La Souveraineté technologique

Le concept de souveraineté technologique

, par HACHE Alex

L’un des problèmes les plus graves posés par les technologies numériques telles qu’elles se développent depuis la fin des années 1980 est sans conteste la concentration des technologies les plus utilisées entre les mains de quelques entreprises – Google, Apple, Microsoft pour citer les plus grandes – lesquelles ne se contentent pas de drainer et d’organiser la majeure partie des usages mais se servent de leur hégémonie, qu’elles verrouillent soigneusement juridiquement et techniquement, pour emmagasiner informations et données sur les utilisateurs.
Face à cette centralisation capitaliste, le développement de technologies libres pouvant garantir une souveraineté technologique (ST) aux populations est un enjeu de taille pour la démocratie numérique. Dans le présent article, Alex Haché revient sur les principes directeurs de la ST et propose un tour d’horizon théorique et pratique de quelques initiatives de développement de technologies libres pour mieux esquisser les limites et les défis qui se dressent aujourd’hui dans la lutte pour la souveraineté technologique.

J’ai commencé à me pencher sur le concept de la souveraineté technologique (ST) suite à un entretien avec Margarita Padilla qui a ébranlé ma conception du technopolitique et des motivations et aspirations derrière son développement. Ce texte définit ce que j’entends par ST, il décrit certains points communs concernant les initiatives qui contribuent à son développement et nous mène à nous questionner sur leur importance, chaque fois plus stratégique dans la bataille qui se joue contre le tout marché, la surveillance globale et la trivialisation des infrastructures de communication.

Un premier élément de la problématique ébauchée par la ST concerne la rareté des technologies libres. Comme le déclare Padilla : « Ces projets alternatifs que nous développons nécessitent une contribution. Aujourd’hui, nous n’avons pas les ressources libres nécessaires à tous ceux qui utilisent les ressources télématiques. De ce point de vue, nous avons totalement perdu la souveraineté. Nous utilisons les outils 2.0 comme s’ils étaient des dieux, comme s’ils étaient éternels, mais pour le bien ou pour le mal ils sont entre les mains d’entreprises qui peuvent s’écrouler » [1]. Concernant ces outils que nous utilisons de façon de plus en plus systématique, nous nous sommes demandé comment il était possible de déléguer avec autant de facilité notre identité électronique et son impact sur nos vies quotidiennes à des multinationales multimillionnaires, cauchemars kafkaïens : « Nous n’en sommes pas capables, car nous ne leur donnons aucune valeur. Sur le terrain alimentaire, ce serait la même chose, à la seule différence que les groupes d’autoconsommation s’organisent entre eux pour avoir un contact direct avec leurs fournisseurs. Alors pourquoi les gens ne s’organisent pas pour avoir leurs fournisseurs technologiques, en achetant directement le support technologique nécessaire à leur vie, tout comme ils achèteraient leurs carottes ? »

Pour comprendre la valeur que nous donnons à qui produit et maintient les technologies dont nous avons besoin, il convient de faire une analogie entre la ST et la souveraineté alimentaire. Ce concept fut introduit en 1996 par Via Campesina [2] lors du Sommet mondial de l’alimentation et de l’agriculture. Une déclaration ultérieure (Mali, 2007) la définit comme telle :

« La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables et écologiques, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires. Elle place au cœur des systèmes politiques et alimentaires les aspirations, les besoins et les moyens de subsistance de ceux qui produisent, distribuent et consomment des aliments, plutôt que les exigences des marchés et des entreprises multinationales. […] La souveraineté alimentaire suppose de nouveaux rapports sociaux sans oppression et inégalités entre les hommes et les femmes, les peuples, les groupes raciaux, les classes sociales et les générations. »

La souveraineté alimentaire rend la notion de ST plus compréhensible. Dans cette déclaration, il serait aisé de remplacer le mot « alimentaire » par « technologie » et « agriculteurs et paysans » par « développeurs de technologies ». D’autres lignes de fuites permettant de penser la ST nous mènent à nous demander : quelles facultés et envies nous reste-t-il pour rêver nos propres technologies ? Et pourquoi avons-nous oublié le rôle crucial de la société civile dans la conception de certaines des technologies les plus importantes de notre histoire récente ?

Nous définissons la société civile comme l’ensemble de citoyennes et collectifs dont les actions individuelles et collectives ne sont pas avant tout motivées par l’attrait du gain, mais par la volonté de répondre à des désirs et à des besoins tout en développant une transformation sociale et politique. Insistons sur le fait que la société civile et les technologies de l’information et de la communication (TIC) forment un duo dynamique. Pour pouvoir neutraliser certaines contingences propres aux mouvements sociaux comme le paradoxe de l’action collective [3], les structures politiques défavorables ou la rare mobilisation de ressources, la société civile a toujours développé des utilisations tactiques des TIC et des moyens de communication et d’expression en général. Comme par exemple : faire campagne pour mettre en évidence les luttes, les actions, les alternatives ; collecter des fonds et développer des mécanismes pour impliquer des volontaires et des participants ; étayer les processus pour créer une mémoire collective ; faciliter le transfert des connaissances et permettre à toutes l’accès à l’information ; améliorer l’administration et l’organisation interne du collectif ; fournir des services et des solutions aux utilisateurs finaux, etc.

