Le « Big data » : allié ou ennemi des petits agriculteurs ?

, par Equal Times , VILLADIEGO Laura

A Madagascar, des femmes plantes du riz. La plupart des fermes ne sont pas mécanisées, surtout dans les pays du Sud. Crédit : Rod Waddington (CC BY-SA 2.0)

Lorsque l’on pense aux technologies agricoles, on pense souvent aux tracteurs et aux moissonneuses-batteuses. Aujourd’hui, cependant, on peut voir des drones survoler les cultures pour détecter les anomalies, des capteurs qui surveillent la température ou l’humidité du sol, des algorithmes qui fournissent des conseils sur la quantité d’engrais ou de pesticides à utiliser ou encore des systèmes de chaînes de blocs (« blockchain ») qui permettent de suivre un produit depuis son origine jusqu’au consommateur.

Les technologies se développent rapidement dans les campagnes grâce à l’agriculture dite numérique, un secteur qui, selon le cabinet de conseil PA Consulting, devrait atteindre 15 milliards de dollars (12,582 milliards d’euros) de chiffre d’affaires d’ici 2021, soit trois fois plus que les 5 milliards de 2015. Le cabinet de conseil estime que cette croissance comprend la valeur des logiciels, les algorithmes, les plates-formes et la relation entre l’agriculture et les équipements technologiques. L’une des clés de cette croissance réside toutefois dans la collecte d’un volume massive de données, en l’occurrence sur les conditions et les caractéristiques des cultures, en vue de leur traitement, processus connu sous le nom de mégadonnées (« Big Data »).

Cette technicisation de l’agriculture a reçu un accueil favorable du grand public qui la considère comme l’une des clés de la lutte contre l’urgence climatique et de la recherche de denrées alimentaires en suffisance pour nourrir une population croissante. « L’argument dominant est que le numérique est bon pour tout le monde », explique Neth Daño, directrice pour l’Asie du groupe d’action sur l’érosion, la technologie et la concentration ETC, une organisation qui surveille l’impact des technologies sur l’agriculture.

Accès à la technologie

Selon la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la production agricole doit augmenter de 70 % par rapport au niveau de 2005 en vue de nourrir les 9,1 milliards d’habitants que devrait compter la planète en 2050.

Pourtant, même si ces technologies pourraient aider de nombreux agriculteurs à s’extirper de la pauvreté et des populations à se nourrir à moindre coût, elles comportent aussi des risques, déclare Mme Daño. « Ce discours est hyper exagéré », assène-t-elle. « Ce qui m’inquiète, c’est le problème de l’accès à ces technologies. N’oublions pas que le numérique dépend de la connectivité au réseau », poursuit Mme Daño.

Moins de 54 % de la population mondiale a accès à Internet selon l’Union internationale des télécommunications. Toutefois, les différences entre les pays du Nord et du Sud sont importantes. Ainsi, dans les pays dits développés, l’accès atteint 86,6 % de la population, alors que dans les pays figurant sur la liste des pays les moins avancés, il n’est que de 19 %.

Dans le cas de l’agriculture numérique, l’étude de PA Consulting révèle une tendance similaire. Ainsi, le potentiel de croissance le plus élevé est prévu en Amérique du Nord (33 % du total), suivie de l’Europe (24 %) puis de l’Amérique du Sud (19 %).

Cependant, même dans les pays les plus riches, le recours à l’agriculture numérique reste minoritaire. Ainsi, aux États-Unis par exemple, moins de 20 % de la surface cultivée est gérée avec des technologies agricoles, et ce, en raison des « coûts élevés de la collecte de données précises sur les terres », indique une étude de la société de conseil Accenture, qui propose divers services dans le domaine des technologies appliquées à l’agriculture.

« L’agriculture de précision est en fait conçue pour la grande agriculture industrielle. L’agriculture de précision n’est aucunement destinée aux petits agriculteurs ou à ceux qui font de l’agro-écologie », ajoute Mme Daño. « Lorsqu’ils le prétendent, c’est de la propagande », poursuit-elle.

Ainsi, le but ultime des données est de connaître les besoins de chaque exploitation agricole en vue d’adapter l’approvisionnement en intrants, tels que les engrais, les pesticides ou les machines elles-mêmes.

Pour Kartini Samon, responsable pour l’Asie de l’ONG GRAIN, ces technologies sont susceptibles d’exacerber la « fracture numérique », car l’accès à ces outils sera plus difficile pour les petits agriculteurs. « La qualité de cette agriculture de précision dépendra de la qualité des informations recueillies et ceux qui ne peuvent pas se permettre ces technologies ne seront pas en mesure d’effectuer des mesurages de cette façon », explique Mme Samon. « Ils ne recevront pas ces types de conseils aussi précis », explique-t-elle.

Par ailleurs, poursuit-elle, ces types de technologies sont de nature à promouvoir une agriculture basée sur les monocultures, car la collecte de données y est beaucoup plus efficace que sur des propriétés plus petites présentant une diversité de cultures. « Les données que les entreprises recueillent dans les petites exploitations agricoles sont de très mauvaise qualité », explique Kartini Samon. « La collecte et l’analyse des données sont plus simples dans les monocultures. Par conséquent, si vous cultivez plusieurs espèces, vous ne recevrez pas de recommandations aussi précises ».

