Petit tour de la « Presse Pas Pareille » en Méditerranée

Le Ravi fait son printemps arabe

, par Le Ravi , ROUCHARD Samantha

Après un état des lieux de la presse et des médias « pas pareils » en Paca, le Ravi prolonge son exploration, tous les mois, en faisant le tour de la Méditerranée. Deuxième étape : la Tunisie.

Choisir la Tunisie comme deuxième pays pour illustrer la presse pas pareille en Méditerranée semblait une évidence… D’abord parce que le Forum Mondial des Médias libres (FMML) a choisi Tunis pour sa 4ème édition. Il va s’y tenir, avec le Forum Social mondial, du 22 au 28 mars prochain. le Ravi participera à ce forum où la presse indépendante du monde entier va réfléchir à une charte commune. Mais surtout parce que la Tunisie est le seul pays des révolutions arabes qui a réussi à accoucher d’une presse libre, même si cela s’est fait aux forceps… « C’est un modèle pour tout le Maghreb-Machrek », note Mohamed Leghtas, coordinateur du portail e-Joussour, basé au Maroc et qui co-organise le FMML.

Dessins de Nadia Khiari

Avant 2011, seuls les journaux contrôlés par l’Etat sont autorisés, pour les autres médias c’est la censure. Pendant la révolution, les réseaux sociaux - facebook et twitter avec le hashtag #sidibouzid - jouent un rôle crucial dans la transmission de l’information. Alors que les journalistes indépendants sont muselés, les cyber-citoyens prennent le relais et les vidéos amateurs sont pendant plusieurs semaines les seules images que le reste du monde pourra voir de la révolution du Jasmin, avant que le gouvernement ne censure le net et n’emprisonne de nombreux blogueurs.

Web et radios libres

Le blog indépendant Nawaat est fondé en 2004. C’est une tribune libre offerte aux cyber-activistes de tous bords qui s’opposent à la dictature de Ben Ali. Depuis la révolution, le site emploie une dizaine de journalistes (lire plus bas). La presse écrite comme ailleurs est en crise. Et les journaux qui servaient la soupe sous Ben Ali tentent aujourd’hui d’être un peu plus incisifs…

Les radios communautaires (associatives) qui existaient avant la révolution étaient censurées, mais depuis novembre 2011 (décret-loi 2011-116), les médias associatifs sont reconnus juridiquement. Radio 6 est l’une d’entre elles. Nozha Ben Mohamed en est l’une des fondatrices et actuellement la directrice. Tout démarre en 2007, de façon clandestine d’abord sur le web. Des années difficiles entre intimidations et agression physique. Depuis 2011, Radio 6 émet sur la FM, et a aujourd’hui de vrais locaux et 15 000 auditeurs permanents. Il existe 28 radios communautaires au total en Tunisie, dont 11 seulement ont une licence délivrée par la Haica (Haute autorité indépendante de la communication audio-visuelle qui existe depuis 2013). Radio 6 a pu bénéficier d’une aide financière de l’Unesco, de l’UE, d’Oxfam ou encore de l’Association mondiale des radiodiffuseurs communautaires (Amarc) pour se développer, mais ce n’est pas le cas de toutes les radios. Le syndicat des radios libres (STRL) réfléchit actuellement à un fonds commun auquel ils espèrent faire contribuer l’Etat.

Les télés indépendantes sont beaucoup moins nombreuses que les radios, par manque de moyens financiers. Certaines comme Astrolab TV n’émettent que sur le web. « Il y a énormément de pressions économiques et politiques, note Mahmoud Dawadi, président du Centre de Tunis pour la liberté de la presse (CTLP). Lors des dernières élections, de nombreux scandales concernant des chaînes de télévision qui se présentaient comme indépendantes mais travaillaient finalement pour le compte de partis politiques ont éclaté. » Les sources de financement « douteuses » ont surtout investi l’audiovisuel. La Haica a d’ailleurs décidé de se pencher sur le problème et de traduire en justice si nécessaire.

La menace du terrorisme

La Tunisie occupe la 126ème place du classement mondial de la liberté de la presse 2015 publié par Reporters Sans Frontières, (133ème en 2014 et 164ème à la veille de la révolution). Si les 7 places gagnées sont clairement liées au vote de la nouvelle constitution, les acteurs de l’information sont encore trop souvent mis à mal : violences policières, insécurité juridique pour les journalistes, [1] mise à mal des prérogatives de la Haica…

Les médias internationaux en parlent peu, trop occupés à regarder ailleurs, mais le terrorisme est très présent en Tunisie. « Il y a des attentats déjoués tout le temps et à nos frontières c’est la catastrophe. On ne s’habitue jamais à ça… Comme tous les Tunisiens, je suis menacée par l’obscurantisme et la bêtise. Parce que les gens libres dérangent », note Nadia Khiari, alias Willis from Tunis [2], devenue dessinatrice de presse avec la révolution (le dessin qui illustre cet article, c’est elle) et qui avec d’autres a créé le site internet satirique YakaYaka.org, dans l’espoir de voir naître un jour une version papier.

