Petit tour de la « Presse Pas Pareille » en Méditerranée

Le Ravi ravi quand Alger rit

, par Le Ravi , BOISTEL Sébastien, RICHEN Nicolas

Après la Tunisie et le Maroc, le Ravi continue sa tournée de la presse et des médias en Méditerranée avec une nouvelle étape au Maghreb, en Algérie.

Dessin de Loumis

S’il y a, à en croire le titre du brûlot qui déchaîne les passions des deux côtés de la Méditerranée, entre Paris et Alger, une « histoire passionnelle » (lire ci-dessous), que dire de celle entre l’Algérie et la région Provence-Alpes-Côte d’Azur ? Figure de cette histoire tumultueuse, le dessinateur Fathy Bourayou. Vingt ans après avoir fui son pays pour avoir autant tapé sur les généraux que sur les barbus, le voilà à l’origine du festival de la caricature de l’Estaque. Qui, cette année, aura une résonance particulière.

Pour celui qui officie dans nos colonnes, « le dessin, c’est un baromètre. C’est en Algérie que sont apparues les premières caricatures politiques du monde arabe. Mais aujourd’hui, il y a une véritable régression. Le dessin, il est pasteurisé. » Confirmation de l’un de ses confrères, Djamel Lounis : « Il y a en Algérie des lignes à ne pas franchir. La religion, la corruption... Et, au-delà de la censure, il y a l’autocensure. Quand on dessine, il faut soigneusement réfléchir pour faire passer son message tout en passant entre les mailles du filet. » Et s’il y a toujours le net et les réseaux sociaux pour partager les dessins retoqués, ce n’est pas sans risque : Tahar Djehiche a été poursuivi pour avoir publié sur Facebook des dessins sur le gaz de schiste. Il vient toutefois d’être acquitté.

119ème sur 180 du classement de Reporters sans frontières, l’Algérie ne fait pas mieux que ses voisins. Pour Alexandra El Khazen, de RSF, « si on se contente de regarder le nombre de titres dans les kiosques, on pourrait croire à une réelle liberté d’expression. Mais la plupart appartiennent à des hommes d’affaires liés aux intérêts de l’Etat dans un des rares pays arabes à conserver des pratiques monopolistiques, notamment en matière d’impression ou de distribution. » Mais aussi du côté de la pub.

En 2013, Mon Journal et son pendant arabophone, ont été saisis à l’imprimerie pour avoir osé parler de l’état de santé de Bouteflika. Souvenir de Fathy : « A la fin des années 80, on a lancé le Jeune Indépendant. Mais, quand on a voulu aborder la question de la torture, à l’imprimerie, on nous a dit : "On a du papier mais plus d’encre". Le lendemain, rebelote : "On a de l’encre. Mais plus de papier"… »

Les évolutions législatives, comme la récente « dépénalisation » du délit de presse, ne trompent personne. Surtout après la suppression, fin avril, sur la chaîne privée El Djazaïria, de l’émission satirique « Week-end » ayant osé évoquer le contenu du livre « Paris-Alger, une histoire passionnelle » (lire ci-dessous). Commentaire d’Abdou Semmar, le rédacteur en chef du site Algérie Focus : « On sait qu’en Algérie, la liberté d’expression n’est que de façade. Mais dans un pays où, durant la "décennie noire", plus de 150 journalistes ont été tués, qu’en 2015, une émission de télé puisse être ainsi supprimée nous a évidemment surpris. Après, cela ne peut que nous conforter. La violence de la réaction prouve qu’on a fait mouche. Et que, déjà, les lignes bougent. »

Pour lui, dans un pays où la chaîne publique est encore surnommée « l’unique » et où les chaînes de télé privées « n’ont même pas de statut légal », « malgré le manque de moyens et les cyber-attaques, c’est sur internet et les réseaux sociaux qu’on retrouve de la liberté ». Et pas seulement parce qu’on y lit El Manchar, l’équivalent algérien du site parodique Le Gorafi. Rédacteur en chef d’Algérie Focus, il évoque, outre un certain nombre de sites (comme TSA), les « envoyés spéciaux algériens », une communauté sur les réseaux sociaux qui promeut le journalisme participatif. Une initiative pas très éloignée de Chouf Chouf, un site qui compile des vidéos d’actualité sur l’Algérie.

Emblématique des relations tumultueuses entre la France et l’Algérie : Charlie Hebdo. Si le célèbre dessinateur Dilem a décidé de collaborer avec ce dernier et si Djamel Lounis a encore un souvenir ému de sa rencontre avec Wolinski lors d’un festival, des manifestations hostiles à l’hebdo satirique ont éclaté au lendemain de sa reparution. Abdou Semmar est amer : « On est un certain nombre à avoir dit notre solidarité avec Charlie. Mais, en France, on entend rarement des voix s’élever pour les journalistes et dessinateurs algériens… » En attendant, fin mai, c’est Jeannette Bougrab, éphémère compagne de Charb, qui a défrayé la chronique en qualifiant les militants du FLN de « terroristes ». Une histoire passionnelle, qu’on vous disait…

La triple peine

Rencontre avec Zak Ostmane, journaliste algérien réfugié en France pour avoir clamé son homosexualité et son opposition à Bouteflika.

