Le Gouvernement nicaraguayen rend illégaux les groupes féministes qui s’occupent des personnes les plus vulnérables

, par OpenDemocracy , VILCHEZ Dánae

Le régime de Daniel Ortega annule la personnalité juridique des groupes qui soutiennent les femmes pauvres et marginalisées.

Managua, Nicaragua
Crédits : Jesse the traveler via Flickr (CC-BY NC 2.0)

Des dizaines de groupes féministes au Nicaragua, qui fournissent une aide cruciale aux femmes vulnérables, ont été re-catégorisé par le gouvernement sous l’étiquette "agents étrangers" puis interdits, afin qu’ils ne puissent plus travailler.

À la suite de cette interdiction gouvernementale, d’après les activistes, les services de santé reproductive, les refuges pour les victimes de violence sexiste, les prêts et la formation pour les femmes rurales -pour ne citer-là que quelques activités menées par les féministes- se sont mis à disparaître.

"on est dans un délire de contrôle absolu", soutient Maria Teresa Blandón, éminente sociologue féministe, qui coordonne l’un des groupes touchésLa Corriente. Ce groupe mène des actions pour promouvoir les droits des femmes et des LGBTIQ. Les autorités "savent qu’il y a une pensée critique, la défense des droits de l’Homme et une ambition démocratique dans les organisations féministes", a-t-il déclaré à openDemocracy.

Le mois dernier, l’Assemblée nationale du Nicaragua, contrôlée par le parti au pouvoir, le Frente Sandinista de Liberación Nacional,a annulé la personnalité juridique de 50 organisations de la société civile, dont La Corriente et six autres groupes féministes.

Le régime de Daniel Ortega a interdit 267 ONGdepuis 2018, dont 40 organisations de femmes qui s’occupent de groupes vulnérables, selon l’Initiative méso-américaine des femmes défenseuses deshttps://www.ritimo.org/ecrire/ droits humains. Nombre d’entre elles ont été affectées par une loi de 2020qui oblige tout groupe recevant des fonds de donateurs internationaux à s’enregistrer comme "agent étranger".

Elle a refusé de se faire enregistrer au motif que cela était contraire à son droit d’association et à la Constitution nicaraguayenne.

"C’est une politique pour détruire toute forme d’organisation qui n’est pas sous le contrôle de l’État. Bien que nous n’ayons pas de perspective partisane, nous avons été identifiées comme un ennemi mortel du régime", déclare Blandon.
Depuis sa création en 1994, La Corriente dispense une éducation inclusive aux femmes et aux jeunes LGBTQI+ et gère des projets de développement. C’est l’une des principales voix qui dénoncent la violence contre les femmes et les personnes LGBTQI+.

Teresa Blandón affirme : "Les groupes de femmes, comme d’autres organisations de la société civile, accomplissent un travail que l’État ne fait pas, non pas parce que ce n’est pas leur responsabilité, mais bien parce que cela ne fait pas partie de leurs priorités".

Mais avec la révocation de leur statut légal, La Corriente et d’autres groupes ont cessé d’être éligibles au financement international, et ont dû fermer leurs activités.
L’avenir s’assombrit pour les femmes et la communauté LGBTQI+ sans ces groupes qui travaillent pour leur défense. Au Nicaragua, il n’y a pas de protection juridique pour les personnes LGBTQI+, le sexisme et l’homophobie sont très répandus. Au cours des quatre premiers mois de cette année, 22 féminicides ont été signalés (71 au total en 2021).

En 2018, il y avait 13 refuges pour les femmes et les enfants victimes de violence sexiste. Aujourd’hui, il n’en reste que trois d’ouverts, et ils travaillent dans la clandestinité, pour éviter la persécution gouvernementale, dit aussi à openDemocracy une source de l’Articulation Féministe du Nicaragua.

Des femmes sans accès aux soins

L’un des premiers groupes féministes à fermer boutique était aussi l’un des plus anciens, le Collectif des Femmes Matagalpa(CMM), créé en 1984 par des activistes de gauche. Il avait obtenu le statut légal d’ONG en 1990, pour travailler avec des femmes des communautés paupérisées du département de Matagalpa, une zone rurale ravagée par la guerre civile de 1980, l’ONG était financée par les États-Unis.
Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le Nicaragua est l’un des pays d’Amérique latine où les dépenses de santé publique sont si peu élevées. Seuls Guyana, le Honduras, le Venezuela et Haïti dépensent moins dans leur santé publique. Pendant des décennies, le CMM a fourni des services de santé reproductive et mentale, un soutien juridique et une protection contre la violence à plus de 10000 femmes chaque année.

"Nous avons toujours été une voix critique contre l’État, exigeant des pouvoirs publiques que les femmes aient des droits dans des domaines où l’État ne fait rien", déclare une des membres du groupe (qui a demandé à ne pas être nommée par crainte de représailles) à openDemocracy.