Les journalistes tunisiens qui ont montré leur soutien à la rédaction de Charlie Hebdo se sont vus directement menacés de mort. C’est le lot quotidien de Sofiane Ben Rafhat, journaliste indépendant : « Nous sommes surexposés, mais nous avons gagné la liberté de l’information, et même s’il existe des menaces financières et des envies pour certains de nous faire revenir à la case départ en nous réduisant au silence, à la soumission et à la compromission, les journalistes tunisiens restent bel et bien déterminés à faire leur travail. »

Nawaat, noyau de la révolte…

Riadh Guerfali, docteur en droit, est l’un des co-fondateurs du média collectif Nawaat (« noyau » en arabe) qui a vu le jour en 2004. Avec deux autres Tunisiens expatriés à l’époque, ils investissent leurs propres deniers pour faire fonctionner le blog qu’ils ouvrent à tous les opposants à la dictature de Ben Ali. « Nous sommes le seul média pluriel, c’est-à-dire qu’en une journée vous pouvez trouver un papier et son contraire, ce qui nous a valu toutes les étiquettes du monde ! Mais il n’y a pas pour nous meilleur hommage !, explique Riadh Guerfali. Passer par le net ça signifiait pouvoir répondre à la propagande officielle et pour la première fois, les citoyens luttaient à armes égales. Et on a compensé le manque de moyens par la créativité afin d’attirer l’attention du lecteur. »

Depuis 2012, ce sont les ONG qui financent le site via divers projets, vidéo notamment, ce qui a permis de recruter une dizaine de journalistes en plus des nombreux contributeurs citoyens qui participent. Libertés fondamentales, garanties constitutionnelles, développement de la démocratie, droits sociaux… autant de thèmes traités qui font partie des préoccupations de Nawaat. Si l’argent vient un jour à manquer, Riadh Guerfali n’est pas prêt aux compromis « car même sans financement, la vocation militante de Nawaat ne peut pas s’arrêter ».

« Le commando de la haine frappe le temple des libertés »

Sur son blog, Soufiane Ben Farhat commente l’actualité tunisienne et internationale. Aux lendemains de l’attentat de Charlie Hebdo, il livrait son ressenti. Extrait.

« […] "La mort de tout homme me diminue", disait le poète anglais John Donne. L’attentat contre Charlie Hebdo nous diminue, tous tant que nous sommes. L’évidence s’impose. La guerre terroriste est totale. Ici et là, on privilégie les exécutions ciblées, les attentats individuels, le passage au fil de l’épée de groupes entiers de gens. Leur unique tort est d’être, d’exister, de déranger les certitudes macabres des gens enrôlés dans les tueries, dressés pour éliminer le prochain, méthodiquement.

La France connaît, à sa manière, son 11 septembre 2001. Ses conséquences seront, à n’en guère douter, ravageuses. De nouveau, les extrêmes s’interpellent dans la danse macabre. L’action, instruit la physique, égale la réaction. Mais en politique, cela peut embarquer loin. Les vicissitudes d’Irak, d’Afghanistan, de Syrie en sont un navrant témoignage. Le monde vacille. Un peu partout, le parti de l’instinct dame le pion au parti de l’intelligence. Et un peu partout aussi, le mort saisit le vif. […]

D’un côté, les sanctuaires de la société civile, le temple des libertés, sont pris à partie. Affreusement. Dans le sang et dans les larmes. Les concepts fourre-tout et à géométrie variable sont ravageurs. Ils sont fondateurs de nouvelles dérives, de nouvelles grimaces de la peur. Telle la remontée des discours nihilistes sur fond d’approches réductrices et à l’emporte-pièce qui n’en finissent plus d’attiser le brasier rougeoyant sous les cendres.

Aujourd’hui comme hier, il faut savoir raison garder. Condamner sans la moindre hésitation. Éviter de caresser dans le sens du poil de la bête. Construire ensemble. Voir grand dans l’immensité du possible. L’homme est le vicaire de Dieu sur terre. Toutes les religions l’instruisirent. Encore faut-il que cet homme soit digne et de Dieu et des hommes. »

www.soufiane-ben-farhat.space-blogs.net

Article initialement publié sur le site Le Ravi