Les émeutes communautaires, stigmates des clivages religieux
Le plus souvent, les émeutes ne sont pas spontanées mais orchestrées par des individus ou organisations extrémistes, instrumentalisant la religion à des fins électorales. Le point de départ est souvent une provocation : musulman·es menant ostensiblement à l’abattage une vache, sacrée pour les hindou·es, ou hindou·es perturbant la prière du vendredi des musulman·es. Ces violences, visant également les chrétien·nes, sont nombreuses.
Parmi les événements les plus marquants figurent les émeutes de 1992 ayant entraîné la mort de 2 000 personnes. Elles ont fait suite à la destruction totale, par les organisations extrémistes hindoues (Shiv Sena et Vishva Hindu Parishad) et avec le soutien du BJP de l’ancienne mosquée de Babri dans la ville d’Ayodhya. Elle était supposément construite sur les ruines d’un temple s’élevant autrefois sur le lieu de naissance de Rama (héros de l’épopée mythologique du Ramayana).
Puis en 2002, l’État du Gujarat, dirigé par Modi, a été le théâtre de nouveaux massacres de musulman·es par les extrémistes hindou·es, faisant également plus de 2 000 mort·es, et commis avec le soutien avéré des autorités du BJP, impunies jusqu’à présent.
En février 2020, des milices ont semé la terreur dans les quartiers musulmans du nord-est de Delhi, où se déroulait une manifestation contre une loi discriminante sur la citoyenneté, détruisant commerces et mosquées et lynchant, voire abattant par balles des dizaines d’habitant·es.
Depuis 2014, le gouvernement Modi a conduit à une fragilisation de la situation des minorités. Profitant du retour au pouvoir du BJP, les groupes extrémistes du Sangh Parivar ont multiplié les campagnes de haine contre les musulman·es [1]. Celles-ci ont pris la forme de différents mouvements :
- « Ghar Wapsi » : vise à reconvertir des musulman·es à l’hindouisme sous prétexte qu’il s’agirait de leur religion d’origine.
- « Love Jihad » : ces groupes de miliciens propagent la rumeur selon laquelle de jeunes hommes musulmans seraient à l’affût pour séduire des femmes hindoues, les convertir de force et donner naissance à des enfants musulman·es. Ces « vigilantistes » patrouillent sur les campus pour empêcher les hommes musulmans de parler à des femmes hindoues, perturbent des cérémonies de mariage, attaquent physiquement des musulmans souhaitant épouser (ou ayant épousé) une hindoue.
- De même, les milices de protection de la vache ont intensifié leurs exactions contre des musulman·es soupçonné·es, souvent à tort, de consommer ou de trafiquer de la viande de cet animal sacré pour les hindou·es [2]. La sacralité de la vache et l’interdiction religieuse de la consommation de bœuf est instrumentalisée par l’extrême droite nationaliste. Des « milices du bœuf » traquent et lynchent les éleveurs bovins et les routiers transporteurs de bétail.
Tous ces drames ont un point commun : l’apathie des forces de police lors des exactions voire leur participation aux attaques contre les minorités (les sikh·es en 1984, les musulman·es au Gujarat en 2002 et à Delhi en 2021 et 2022). Cette complaisance s’explique par l’appartenance de la plupart des policiers à la religion majoritaire et leurs rapports avec les communautés en cause, mais aussi par l’application des instructions des autorités politiques du moment. Leurs auteurs sont affiliés à un vaste mouvement nationaliste hindou, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS – Association des volontaires nationaux). Le RSS se caractérise par un dense maillage de l’espace social, politique, et physique : ses deux millions de membres se retrouvent ainsi dans quelque 50 000 cellules (shakha), où se tiennent des séances d’entraînement sportif et paramilitaire (short kaki et salut fasciste), ainsi que des sessions de propagande au plus près des populations des villages et des quartiers [3].
De nombreux attentats, d’inspiration ethno-religieuse
L’Inde fait partie des pays les plus touchés par le terrorisme : au moins 20 000 mort·es et plus de 30 000 blessé·es depuis 1970 [4].
La question du terrorisme en Inde est complexe et en constante évolution. La plupart des attentats sont d’inspiration islamiste.
Depuis la partition en 1947, la question du Cachemire n’a eu de cesse d’être le point focal des tensions entre le Pakistan et l’Inde.
Dans les années 1980 et 1990, les attentats étaient généralement attribués aux divers mouvements de lutte pour un Cachemire indépendant (Jammu Cachemire Liberation Front) ou pour un rattachement de la totalité de la Province indienne au Cachemire pakistanais (Hizbul Mujahideen, créé par les services secrets pakistanais).