Un marché pour une poignée d’entreprises

Un rapport de la Confédération syndicale internationale sur la numérisation et son impact sur le marché du travail indique que l’un des principaux risques liés à l’avancée technologique dans le secteur agricole est l’intégration verticale et horizontale croissante de l’industrie, avec des conglomérats de plus en plus importants contrôlant une proportion toujours plus grande de la chaîne. Cette montée en puissance des entreprises technologiques dans le secteur pose de nouveaux défis à ceux qui dépendent d’une agriculture à petite échelle pour leur subsistance, souligne le rapport.

« Lorsque les données deviennent un actif clé dans une industrie […] la crainte existe qu’un nombre de plus en plus restreint d’acteurs aient de plus en plus de pouvoir », a déclaré à Equal Times Duncan McCann, chercheur du groupe de réflexion Fondation pour la nouvelle économie (New Economics Foundation) et auteur du rapport.

Cette tendance s’observe déjà dans le secteur et, ces dernières années, plusieurs grandes entreprises agroalimentaires ont fusionné, créant ainsi « un petit nombre de mégasociétés », comme les appelle McCann.

En 2017 par exemple, l’entreprise publique chinoise ChemChina a racheté Syngenta, l’un des leaders mondiaux du marché des semences et des pesticides, créant ainsi l’un des plus grands conglomérats du secteur. Au même moment, ChemChina rachetait Sinochem, une autre entreprise publique chinoise spécialisée dans les produits agrochimiques. Toujours en 2017, l’entreprise chimique Dupont a fusionné avec l’un de ses principaux rivaux, Dow Chemical, créant ainsi trois entreprises indépendantes, dont une spécialisée dans l’agriculture, appelée Corteva Agriscience.

Un an plus tard, Monsanto, la très controversée entreprise qui a inventé le glyphosate, a fusionné avec la société pharmaceutique Bayer, qui s’était déjà lancée dans l’agrochimie auparavant. En 2013, Monsanto avait elle-même acheté The Climate Corporation, une société d’agriculture numérique, tandis qu’en 2016, Bayer acquérait Planetary Resources, une entreprise d’extraction minière spécialisée dans les astéroïdes qui, selon le groupe ETC, a été utilisée pour mesurer la température et l’humidité des sols.

Les entreprises agroalimentaires traditionnelles ne sont toutefois pas les seules à repérer une activité porteuse dans le domaine des données agricoles. « Certains acteurs non conventionnels des systèmes alimentaires dont l’activité est fondée sur le numérique fusionnent avec ces entreprises », explique Neth Daño. L’un des exemples les plus notoires est celui d’IBM, qui en 2015 a racheté The Weather Company, une société spécialisée dans les informations climatiques, et a créé l’unité Watson & Cloud Platform.

En 2019, la société a annoncé qu’elle étendait ses activités avec la plate-forme Watson Decision Platform for Agriculture afin de fournir un service de données et d’analyse météorologique aux agriculteurs. L’entreprise elle-même a reconnu dans un communiqué de presse que les données étaient sa priorité. « Aujourd’hui, les agriculteurs ne se contentent pas de cultiver des aliments, ils cultivent aussi des données », déclarait Kristen Lauria, alors directrice générale de Watson Media and Weather Solutions, dans ce communiqué de presse. « Toutes ces consolidations dans le secteur agrochimique et technologique reposent sur la question de savoir qui maîtrise les mégadonnées », ajoute Mme Daño.

Duncan McCann souligne également certains risques supplémentaires tels que la numérisation de la distribution des aliments, qui crée des « problèmes de réglementation et de reddition de comptes », ou l’utilisation de nouvelles formes de bio-piratage, c’est-à-dire l’appropriation ou l’exploitation commerciale non éthique de ressources biologiques spécifiques à une région ou à un ou plusieurs groupes autochtones déterminés. « Certains défis se posent en termes de juridiction des pays, lorsque les entreprises sont désormais en mesure de personnaliser, d’assembler et aussi d’apporter des modifications très spécifiques aux gènes et aux séquences de ces cultures », déclare M. McCann. « Ce qui nous inquiète le plus maintenant, c’est qu’une entreprise soit capable d’assembler quelque chose de très similaire à une culture locale importante, et qu’elle soit autorisée à protéger cette culture en contournant la législation [locale] ».

Pourtant, les technologies peuvent également apporter des avantages aux petits agriculteurs lorsqu’elles sont utilisées à bon escient.

Ainsi, la technologie de la chaîne de blocs est utilisée pour reconnaître les titres de propriété foncière de groupes minoritaires. Les applications de livraison sont utilisées pour distribuer directement des denrées alimentaires en vertu de principes de proximité et de durabilité, y compris dans les pays du Sud.

Pour ce faire, il faudrait réglementer les mégadonnées, ce que le gouvernement chinois est seul à faire pour l’instant, et donner un espace politique pour que les voix des agriculteurs puissent être entendues, assure Neth Daño. « Il n’y a désormais plus de place pour les agriculteurs », estime l’activiste. « Il devrait appartenir aux agriculteurs eux-mêmes de définir les parties de ces technologies sont avantageuses pour eux », conclut-elle.

Lire l’article original sur le site d’Equal Times