Le grand vol des terres

Ritimo s’efforce de tendre des ponts entre les mondes sociaux, culturels et politiques, à travers l’outil de la traduction. Parfois, les articles sont trop longs pour les faires traduire. Nous vous proposons alors une synthèse en français du propos et des principaux arguments de l’article, et vous renvoyons vers l’article en langue originale pour approfondir la réflexion.
Ici, le résumé d’un article en anglais, qui porte sur l’histoire de l’expropriation des terres des communautés afro-étatsuniennes par des mécanismes légaux et des pressions extra-légales, qui jete un éclairage saisissant des enjeux qui sous-tendent le débat sur les réparations et compensations aux Noir·es dans ce pays d’Amérique du nord.

Des travailleur·ses noir·es pèsent le coton dans un champ à côté de Stoneville, dans le delta du fleuve Mississippi @Jimmy Smith (CC BY-NC-ND 2.0)

Au Mississippi, dans le vieux Sud des États-Unis où les plantations de coton ont vu passer des générations d’esclaves afro-descendant·es courber l’échine toute leur vie, la plupart des champs sont aujourd’hui la propriété de grandes entreprises multinationales qui investissent dans l’agro-industrie. Seules quelques familles de petit·es paysan·nes noir·es restent sur la terre de leurs ancêtres : avec l’accumulation des terres entre les mains de quelques grandes entreprises, là où 75 % de la population est afro-descendante, seuls environ 15 % sont propriétaires d’un bout de terre.

Cet article relate l’histoire de la perte et du vol, encadré par la loi, de ces terres ; l’histoire de l’héritage de biens mal gagnés qui sont devenus une partie structurante de l’histoire des États-Unis. La terre a d’abord été arrachée aux Peuples Premiers, par la force. Elle a ensuite été défrichée, arrosée, et rendue productive pour l’agriculture intensive grâce au travail des Africain·es réduit·es en esclavage, qui, après leur émancipation, deviendraient propriétaires d’une partie de cette terre. Au cours du dernier siècle, par différents biais –parfois légaux, souvent coercitifs, dans de nombreux cas légaux et coercitifs, parfois violents— plus de 12 millions d’hectares agricoles appartenant à des personnes noires sont passés aux mains de personnes blanches. Ces terres, concentrées dans des exploitations plus importantes, ont été ensuite regroupées dans des exploitations encore plus grandes, pour enfin attirer l’intérêt de Wall Street. Entre 1950 et aujourd’hui, 98 % des agriculteur·rices noir·es ont été dépossédé·es de leurs terres, non seulement par la force des changements économiques, mais aussi du racisme et du pouvoir local blanc.

La propriété de la terre a toujours été au cœur du conflit racial au Mississippi. Après l’affranchissement des esclaves, la plupart d’entre elles et eux ont économisé pendant plus de deux générations afin de pouvoir s’acheter la moindre parcelle de terre disponible et échapper ainsi au servage du travail « salarié » dans les plantations. Au tournant du XX° siècle, il y avait trois fois plus de propriétaires terrien·nes noir·es que blanc·hes. Et cela, malgré des obstacles de taille, comme l’accès au crédit dépendant de la bonne volonté des Blanc·hes riches de la localité ; les risques de la production agricole et des marchés lorsqu’il faut payer les crédits ; l’hostilité parfois très violente des propriétaires blanc·hes face à des Noir·es peu enclin·es à les brosser dans le sens du poil…

Cependant, entre 1950 et 1975, la terre aux mains d’Afrodescendant·es s’est réduite comme peau de chagrin. Cette « catastrophe silencieuse et désastreuse » a été encouragée par les politiques publiques au niveau fédéral : à partir du New Deal de Roosevelt en 1937 et via l’instauration de différents organismes au sein du Department of Agriculture, le gouvernement fédéral est devenu un « agro-gouvernement », l’investisseur principal fixant les prix et régulant de façon unilatérale. C’est à ce moment que les grandes plantations devinrent des exploitations agricoles industrielles, et que les petites exploitations s’effondrèrent. Or, dans le cadre de ces programmes étatiques, les fonctionnaires blanc·hes ont sciemment écarté les personnes noires de l’accès au crédit, aux subventions et aux travaux de métayage créées. En effet, les membres de comités locaux qui attribuaient l’argent et les crédits étaient élus localement à une époque où les Noir·es n’avaient pas le droit de vote. La différence de conditions et de montants des prêts accordés est flagrante et spectaculaire : la discrimination raciale a accéléré le déplacement et l’appauvrissement des paysan·nes noir·es. Ces disparités dans l’accès au crédit ont renforcé la position de pouvoir de propriétaires terriens blanc·hes, ce qui a été régulièrement utilisé comme levier de pression politique (obliger un paysan noir à renoncer à son activisme pour les Droits civiques, faire renoncer des opposant·es politiques noir·es), ou encore racketter les terres via des pressions illégales (discrimination, refus de prêt, intimidation et violence, orientation légale sciemment biaisée) autour des mécanismes légaux (programmes agricoles fédéraux, fiscalité agricole) dans le but de faire tomber les terres entre des mains de propriétaires blanc·hes.