D’autres organisations ont suivi et rejoint le Front islamique international créé par Ossama ben Laden en 1998 et ont élargi leur combat au-delà de la cause cachemirie : le Harkat-ul-Mujahideen (HUM), le Harkat-ul-Jihad-al-islami (HUJI), le Lashkar-e-Toiba (LET), l’Al Badr et le Jaish-e-Mohammad (JEM). Ces organisations, plus ou moins liées à la mouvance et au discours d’Al-Qaïda, furent à l’origine d’attentats visant à tuer un maximum de civil·es. Suite à la lutte anti-terroriste déclenchée après les attentats du 11 septembre 2001, le Pakistan a été sommé par les États-Unis de ne plus soutenir ces organisations. Certains groupes semblent s’être alors repliés au Bangladesh pour rejoindre le Harkat-ul-Jihad al-islami (HuJI) en lien avec le Students Islamic Movement of India (SIMI), mouvement étudiant islamiste interdit en Inde.
Cette mouvance que les autorités, relayées par les médias, suspectent d’être responsable d’attentats récents, a entraîné en Inde un vaste mouvement de rejet de la population immigrée bangladaise, devenue le bouc-émissaire facilement identifié et stigmatisé alors même que la plupart sont présent·es depuis plusieurs décennies en Inde et en ont acquis la nationalité.
Nombre d’attaques proviennent de mouvements ethniques revendiquant l’indépendance ou davantage d’autonomie : tribus du Nord-Est (Mizos, Nagas), Tamouls basés en Inde (LTTE, ou Tigres tamouls), séparatistes sikh·es.
En dehors de ceux qui ont embrasé le Cachemire, les attentats les plus spectaculaires ont été l’attaque contre le Parlement à New Delhi en 2001, l’explosion simultanée de bombes dans des trains à Bombay en juillet 2006 (plus de 200 mort·es) et les attentats de Bombay du 26 novembre 2008 organisés par un commando du LeT (Lashkar-e-Taiba qui signifie « l’armée des pieux ») venu du Pakistan par la mer, ayant causé en trois jours 174 mort·es, dont une quarantaine de ressortissant·es étranger·ères et plus de 300 blessé·es. (Source : New York Times).
Tolérance religieuse et politique indienne : un mariage difficile
La spiritualité est au cœur de la vie indienne. Dans une étude du Pew Research Center [5] en 2017, toutes confessions confondues, 97 % des Indien·nes déclarent croire en Dieu et près de 80 % se disent même “absolument certain·es” que Dieu existe. 84 % des personnes interrogées estiment en effet que “pour être vraiment Indien·ne, il est très important de respecter toutes les religions”. L’hindouisme est en soi une religion polythéiste, et la tolérance et la liberté de culte restent bien ancrées. Au fil des générations, une certaine porosité s’est instituée entre l’hindouisme, la religion majoritaire, et les autres groupes religieux. Par exemple, la majorité des musulman·es et des chrétien·nes croient au karma et s’identifient à une caste, deux grands principes hindouistes. Bon nombre croient à la réincarnation. 29 % des femmes sikhes, 22 % des chrétiennes et 18 % des musulmanes portent le bindi, ce point de couleur collé entre les sourcils, pourtant d’origine hindoue.
Cependant quelle que soit leur obédience, dans cette enquête, plus de deux tiers des Indien·nes se disent défavorables aux mariages interreligieux. Seulement 13 % des répondant·es indiquent avoir un cercle d’ami·es mixtes au niveau religieux. 36 % des hindou·es ne voudraient pas de voisin·es musulman·es et 31 % refuseraient d’habiter à côté d’un·e chrétien·ne.
Il en ressort que la conception indienne de la tolérance religieuse n’implique pas le mélange des communautés religieuses. Beaucoup d’Indien·nes semblent préférer un pays ressemblant à une étoffe de patchwork, avec des séparations nettes entre les groupes.
Depuis la création de l’Inde, le pouvoir politique tente, avec plus ou moins de réussite, de naviguer entre les différentes tendances et communautés religieuses, afin de ne heurter ni les sentiments des un·es ni la susceptibilité des autres. Dans les discours, à chaque attentat, les hommes et femmes politiques au pouvoir rappellent systématiquement que l’objectif des terroristes est la discorde civile et réaffirment que le peuple indien ne cédera pas aux sentiments de haine.
Dans les faits, les gouvernements, tant au niveau fédéral qu’au niveau des États, ont adopté des lois qui restreignent la liberté religieuse des individus et des groupes.
La laïcité à l’indienne, inscrite dans la Constitution en 1976, n’impose pas, comme en France, de séparation radicale de l’Église et de l’État. Elle garantit la liberté religieuse et la nécessité de traiter les diverses traditions religieuses sur un pied d’égalité, avec bienveillance. Ainsi, l’article 25 de la Constitution garantit le droit de professer, pratiquer et propager la religion.