De plus, la société civile ne s’est jamais limitée à l’utilisation passive d’outils technologiques développés par d’autres, à savoir des hommes blancs, riches et souvent sociopathes appelés Bill Gates, Steve Jobs ou Marc Zuckerberg ; mais elle a toujours contribué à la conception de ses propres outils, sous la forme de radios et télévisions communautaires, le lancement en orbite du premier satellite non militaire,, le premier portail de publication ouvert et anonyme, la libération de la cryptographie ou encore l’invention du logiciel et les licences libres.

Toutefois, tout ce que nous faisons aujourd’hui dans le cyberespace, avec un téléphone portable ou une carte de crédit, de plus en plus fréquemment et de manière plus persuasive, transforme nos identités électronique et sociale. Cette infinité de données compose notre graphe social dont l’analyse révèle quasi tout sur nous et les personnes avec lesquelles nous interagissons. Mais nous ne savons toujours pas ce qui nous manque pour prendre conscience de l’importance de pouvoir compter sur nos propres fournisseurs de technologies libres. Avons-nous besoin d’une hécatombe technologique comme la fermeture de Google et de tous ses services ? Ou suffit-il de savoir que Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, YouTube, AOL, Skype et Apple sont de mèche avec le Service national de la sécurité américain pour nous épier – le programme PRISM – pour changer nos habitudes ?

Pour neutraliser ces dynamiques, nous avons besoin d’une multitude d’initiatives, de coopératives, d’entreprises et de collectifs informels qui fournissent les technologies qui nous manquent et dont la conception nous garantit qu’elles ne sont pas là pour développer notre individualisme ou limiter nos libertés, sinon pour garantir nos droits en matière d’expression, de coopération, de vie privée et d’anonymat. Si nous souhaitons que les technologies prennent en considération ces garanties, il nous faudra les construire ou leur donner de la valeur, en contribuant à leur développement. Tout comme le soulignait le collectif hacktiviste Autistici/Inventati : « Libertés et droits ? Tu dois te battre pour eux, sur Internet aussi » [4].

404 not found – Veuillez nous excuser, nous créons des mondes !

La ST traite de technologies développées depuis et pour la société civile, ainsi les initiatives qui la composent créent des alternatives aux technologies commerciales et/ou militaires. Ses actions tentent de s’en tenir à des impératifs de responsabilité sociale, de transparence et d’interactivité, les degrés de confiance dont elles peuvent faire l’objet sont donc renforcés. Elles se fondent sur des logiciels, du hardware ou des licences libres parce qu’elles les utilisent ou les développent (les deux dynamiques coïncidant souvent), mais leurs caractéristiques vont au-delà de cette contribution. En d’autres termes, faire partie du monde libre et/ou ouvert ne signifie pas forcément faire partie du panorama de la ST.

Partant d’une approche critique des technologies, ces initiatives étudient également la façon dont nous nous mettons en rapport, interagissons et consommons les technologies de l’information et de la communication (TIC). Elles cherchent à comprendre comment il est possible d’affronter les coûts écologiques et sociaux qui retombent sur les centres d’extraction et de production, ainsi que la façon dont on peut démanteler l’obsolescence programmée [5] et élargir le plus possible la vie utile et l’efficacité de toute technologie, produit ou service. Dans une certaine mesure, elles cherchent aussi à faire face au fétichisme technologique, défini par le collectif Wu Ming comme ces discours et pratiques :

« où, quotidiennement, nous mettons uniquement l’accent sur les pratiques libératrices qui agissent sur le réseau, en les décrivant comme la règle, et implicitement les pratiques de subordination sont considérées comme des exceptions » [6].

Penser la ST, c’est aussi rechercher sous quel type de processus sociaux apparaissent les technologies et comment certaines amplifient nos degrés d’autonomie. Comment passe-t-on de la production d’une technologie à une technologie appropriée ou peut-être même réappropriée ? Chacune de nous est experte de sa propre relation avec les technologies. Nous pouvons donc, à ce titre, nous amuser à les analyser pour les réinventer. Les technologies quotidiennes, avec leurs processus de résolution des problèmes du quotidien ou des dispositifs plus complexes qui exigent une conception et une maintenance pour atteindre leurs buts. Les technologies polyvalentes qui proposent plusieurs fonctionnalités, des technologies numériques venues du cyberespace, mais aussi des technologies du genre et de la subjectivité. Nous pouvons également les définir ou les réduire à certains de leurs aspects, comme le fait qu’elles soient « utilisables » ou le fait qu’elles requièrent une implication et une attention particulière pour leur fonctionnement.

Un effort collectif mieux distribué vers notre souveraineté technologique démontre d’ores et déjà sa capacité transformatrice révolutionnaire. L’Association des astronautes autonomes soulignait l’importance de se réapproprier et de construire de nouveaux imaginaires concernant notre futur en déclarant : « Les communautés de gravité zéro sont à portée de main, seule l’inertie de la société empêche qu’elles soient formées, mais leur base est déjà créée et, nous autres, nous développerons la propulsion nécessaire ». La ST représente ces communautés en gravité zéro chaque jour plus près du décollage.