« J’avais dessiné une mosquée avec, sur le minaret, un préservatif. Et ce commentaire : "Qu’Allah nous protège". J’ai dû quitter l’Algérie en moins de 48 heures », se souvient Fathy Bourayou. C’était en 1994. Depuis, non content de sévir dans les colonnes du Ravi, ce dessinateur a créé le festival de la caricature à l’Estaque.

20 ans plus tard, l’un de ses compatriotes, Zak Ostmane, a dû, lui aussi, quitter son pays en catastrophe pour trouver refuge à Marseille. Il faut dire qu’il est journaliste, opposant et militant LGBT. Et donc persona non grata en Algérie. « C’était devenu trop dangereux. Parce que j’ai participé au mouvement « Barakat ! » [« ça suffit », NDLR] contre la réélection pour un quatrième mandat de Bouteflika. Mais aussi parce qu’en 2013, j’ai publié un manifeste pour la dépénalisation de l’homosexualité », nous explique celui qui a aussi eu l’outrecuidance de soutenir une « Femen » tunisienne.

Depuis, raconte-t-il, « ma vie est devenue un véritable enfer. J’ai dû rester cloîtré chez moi. Pour ensuite devoir changer chaque soir d’endroit pour dormir. J’ai subi des menaces, des agressions. Et même une fatwa ! » Autant dire que, pour lui, en Algérie, les espaces de liberté, notamment d’expression, sont de plus en plus restreints.

Mais, pour ce trentenaire, c’est loin d’être une nouveauté : « J’ai été journaliste au Matin, l’équivalent en Algérie de L’Humanité. Mais, en 2004, mon rédacteur en chef a osé publier un livre sur Bouteflika. Il a été aussitôt arrêté et condamné. Et le journal suspendu. Après, j’ai tenté de continuer en freelance. Mais c’est vite devenu intenable. Parce qu’il y a eu, à l’encontre des anciens du Matin, une véritable chasse aux sorcières. »

Un journal qui, par le passé, déjà, avait payé un lourd tribut au terrorisme. C’est peu dire que les événements à Charlie ont douloureusement résonné chez notre confrère en exil : « A une époque, en Algérie, c’est tous les matins ou presque que l’on apprenait le massacre d’une rédaction. Alors, comment ne pas être solidaire ? »

« Coupables de dire  »

Après la censure, fin avril, de l’émission satirique à laquelle il participait, Abdou Semmar, le rédacteur en chef du site Algérie Focus, s’est fendu de cette tribune. Extraits.

« Nous ne sommes pas des héros. Pas des martyrs. Uniquement de jeunes journalistes qui aiment leur métier. Passionnés de vérité, assoiffés de liberté. Nous n’avons jamais osé donner de leçons, camper le rôle de « moralisateurs ». Nous avons misé sur le rire, la satire et la dérision.

Nous chantions notre malheur, blaguions sur nos hauts responsables pour les rendre, au final, plus humains. Il était temps d’arrêter de les considérer comme des divinités. Des personnages sacralisés à l’abri de toute critique. Vendredi 17 avril, j’ai jugé indispensable de révéler les informations véhiculées par « Paris-Alger, une histoire passionnelle. »

Un livre révoltant parce qu’il explique comment nos dirigeants cachent leur fortune à Paris et ailleurs en France. J’ai juste porté sur la scène publique ces informations pour inviter nos dirigeants à fournir des explications, à réagir. Au lendemain de cette émission, les téléphones de la chaîne n’ont cessé de sonner. Nous étions accusés de porter atteinte aux « symboles de l’Etat » !

Une question, une information, un commentaire est devenu, dans l’Algérie de 2015, une attaque contre les « symboles de l’Etat ». Nous avons été menacés, rappelés à l’ordre et accusés d’avoir commis des « dérives à répétitions ».

Les pressions sont montées crescendo. Ils voulaient nous réduire au silence, imposer leurs lignes rouges, nous contraindre à un compromis inacceptable. Notre liberté est trop chère pour accepter un quelconque diktat. Nous avons décidé d’aller jusqu’au bout.
L’émission a été réduite au silence. Une brise fraîche aux relents de liberté s’est arrêtée de souffler. Mais nous n’allons pas nous lamenter. Nous avons prouvé que les lignes rouges peuvent bouger. Qu’une bande de jeunes sincères peut déranger des dirigeants incapables d’affronter l’opinion publique. Qu’il est possible de faire de l’information libre et indépendante.

Nous ne regrettons pas notre engagement. Nos larmes céderont prochainement la place à la détermination. Celle de créer un autre espace d’expression. Nous avons été jugés, sans aucun procès équitable, coupables d’avoir dit. Nous acceptons de rester à jamais des coupables parce que nous assumons le fait d’avoir dit. »

Article publié initialement sur le site Le Ravi