Ces formes d’accaparements des terres, à une telle échelle et une telle vitesse, ne sont rien d’autre que du vol. Bien que l’époque de la lutte pour les droits civiques soit devenue le symbole de grandes victoires contre la ségrégation, certaines pratiques n’ont pas changé : la machine de l’enrichissement blanc s’appuie toujours sur la kleptocratie, et les personnes noires spoliées ont dû migrer vers des grandes villes comme Chicago ou Détroit à la recherche d’un emploi. Loin de s’assimiler à une grande conspiration, ce sont les milliers d’actions individuelles de personnes blanches, favorisées ou motivées par l’appât du gain, le racisme, les lois en place et les dynamiques du marché, qui ont conduit à cette situation –bien que le résultat corresponde, de fait, au rêve de certains suprémacistes blancs.

À partir des années 1970, l’effondrement des prix des produits agricoles et le taux d’inflation rampant ont plongé la région dans la crise de crédits agricoles, rendant impossible l’activité agricole moyenne sans soutien du gouvernement fédéral –toujours quasiment inaccessible aux personnes noires : en 1984 et 1985, sur les 16 000 paysan·nes soutenu·es par le Département d’ Agriculture étatsunien, 209 étaient noir·es –et les montants alloués à chaque Noir·es étaient bien en-deça de ce que les Blanc·hes recevaient (du simple au double ou au triple). De plus, face à la discrimination raciale à l’achat d’intrants, et à l’impossible accès à une coopérative pour réduire les coûts de transformation et emballage des produits ; même les agriculteurs aux reins solides qui résistaient jusque dans les années 1970, ont finit par céder une bonne partie de leurs terres au début des années 80. Ces pratiques discriminatoires de crédits et de prêts ont ainsi poussé les minorités et les agriculteur·rices désavantagé·es à abandonner leur terres.

Dans le sud des États-Unis, au climat chaud et humide, propice à l’agriculture intensive, de moins en moins d’héritier·es des agriculteur·rices blanc·hes veulent continuer à cultiver, et vendent leurs terres à des gros investisseurs financiers. Après la crise économique de 2008, la baisse du dollar a poussé d’importants fonds à chercher une protection contre l’inflation dans des secteurs plus larges, et l’investissement dans les terres agricoles a explosé. L’irruption de ces grands investisseurs institutionnels aux moyens conséquents sur le marché agricole a rendu, de fait, la compétitivité des petites exploitations insoutenable –confisquant le capital en terre à des générations entières, et ajoutant une strate de plus à des décennies d’accaparement des terres. Ainsi, les investisseurs de Wall Street ont trouvé une nouvelle catégorie d’actifs lucratifs qui trouve son origine en partie dans une spoliation massive des terres –avec un clair biais racial : entre 1920 et 1997, le nombre d’agriculteur·rices afro-étatsunien·nes a diminué de 98 %, contre 66 % pour le nombre d’agriculteur·rices blanc·hes.

À partir de la fin des années 1990, une série d’affaires judiciaires ont fini par donner raison aux familles d’agriculteur·rices noires, débloquant d’importants fonds de compensation pour pratiques discriminatoires de l’administration publique, avec dommages et intérêts. Cependant, la grande majorité des familles spoliées à l’époque de la lutte pour les droits civiques –période centrale de ce processus d’accaparement des terres— n’ont pas cherché à faire valoir leurs droits. Dans le sud des États-Unis, les régions de plus grande pauvreté et forte mortalité correspondent à celles où la spoliation a été la plus considérable. Dans la conversation au niveau national sur la question des réparations à la communauté afro-étatsunienne, l’exigence est que l’État fédéral assume sa responsabilité dans le processus d’extraction historique des biens, qui va bien au-delà de l’esclavage. La spoliation de l’agriculture des familles noires a représenté des centaines de milliards de dollars de pertes : l’écart de richesse entre les familles blanches et noires existe aujourd’hui en partie à cause de cette perte historique. Mais l’aspect économique du vol des terres n’est pas tout : sans cet accaparement historique des terres, le Mississippi serait aujourd’hui un État majoritairement noir, dont la destinée politique aurait été radicalement différente, ce qui aurait eu un impact certain sur le reste du pays. L’aspect socio-émotionnel du lien à la terre et à l’unité familiale est également à prendre en compte. Pour un peuple qui fut lui-même réduit, à une époque, au statut de bien immobilier, devenir propriétaire d’une parcelle de terre où y construire un chez-soi revêtait un aspect presque mystique. L’histoire du delta du Mississippi suggère que toute conversation autour des réparations doit prendre en considération ces aspects qualitatifs et immatériels. Et doit prendre en compte la terre.

Lire l’article entier en anglais, originellement publié par le journal The Atlantic