Malgré ces principes, l’Odisha a été le premier État indien à promulguer une loi anti-conversion (1967), suivi par le Madhya Pradesh (1968). Ces lois ont été dénoncées comme étant inconstitutionnelles, mais la Cour suprême en a pourtant jugé autrement, estimant dans un arrêt de 1977 que l’article 25 n’autorisait pas la conversion d’autrui.
11 autres États ont adopté ces restrictions : l’Arunachal Pradesh (1978), le Chhattisgarh (2000), le Tamil Nadu (2002), le Gujarat (2003), le Rajasthan (2006), l’Himachal Pradesh (2006), le Jharkhand (2017), l’Uttarakhand (2018), l’Uttar Pradesh (2021), le Karnataka (2022) et l’Haryana (2022). Dans ces États, toute personne impliquée dans la conversion d’un·e hindou·e peut être poursuivie en justice et risquer jusqu’à trois ans de prison.
Sous couvert de protéger la liberté religieuse des personnes défavorisées, il s’agit de contenir l’islam et le christianisme.
Constitutionnellement, l’État peut intervenir dans les pratiques religieuses quand elles sont perçues comme contraires aux valeurs du pays et aux droits fondamentaux des personnes.
À ce titre, aujourd’hui, 21 États, sur les 28 que compte l’Union indienne, interdisent l’abattage des vaches alors que traditionnellement ce sont les musulman·es qui tiennent les boucheries et les abattoirs. Ces lois ont donc occasionné de graves violences entre les communautés religieuses hindoues et musulmanes. Selon un rapport de l’agence internationale Reuters [6], 63 attaques de groupes d’autodéfense des vaches ont eu lieu en Inde entre 2010 et le milieu de l’année 2017, la plupart après l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Narendra Modi en 2014. 28 personnes - dont 24 musulmanes - ont été tuées et 124 blessées.
La religion, caractère discriminant dans l’accès à la citoyenneté.
Pour contrôler l’immigration, l’État d’Assam a créé en 2015 une immense base de données rassemblant les informations personnelles de près de 32 millions d’habitant·es. Celle-ci a conduit à la publication d’un Registre national des citoyens en mars 2019, excluant 1,9 million de citoyen·nes musulman·es, à présent apatrides.
Aussi le Citizenship Amendment Act (CAA), l’amendement à la loi sur la nationalité de décembre 1955 est promulgué en décembre 2019. Le texte autorise la naturalisation des immigré·es hindou·es, sikh·es, jaïn·es, parsi·es, chrétien·nes ou bouddhistes qui ont fui l’Afghanistan, le Pakistan ou le Bangladesh pour des raisons religieuses, arrivé·es en Inde avant le 31 décembre 2014 et y résidant depuis lors. Les musulman·es sont exclu·es de ces dispositions, ce qui rompt avec le principe de laïcité inscrit dans la Constitution.
Ces discriminations ont été très contestées en Inde et, sur le plan international, de nombreuses manifestations d’opposition ont fait l’objet de répressions policières [7].
Résurgence d’un véritable nationalisme hindou
Depuis plusieurs décennies, en effet, les nationalistes hindou·es travaillent patiemment à “hindouiser” la société, à mettre en œuvre l’hindutva : faire de l’Inde une nation exclusivement hindoue.
Les suprémacistes cherchent à effacer le passé musulman du pays. Iels changent le nom des villes et des rues à consonance musulmane. Même le symbole du pays, le grandiose mausolée du Taj Mahal, joyau de l’art musulman, a déclenché les foudres de ces nationalistes.
La liberté des institutions religieuses est aussi diminuée à travers la Loi sur la régulation des contributions étrangères (FCRA) qui réduit chaque année davantage les licences et les aides financières d’origine étrangère des ONG opérant en Inde.
Les institutions étatiques peuvent financer les écoles religieuses de leur choix et appliquer un droit privé en matière de mariage ou de succession différent en fonction de l’appartenance religieuse.
L’organisation politique de l’Inde se partage entre le parti du Congrès qui prône une hindutva douce et le BPJ, partisan d’une hindutva dure. Le président de ce dernier a bien compris que les violences inter-religieuses étaient un facteur important de succès électoral.
Le nombre de député·es musulman·es à la chambre basse du Parlement indien (la Lokh sabha) n’a jamais été aussi faible et les musulman·es ne représentent plus que 4 % des élu·es [8].
Ainsi, les principaux instigateurs des violences communautaires, à savoir les groupes et partis politico-religieux, ont donc malheureusement plus largement pignon sur rue que les défenseurs de la coexistence harmonieuse des courants religieux dans toute leur diversité. Et rien n’indique qu’un retournement de tendance majeur soit à l’ordre du jour.