Le statut légal du CMM a été révoqué en août dernier, mais le harcèlement de l’État a commencé en avril 2018, lorsque des troubles populaires ont éclaté. Le groupe s’était impliqué dans les manifestations antigouvernementales qui ont été réprimées dans la violence par les autorités. (Selon la Commission interaméricaine des droits de l’homme, au moins 325 personnes ont été tuées, et le régime d’Ortega a été accusé de crimes contre l’humanité).

Trois membres d’origines étrangères du CMM ont été déportées et plusieurs Nicaraguayennes ont été contraintes à l’exil. Les activistes du groupe qui sont resté(e)s au Nicaragua sont victimes de harcèlement et de persécution.
"On nous a traité de terroristes, de lesbiennes, d’envahisseurs yankees ou de blanchisseuses d’argent", dit une militante du CMM. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Ortega en 2006, "les matagalpinos subissent une répression brutale, les paysans ont été assassinés mais des féministes font entendre leurs voix", ajoute-t-elle.
Cette militante craint que la fermeture du bureau du CMM et, par conséquent, l’arrêt de tous ses projets ne mette gravement en péril la santé féminine, et favorisent aussi la prolifération de la violence sexiste : "Le gouvernement pense nuire à ceux et celles qui travaillent dans ces organisations, mais cela porte en réalité préjudices aux femmes qui sont bénéficiaires de nos projets depuis des années".

Les paysannes abonnées

La Coordination des femmes rurales (CMR) était l’un des rares espaces officiellement organisés pour les femmes rurales au Nicaragua. Elle fournissait des prêts et une formation en agroécologie aux paysannes, tout en luttant pour une répartition plus équitable des terres agricoles.

Grâce à des fonds fournis par des organisations humanitaires internationales comme Oxfam,interdite de travail au Nicaragua en 2021, la CMR accordait des prêts aux femmes pour l’achat de parcelles ou de semences. Elle faisait aussi campagne en faveur d’une loi visant à créer un fonds destinés à fournir des terres aux femmes rurales (20 % seulement des propriétaires sont des femmes, selon le dernier recensement agricole). La loi a été adoptée en 2007, mais n’a jamais été appliquée par le gouvernement.

Le statut juridique de la CMR a été révoqué en mai, ce qui signifie que plus de 600 femmes ont perdu leur soutien dans le nord-est du Nicaragua.

"Grâce à nos projets, les femmes pouvaient accéder au crédit par l’intermédiaire des coopératives. En effet, c’est déplorable mais, les banques ne prêtent pas aux agricultrices. Malheureusement, nous ne pouvons plus les aider maintenant", explique Maria Teresa Fernandez, présidente de la CMR, à openDemocracy.

Les féministes, « ennemies d’État »

Les groupes de défense des droits des femmes nicaraguayennes s’opposent à Daniel Ortega depuis 1998, date à laquelle sa belle-fille Zoilamérica l’a accusé d’abus sexuels ; les féministes ont soutenu la victime et ont exigé justice. Ortega et son épouse Rosario Murillo ont lancé une campagne contre elles, les qualifiant de meurtrières financées par l’"empire yankee".

Ancien combattant de la guérilla de gauche pendant la révolution sandiniste de 1979, Ortega a été président dans les années 1980 puis réélu en 2006. Alors qu’il se transformait en un dirigeant de plus en plus autoritaire, il a réussi à maintenir une rhétorique de gauche tout en forgeant une alliance étroite avec les conservateurs, soutenant par exemplel’interdiction totale de l’avortement au Nicaragua en 2006.
Téresa Blandón, de La Corriente, qui était une sympathisant de la Révolution sandiniste, souligne la culture machiste répandue d’Ortega et d’autres dirigeants sandinistes, désireux de conserver leurs privilèges.

"L’alliance entre le féminisme et la gauche a été une union malheureuse parce que nous [les femmes] étions très fidèles, et les dirigeants de la révolution n’ont pas écouté nos propositions", affirme-t-elle. " La rupture était inévitable, et ce n’était que le début d’un conflit qui s’est aggravé".

Les groupes féministes ne sont pas les seuls concernés. Le militantisme social et en faveur des droits de l’homme en général est en baisse au Nicaragua, de nombreux autres groupes ont cessé leurs activités par crainte du gouvernement, dit un récent rapport local.

En l’absence de projets à mettre en œuvre et d’opportunité pour collecter des fonds, les féministes cherchent d’autres moyens de maintenir leur travail et leur résistance. Le CMM continuera à soutenir les efforts de la communauté pour s’organiser et dénoncer "les violations des droits de l’homme et l’autoritarisme", annonce-t-elle à openDemocracy.

"Les femmes nous disent qu’on ne peut pas nous enlever le savoir", a déclaré Fernandez de la CMR.
Quant à Blandon, elle assure que La Corriente survivra, car "le féminisme ne dépend ni de fonds ni d’espace physique. Notre travail continuera parce qu’ils ne peuvent pas nous enlever le droit de penser et de construire une conscience critique", argue-t-elle finalement.

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Initialement publié le 1er juin 2022 sur le site d’OpenDemocracy, cet article a été traduit par Emilie F., traductrice bénévole pour ritimo.
Cet article est également disponible en anglais sur notre site.