, se souvient Malek Abdesselam. Aujourd’hui, la nappe a baissé de 30 à 50 mètres ». Jamila Tarhouni estime, pour sa part, que les nappes tunisiennes baissent d’une trentaine de mètres par décennie, à cause de « l’absence d’une stratégie politique qui combine l’intérêt pour les ressources en eau et la prise en compte des besoins agronomiques ».

Le témoignage de Saïd Doumi illustre la tendance politique impulsée par Mohamed VI pour faire émerger une classe moyenne d’agriculteurs. Une politique qui a ses limites. En même temps que « la sécurité alimentaire est une priorité au Maroc, les pouvoirs publics essaient de réduire le stress hydrique par le recours à l’irrigation via la mobilisation de l’eau et l’amélioration des techniques d’irrigation ou l’utilisation de variétés plus résistantes à la sécheresse, résume Taabani. Mais cela ne suffit pas à satisfaire toute la demande et pour — en partie — la paix sociale des populations rurales vivant de l’agriculture, les autorités acceptent la surexploitation des ressources en eaux souterraines ».

Les petits agriculteurs les plus pénalisés

« La situation n’est pas désespérée pour les pays volontaristes, commente Franck Galland. Il faut conscientiser la population et l’inciter à baisser sa consommation domestique et agricole tout en limitant la production non vivrière ». Mohammed Taabani abonde dans le même sens : « Les rapports du GIEC prévoient + 2 à + 4 °C et une baisse des précipitations de 10 à 30 % à l’horizon 2080-2099 pour le Maghreb. Logiquement, les apports aux barrages et aux nappes baisseront d’autant. Compte tenu des priorités en matière d’accès à l’eau, c’est l’agriculture qui est la variable d’ajustement en termes de réduction des dotations. Par conséquent, ce sont les petits agriculteurs irriguant hors périmètres qui risquent d’être les plus pénalisés par le manque d’eau potable ».

Le géographe prédit :« Les autorités vont jouer sur le tarif au m3 pour inciter à la modération. En milieu rural cependant, les difficultés d’accès à l’eau potable vont persister. C’est pourquoi le recours aux eaux non conventionnelles semble inéluctable. L’énergie photovoltaïque combinée à l’éolienne en appoint aux centrales thermiques peut permettre le développement de petites usines de dessalement et réduire les coûts de production, mais cela implique de maîtriser la technologie pour la maintenance de ces équipements ».

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